Le numérique, source d’espoir pour la jeunesse du Sud Global edit

Dans le Sud global, où réside aujourd’hui la plus grosse partie des générations montantes, les potentialités offertes par la numérisation du monde constituent une source d’espoir pour la jeunesse. Telle est l’affirmation de Payal Arora, spécialiste de la culture de l’IA à des fins inclusives, professeure à l’université d’Utrecht, dans un livre publié en 2024[1]. S’appuyant sur une abondante littérature de sciences humaines, et sur ses propres enquêtes au Brésil, en Inde, en Afrique du Sud, au Mexique, etc. l’auteure prend à contre-pied le pessimisme et le discours moral culpabilisant appliqué à l’univers de la Tech et aux réseaux sociaux chez les couches éduquées de l’Occident, et développe une analyse optimiste. Cette riposte cinglante à la complainte occidentale sur les dangers du numérique mérite d’être écoutée et ouvre nombre de questions.
« Les plateformes numériques, en dépit des risques qu’elles comportent, sont infiniment plus flexibles que les institutions et les normes culturelles des pays concernés. » Les jeunes du Sud Global accèdent par braconnage aux plateformes numériques crées et gérées par l’Occident, démantèlent les architectures algorithmiques, crackent les codes, s’inspirent de la créativité venue d’ailleurs, inventent et piratent les contenus, contournent les contrôles étatiques, et construisent leurs propres outils pour apprendre, s’exprimer et agir.
Les explorations de cette anthropologue d’origine indienne couvrent plusieurs domaines : l’éducation et l’information, notamment l’information médicale ; l’accès à l’emploi et la création d’entreprise, les activités du small business, l’expérimentation de nouvelles techniques pour l’agriculture ou de l’énergie solaire, et point d’orgue, la vie privée dans ses diverses dimensions, les relations amoureuses, sexuelles et plus largement tout ce qui relève de l’intime, de l’identité et de la réflexivité.
À l’appui de sa démonstration pullulent les exemples d’usages inattendus. Ainsi, faute de pouvoir changer des systèmes sociaux marqués par de fortes inégalités d’accès à l’école par l’argent et par la préférence masculine, les jeunes filles (et parfois leurs parents) utilisent les outils digitaux pour accéder au savoir, à un bien-être physique ou moral, et pour nourrir leur imaginaire dans des directions que les États et les idéologies leur refusent. Payal Arora cite l’exemple d’une petite fille indienne qui, grâce à une captation en ligne par son portable, suit l’enseignement prodigué à son frère dans son école privée. Autre exemple : des femmes interdites d’éducation et d’accès au monde extérieure par les talibans résistent à ce traitement médiéval en se distrayant et en créant des vêtements à partir des tutoriels proposés par Instagram. Dans ces contrées éloignées, le monde de réseaux est devenu la nouvelle machine à rêves, un moyen d’évasion pour des individus enfermés dans des structures sociales archaïques qui limitent fortement les libertés et n’offrent aucune chance d’échapper à un destin de genre ou à un enfermement social. Il permet aux jeunes du Sud global de penser et d’envisager différemment leur vie, d’échapper à la solitude, de nouer des relations au-delà de leur village ou de leur quartier, et de créer du collectif pour défendre des causes (émancipation des femmes ou des minorités, éducation sexuelle, information sur la santé, etc.).
L’anthropologue, par ses cours et ses nombreuses interventions de conseils dans des pays en développement (elle collabore avec des startups, des ONG, des établissements éducatifs) accompagne ce mouvement et propose à ses intervenants d’imaginer et de construire des projets à partir des outils numériques mis à disposition par les plateformes, des solutions « for good » : réduction de la fracture numérique, ou amélioration des conditions de travail, surveillance sanitaire pour détecter les épidémies, suivi de la santé des personnes âgées, et repositionnement de l’économie en l’adaptant aux pays du Sud Global (économie circulaire et plus généralement la « doughnut économy » qui met au centre le facteur humain et l’environnement).
Elle puise maints exemples dans le secteur agricole et l’environnement : mise au point d’un système conçu par Intel, The Guard AI camera, permettant aux gardes des parcs nationaux en Afrique de traquer les braconniers des animaux sauvages ; utilisation de drones pour détecter la présence des insectes invasifs dans des fermes du Punjab ; installation de colliers pour les rhinocéros et surveillance de l’espèces ; distribution de détecteurs portables pour surveiller la santé dans le monde rural du Malawi.
Payal Arora examine aussi des opérations plus politiques : par exemple, le sabotage des systèmes mis en place pour surveiller l’activité des travailleurs. Ce livre pèche à l’évidence par l’absence de données statistiques, l’auteure parle parfois de population marginale (combien de personnes sont touchées ?) : globalement, l’objectif est de faire valoir la perspective libératrice de l’IA pour la jeunesse des pays en transition.
Son approche est d’ordre pratique et s’écarte d’une perspective d’ordre moral : ainsi elle traite l’ouverture à la pornographie plutôt comme une avancée (ce qui pour un esprit occidental mérite discussion). Pour elle, la digitalisation du monde introduit nécessairement un regard transculturel, et au lieu d’entrer dans des considérations éthiques, elle préconise d’abord de réfléchir aux technologies qui favorisent l’émancipation, l’amélioration des conditions économiques et le bien -être des individus dans cette partie du monde. En fait, elle suggère un remodelage du Sud global par une jeunesse certes enfermée localement, mais en quête d’éducation et d’émancipation grâce à sa dextérité à s’approprier les opportunités offertes par le numérique. Son projet s’inscrit dans la culture du feel good et promeut bien des aspects d’une politique altermondialiste qui ne camperait plus dans une radicalité du refus, mais s’attacherait à explorer des voies nouvelles.
Ce livre retient l’attention car tout chercheur sur les usages de l’Internet, y compris en Occident, ne manque pas d’être frappé par les espoirs qu’une grande partie de la jeunesse populaire, y compris dans les pays développées, met dans ces outils : se désenclaver, accéder à des informations qui ne lui sont pas spontanément accessibles, explorer les possibilités d’emploi et de création de mini entreprises, pouvoir s’évader, rejoindre, même de façon assez fictive et illusionnée, ce monde lointain de la culture urbaine qui scintille comme autant de promesses. Mais, second point tout aussi percutant, en aucun cas, Payal Arora, ne mentionne des tentatives de contestation politique directe, et donc d’appels au renversement des gouvernements autocratiques du Sud par des blogueurs activistes comme ce fut le cas dans les années 2010-2011 : comme si la répression impitoyable contre les rebellions arabes s’était soldée par un sentiment d’impuissance à agir par cette voie.
Publié en 2024, ce livre paraît aux antipodes de l’évolution des Géants de la Tech, telle qu’elle s’est révélée en 2025 : solidaires de la trumpisation du monde, plus que jamais adeptes d’un libertarisme poussé à ses extrêmes où la liberté de communication à elle seule finaliserait et transformerait les sociétés (voir l’interview de Peter Thiel, « A time for truth and reconciliation », Financial Times, 10 janvier 2025). Même si la Silicon Valley n’a pas entièrement basculé dans le culte MAGA, même si certains dirigeants se retrouvent sans doute dans cette vision libertaire et bienveillante de l’IA, une vision enfouie dans l’archéologie de l’Internet, qui soutient aujourd’hui cette vision altermondialiste de l’IA ? Qui pense encore ainsi dans le monde de la Tech, en dehors de ses cercles périphériques et du secteur non-profit ?
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Payal Arora, From Pessimism to Promise: Lessons from the Global South on Designing Inclusive Tech, MIT Press, 2024.