L’antisémitisme contre les universités edit
Parmi les manifestations d’antisémitisme universitaire qui viennent d’assombrir la rentrée, retenons-en deux. La première, un meeting à l’Université Paris VIII, a fait applaudir la « figure glorieuse » du terroriste George Ibrahim Abdallah, condamné pour les attentats en France en 1982, ainsi que la dirigeante du FPLP,Abbou Daqqa ; et quand l’oratrice à la tribune posa cette question rhétorique : « Condamnez-vous le 7 octobre ? », l’assemblée s’écria « Non ! » Après la diffusion d’une vidéo embarrassante, une enquête fut toutefois décidée.
La seconde, plus feutrée, concerne l’annulation d’une conférence : la sociologue Eva Illouz, directrice de recherche à l’EHESS, devait, à l’invitation du Love Lab de l’Université Érasme à Rotterdam, faire un exposé sur le thème Amour romantique et capitalisme, et voilà qu’un mail non signé annule l’invitation au motif implicite que l’université boycottait les universités israéliennes et qu’elle avait naguère dispensé un cours dans l’une d’entre elles. Inutile de rappeler qu’Érasme prônait la tolérance, ni que le Love Lab se veut naturellement inclusif ; que l’amour romantique n’a rien de particulièrement sioniste, ni même qu’Eva Illouz a publié en 2024 Après le 8 octobre. Généalogie d’une haine vertueuse (Tract, Gallimard), où elle décrit comment le pogrom du 7 octobre a déclenché une mondialisation de l’antisémitisme dont la voici victime. Les collègues lui certifièrent que l’annulation avait été décidée « démocratiquement », et elle remarqua : « Il est très réjouissant qu’une décision véritablement antisémite ait été prise de manière démocratique et équitable. » L’antisémitisme feutré n’est cependant pas moins inquiétant que l’antisémitisme ouvert, car il en étend la portée.
Depuis le pogrom du Hamas le 7 octobre 2023, on a déploré un peu partout de nombreux faits d’antisémitisme, allant des injures et menaces et aux agressions physiques, complétées par diverses actions contre la liberté d’expression des étudiants et enseignants juifs ou jugés tels. Elles sont généralement rapportées au militantisme dit « propalestinien », mais cette explication semble un peu courte, car les manifestations d’antisémitisme qui ont affecté les universités occidentales vont bien au-delà de la critique de la politique du gouvernement israélien.
Elles ont été favorisées par un racialisme renouvelé et un postféminisme paradoxal qui ont trouvé une synthèse dans une idéologie intersectionnelle bizarrement islamophile. Largement répandue et soutenue par les tutelles, elle a trouvé un relai institutionnel dans des studies (identitaires, comme les Gender Studies, Black Studies, etc.), mais s’est diffusée bien au-delà.
Les universités modernes remontent aux Lumières. Alors qu’auparavant les enseignements supérieurs restaient pour l’essentiel sous le contrôle des églises catholiques ou réformées, c’est au début du XIXe siècle que les juifs furent dans plusieurs pays d’Europe admis à une pleine citoyenneté. Parallèlement, avec le mouvement intellectuel de la Haskala, que l’on appelle les Lumières juives, l’intérêt pour les disciplines profanes se développa parmi les intellectuels juifs qui devenaient, comme Moses Mendelssohn ou Friedrich Heinrich Jacobi, des protagonistes des grands débats. Ils purent participer à la vie universitaire comme étudiants, voire comme professeurs, à l’exemple de Julius Fürst à Berlin. Organisées en fonction du programme de Wilhelm von Humboldt, les nouvelles universités s’ouvrirent aussi à de nouvelles disciplines, comme les sciences de la culture.
Si les discriminations politiques et religieuses se relâchèrent au cours du XIXe siècle, l’antisémitisme ne disparut pas pour autant, bien entendu, et, par exemple, l’affaire Dreyfus divisa les milieux universitaires. En outre, un nationalisme « ethnique » radical put s’opposer à la légitimité des juifs dans le domaine de la pensée[1]. Au procès en illégitimité se joignit ensuite le procès en légalité de toute expression d’universitaires et d’intellectuels juifs. Ce furent, dans les universités allemandes puis dans les territoires occupés par le Reich, les interdictions professionnelles, les dénonciations et les persécutions, étendues aux bûchers de livres comme celui que présida Martin Heidegger devenu recteur.
Dès la formation en 1968 des premiers Comité Palestine dans les universités, une partie de l’ultra-gauche maoïste et spontanéiste dériva même vers le négationnisme avec des groupes comme celui de la Vieille Taupe. Depuis, la frontière entre antisémitisme et antisionisme devint assez poreuse pour qu’un antisionisme teinté d’antisémitisme puisse passer pour une prise de position « de gauche ».
Comme Israël serait le seul état colonial à ne pas dépendre d’une métropole, ce sont les États-Unis, ou ce que Poutine nomme « l’Occident collectif », qui en tiennent lieu, et l’antisémitisme peut ainsi revêtir une portée géopolitique en fédérant toutes les tyrannies anti-occidentales, de la Russie à l’Iran.
La pénétration de l’islamisme dans les universités est un phénomène international qui a pris son essor au tournant des années 1990. En France, après la fondation en 1989 de l’Union Islamique des Étudiants de France, divers courants ont milité pour imposer un point de vue conforme à l’idéologie frériste ou complaisant avec elle. Leur travail fut couronné de succès lors de la manifestation nationale contre l’islamophobie du 12 novembre 2019 qui recréa à sa manière l’union de la plupart des partis et syndicats de gauche : elle défila aux côtés du CCIF (aujourd’hui dissous) scandant Allahou Akbar. Houria Bouteldja, co-fondatrice du Parti des Indigènes de la République, saluait alors à bon droit « le résultat de trente ans de travail ».
Publié en juin 2024, le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur l’antisémitisme dans les universités françaises est doublement accablant[2]. D’une part, il fait état d’appels au meurtre, comme le 3 novembre 2023, ces graffitis antisémites (« Mort à Israël, mort aux Juifs », « la mort l’enfer leur va si bien »[3]) dans la bibliothèque de l’université Paris 8, université déjà décorée auparavant de fours crématoires et de drapeaux palestiniens ; de menaces personnelles comme « Sale juive crève », ou le 28 janvier 2024, l’agression physique d’étudiants juifs sur le campus de l’université de Strasbourg, aux cris de « fascistes sionistes ».
D’autre part, la commission sénatoriale relève des témoignages concordants sur la sous-déclaration des actes antisémites, sans pouvoir indiquer son étendue. On ignore si les mesures proposées dans son rapport seront mises en application, mais elles risquent de rester lettre morte, tant que les institutions abritent ou promeuvent des séminaires qui reprennent le discours du Hamas. Par exemple, le 29 janvier 2024 le collectif ENS Ulm en lutte, dans le cadre du séminaire « Penser avec la Palestine » à l’École Normale Supérieure, invitait à une conférence de Ziad Majed, « Palestine : une longue guerre coloniale », pour stigmatiser le « génocide ».
Voici à présent que le Collège de France invitait mi-novembre, pour conclure un colloque sur la Palestine[4] dont la présentation relaie l’accusation de génocide à Gaza, Francesca Albanese, qui évoquait, dans un rapport à l’ONU présenté en juin, « l’économie du génocide », aboutissement d’un « colonial racial capitalism » : « From economy of occupation to economy of genocide »[5].
Tous les comités Palestine universitaires, selon un mot d’ordre coordonné, exigent la fin des relations académiques et scientifiques avec les universités israéliennes. La cancel culture devient offensive internationale : Haaretz a publié le 12 avril 2024 une liste où figurent des centaines de désinvitations, des oblitérations a posteriori de co-auteurs israéliens, des refus d’évaluer les publications que la nationalité de leurs auteurs semble rendre impures.
Pratique archaïque connue dans l’Antiquité sous le nom de damnatio, l’effacement des noms n’a rien d’anecdotique, puisqu’il relève du meurtre symbolique, et le refus d’évaluer vaut exclusion de la communauté académique ; dans les deux cas, ces faits sont sans exemple pour des chercheurs d’autres nationalités, et sans antécédents depuis les années 1930.
Les demandes de boycott des universités israéliennes se sont multipliées, parfois suivies de décisions officielles : ainsi le conseil d’administration de Sciences Po Strasbourg a mis fin le 25 juin 2024 au partenariat unissant cette école à l’Université Reichman de Tel-Aviv. Le mouvement international de boycott s’est étendu au-delà des cercles antisionistes voire antisémites traditionnels[6].
Peu importe alors que les collègues victimes de boycott soient souvent de farouches opposants à Netanyahou, comme Eva Illouz : malgré ses prétentions politiques, l’antisionisme affiché renonce même au calcul qui pourrait chercher des alliés en Israël même, où il serait aisé d’en trouver, pour s’en remettre à une métapolitique antisémite. Ce n’est plus la droite israélienne qui est visée, mais le juif essentialisé. Il ne s’agit plus d’antisionisme, car ces sanctions visent aussi des antisionistes, ni même d’en finir avec l’État d’Israël, mais de mettre en œuvre un antisémitisme culturel pour éradiquer les juifs du monde de la culture[7].
L’ayatollah Khamenei, Guide suprême de la Révolution islamique, a ainsi publié une longue lettre adressée « à la jeunesse éveillée », qui commence ainsi : « Chers étudiants (…) vous vous tenez aujourd’hui du bon côté de l’histoire — une histoire qui s’écrit sous nos yeux. Vous faites désormais partie du front de la résistance. » Et il utilise les ordinaires éléments de langage : « Le génocide actuel du régime d’apartheid sioniste est la continuation de décennies d’oppression brutale. »
L’hojatoleslam Ali Reza Panahian, dirigeant du « groupe de réflexion pour les universités » du guide suprême iranien, il précisa la stratégie islamiste dans une déclaration télévisée, le 8 novembre 2023 : « Nous sommes en train de mener une guerre d’usure contre l’Occident. Nous, le Hezbollah et le Hamas. Nous ferons naître un tel antisionisme dans le cœur de leurs peuples que tous ceux qui manifestent aujourd’hui dans leurs rues seront les mêmes qui les détruiront demain de l’intérieur[8]. » Il explicite ainsi la portée géopolitique de l’antisémitisme universitaire et de ses développements en cours au sein du « front de la résistance » : un enjeu, voire une visée du pogrom du 7 octobre apparaît bien ici de conférer à l’antisémitisme la fonction stratégique d’unifier les trois courants majeurs des ennemis de la démocratie, les islamistes, les États (post)socialistes et la frange la plus radicale des groupes intersectionnels[9].
Il ne s’agit plus seulement d’occupations de bâtiments universitaires, ni d’appels au boycott ou à l’Intifada. Partout dans les pays démocratiques, les universités ne sont plus seulement des bases rouges, vertes et noires : elles sont devenues aussi des cibles d’un programme obscurantiste. Ainsi, alors que leur fonction majeure suppose de préparer des examens exigeants sanctionnés par des diplômes, ces examens sont remis en cause, non seulement par des blocages physiques, mais par des refus d’évaluation qui se traduisent par la promotion de la fraude : des enseignants de l’Université Libre de Bruxelles ont ainsi tenu à dire qu’ils l’autorisaient pour permettre aux militants pro-Hamas de ne plus se soucier de leurs examens.
Des remises de diplômes, notamment à Harvard, puis à Sciences Po Paris et à l’ENS Ulm, ont pris la tournure de happenings pro-Hamas, sans que les autorités universitaires n’aient semblé se soucier de faire respecter le code de l’éducation[10]. Par exemple, la direction de l’ENS Ulm se contenta alors d’alléguer n’avoir pas applaudi lors de la mise en scène qui discrédita la remise des diplômes.
Ainsi les islamistes ont-ils misé avec succès sur les universités occidentales pour les intégrer dans ce que Khamenei nomme le « front de la Résistance »[11]. Ils parviennent en outre à leur faire bafouer leurs propres codes éducatifs, à discréditer leurs diplômes et à porter atteinte à leur propre image en renonçant à toute autorité.
Clientélisme aidant, de nombreuses universités abandonnent de fait leur mission d’élaborer et de transmettre des connaissances, au profit de studies identitaires et militantes. Ainsi, elles favorisent voire suscitent des groupes de pression idéologiques et choisissent systématiquement l’alliance avec les ennemis de la démocratie et de l’état de droit, en tolérant voire en promouvant comme eux un antisémitisme qui prend un tour fanatique.
C’est ainsi attaquer les principes fondateurs de l’Université moderne. Trop souvent confondue avec la liberté d’expression des personnels universitaires, la liberté académique dépend d’un cadre bien précis. Pour des raisons théoriques tout d’abord : le mot liberté (Freiheit) revient dans le programme de Humboldt et se conjoint avec l’autonomie (Selbstthätigkeit), ce principe majeur des Lumières qui garantit le citoyen contre les pressions de l’arbitraire et lui permet d’exercer son jugement.
En principe garantie par l’institution universitaire, la liberté académique assure une autonomie d’enseignement et de recherche, dans le cadre de fonctions définies : elle permet de formuler des hypothèses et de déterminer une méthodologie.
Elle est indépendante de tout facteur prétendu de déterminisme externe et par là indifférente à la race, au sexe, à un sentiment d’appartenance quelconque, à la religion, etc. Elle exclut par là même l’antisémitisme, non seulement délictueux, mais oiseux. En d’autres termes, l’antisémitisme manifesté dans le cadre de fonctions universitaires contrevient aux principes fondateurs de la liberté académique.
Revenons enfin à une époque où la philosophie et les sciences n’était pas encore séparées, dans les jardins d’Academos, d’où vient le mot même d’académie. Dans son principe, la pensée s’élabore collectivement, ce qui suppose que les interlocuteurs soient des pairs. Ainsi, l’Académie comptait non seulement des Athéniens mais divers Grecs, même venus de lointaines colonies, et, on l’a oublié, des femmes. En principe, chacun peut intervenir et objecter, même l’esclave du Ménon, même l’étrangère de Mantinée à la fin du Banquet.
Certes le monde académique s’est divisé en institutions à une tout autre échelle : mais il reste qu’écarter des collègues sous des motifs identitaires de race, d’appartenance nationale, de sexe, ou de religion met fin à l’exercice libre de la pensée.
L’Allemagne nazie et les pays sous sa domination, comme la France pétainiste, ont payé cher les bannissements et les persécutions, tant dans le domaine scientifique que dans le domaine artistique.
Dans un tout autre contexte, le développement dans les universités d’un militantisme académique, débordant même les disciplines ou studies intersectionnelles, laisse augurer, avec l’essor de la cancel culture, l’institutionnalisation de fait d’un antisémitisme identitaire, dont témoigne, en France comme ailleurs, la passivité, voire parfois le soutien, des autorités.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Ainsi, dans un texte de 1916 intitulé À propos du concept de nation. Réplique à l’article de Bruno Bauch, Ernst Cassirer répondit en tant que philosophe (et non en tant que juif) à l’argument identitaire de Bauch qui jugeait un juif incapable de comprendre véritablement Kant, faute de partager son identité allemande. Défendant alors « la grandeur » de la philosophie allemande, Cassirer oppose que cet argument contredit totalement les principes mêmes de la philosophie kantienne.
[2] Sénat, L’antisémitisme dans l’enseignement supérieur, rapport, juin 2024.
[3] Dans ce lieu de culture, l’allusion au titre du polar culte de Peter James, La mort leur va si bien, semble bienvenue, et la mention de l’enfer y ajoute une touche théologique.
[4] Ce colloque devait s’ouvrir à la date symbolique du 13 novembre et donner la parole à divers agents d’influence islamistes, mais il a finalement été annulé par l’administrateur du Collège en invoquant des raisons de sécurité.
[5] Nous avons analysé dans un précédent article cette mise au goût du jour du « Shoah bizness » (Telos, 5 septembre 2025. Mme Albanese a naguère évoqué le « lobby juif », ce qui permet de situer son propos.
[6] Par exemple, Greta Thunberg, figure de l’écologisme mondialement réputée, a été arrêtée lors du blocage de l’Université de Copenhague par des activistes qui exigeaient le boycott des universités israéliennes. Il est vrai qu’auparavant, elle se faisait photographier au centre d’un groupe d’activistes à keffieh arborant une pancarte avec un mot d’ordre du Hamas. Au second plan, une pieuvre, certes en peluche, mais symbole traditionnel du complot mondial tentaculaire, attestait le caractère antisémite de cette mise en scène.
[7] De longue date mis en œuvre par Heidegger, ce projet a été explicité dans son Discours de rectorat, et le courant de la déconstruction qu’il a inspiré l’a ensuite intégré à l’idéologie intersectionnelle.
[8] Je souligne ; consultable sur la chaîne MEMRI TV.
[9] Voir l’auteur, « Université : le nouvel essor de l’antisémitisme, de la géopolitique à la théologie apocalyptique », L’Arche, n°703, 2024, pp. 54-59. Panahian souligne que la destruction d’Israël n’est qu’une étape, car l’argent des Juifs se trouve caché dans l’ensemble des « pays riches », ce qui justifie la guerre mondiale hybride contre l’Occident.
[10] « Le service public de l’enseignement supérieur est indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique et tend à l’objectivité du savoir » (art. L. 141-6), et « la liberté d’expression des usagers de ce service public doit s’exercer dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d’enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l’ordre public » (art. L. 811-1).
[11] Publié le 29 octobre, un rapport coordonné par Emmanuel Razavi et Jean-Marie Montali souligne les actions d’influence de l’ambassade iranienne à Paris en direction des universités.
