Que retenir du dernier sommet UE-UA? edit

18 décembre 2025

Le 7ᵉ sommet Union européenne–Union africaine s’est tenu à Luanda les 24 et 25 novembre 2025. Cet exercice aurait pu s’inscrire dans la routine diplomatique des précédentes rencontres. Cependant, ce rendez-vous a confirmé une dynamique désormais très engagée : l’Afrique est de plus en plus actrice de ses choix et compose son propre jeu d’alliances. Dans ce contexte, Bruxelles se retrouve dans une position inconfortable et peu anticipée — celle d’un partenaire parmi d’autres.

Face à l’implantation méthodique de la Chine, au retour brutal de la Russie, aux ambitions turques et à l’activisme des États du Golfe, l’Union européenne (UE) comprend que son statut de partenaire privilégié ne va plus de soi. Ce constat est d’autant plus rude qu’elle s’est longtemps imaginée protégée par l’aura d’un soft power qu’elle tenait pour universel. Au fil des années, Bruxelles n’a su voir que son attractivité en la matière se rétrécissait à mesure que l’environnement international redevenait conflictuel. Dans un monde où les États agissent moins selon des principes que selon leur appétit, l’Afrique cherche donc à s’émanciper d’un tête à tête avec l’UE. Dans ce contexte, pour l’Union européenne, le passage de la politique des bons sentiments à la realpolitik n’est pas seulement nécessaire, il est devenu urgent si elle entend préserver une relation stratégique avec son grand voisin du Sud.

Confusion entre proximité et prééminence

Pendant près d’un quart de siècle, l’UE s’est imaginée en position de leadership en Afrique. Cela s’explique par sa proximité géographique avec le continent, la densité de ses réseaux diplomatiques et commerciaux hérités d’une histoire commune, l’importance de son aide au développement accordée à des États africains et — en dernier ressort — sa capacité d’intervention militaire grâce à la France. Cet ensemble composait un tableau rassurant. Le partenariat UE–UA, célébré en Angola le mois dernier, devait être un autre élément de ce décor, presque immobile.

Durant cette période heureuse, l’UE a cru pouvoir définir les priorités africaines au nom d’un magistère moral qu’elle pensait détenir. Les Etats-Unis, absorbés par leur pivot indo-pacifique, se désengageaient d’Afrique, heureux que la France y assure leurs arrières. D’abord prudente, la Chine n’y avait pas déployé toute la puissance de son éventail d’instruments. De son côté, la Russie ne cherchait pas encore de débouchés extrarégionaux pour compenser ses tensions avec l’Ouest puis les sanctions appliquées suite à son agression de l’Ukraine. Ce vide relatif a logiquement conforté Bruxelles dans une représentation avantageuse de son rôle sur le continent.

Mais cette position reposait sur un malentendu. Si les normes européennes (bonne gouvernance, transparence, développement durable, droits des minorités…) présentaient l’avantage de la cohérence interne, elles se heurtaient sur le terrain à la diversité des réalités sociales (rôle structurant de la parenté, centralité des chefferies, poids des appartenances religieuses ou ethniques) ainsi qu’aux besoins des populations (accès à l’alimentation, à l’eau, à l’énergie, à la sécurité, à la santé et à l’éducation). Autrement dit, l’UE projetait son univers mental sur des pays qui lui échappaient en grande partie. À sa décharge, elle était aidée en cela par des dirigeants africains sachant parfaitement donner le change à des Européens convaincus d’avoir été entendus. Car, après tout, l’aide européenne vaut bien une messe ou un sommet.      

Les effets négatifs d’une approche surplombante

Ce décalage s’est traduit par une série de méprises persistantes. Abondante sur le papier, l’aide européenne peinait à produire des effets tangibles. Les projets se succédaient souvent sans s’ajuster aux réalités locales, tandis que le suivi demeurait inégal. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que des dispositifs aient pu nourrir des circuits d’intérêts particuliers plutôt que les populations. C’est pourquoi, aux yeux de nombreux Africains, l’UE apparaît parfois comme la caution involontaire de leurs propres dirigeants prédateurs. Une image de « complice » que nos compétiteurs ne manquent pas d’exploiter. 

Ce résultat, injuste au regard des efforts consentis par Bruxelles, n’en demeure pas moins réel. Il a été aggravé par une faiblesse que les concurrents de l’UE ont su exploiter : l’absence d’un récit maîtrisé et diffusé. L’UE agissait mais disait peu, certainement rassurée par son titre de premier partenaire commercial de l’Afrique. A contrario, Pékin, Moscou ou Ankara opéraient et savaient capitaliser politiquement, des dirigeants aux populations locales, sur le moindre chantier inauguré, le moindre don réalisé ou la moindre promesse faite. Ce défaut de communication a permis à certains bénéficiaires de tirer profit de la situation, en évitant toute forme de transparence ou de responsabilité envers leurs populations. En l’absence de mise en lumière de l’aide européenne, ces dirigeants n’ont aucun intérêt à en promouvoir les bénéfices ou à en rendre compte, préférant garder cette assistance discrète pour mieux la contrôler à leur avantage.

Cette disjonction entre intention et perception a progressivement altéré l’image européenne sur le continent. L’UE y apparaît souvent comme un acteur généreux mais peu efficace et lointain. Plus préoccupant : pour nombre de dirigeants et une partie de la population, l’Union européenne est surtout devenue la puissance qui « sermonne » tandis que d’autres (Chine, Russie, Turquie, Émirats arabes unis) livrent des résultats visibles (stades, routes, palais des congrès, équipements militaires, prêts financiers), le tout, sans demander de contrepartie morale.

Des compétiteurs déclarés et installés

L’espace laissé libre par l’UE — mais aussi et surtout par les États-Unis — fut rapidement exploité par les puissances à l’affût. Face à ces dernières, il faut rendre justice à la France et rappeler qu’elle s’est souvent retrouvée seule en première ligne, malgré ses tentatives pour développer la politique africaine de l’UE. Désormais, trois acteurs sont particulièrement actifs sur le continent et solidement implantés.      

La Chine y déroule un plan massif dans le cadre de son projet de Nouvelles Routes de la Soie. Beijing a investi dans les infrastructures de transport et de logistique, l’énergie, les télécommunications, tout en sécurisant son accès aux ressources minières. Dans le même temps, la Chine a consolidé son influence diplomatique dans les enceintes internationales et son rôle de leader du Sud Global à travers les partenariats tissés avec les pays africains.   

Pour sa part, la Russie a cherché en Afrique une respiration diplomatique et financière qui s’est accélérée face aux sanctions occidentales après l’attaque de l’Ukraine. En échange d’appuis politiques et d’accès à certaines ressources, Moscou propose soutien militaire et armement. Pour progresser sur le continent, les Russes profitent habilement des tiraillements entre l’UE et l’Afrique pour attiser les narratifs anti-France et plus largement anti-occidentaux.

La Turquie, enfin, a multiplié les accords commerciaux, ouvert en Afrique plus d’ambassades qu’aucune autre puissance ces dix dernières années et développé une offre de sécurité attractive pour des gouvernements confrontés à des menaces immédiates. Ankara s’est appuyée sur un discours anticolonial, une pratique commune de l’Islam avec certains États et l’énergie du Président Erdogan pour nouer des relations personnelles avec les dirigeants africains.

Ces « nouveaux » entrants n’ont pas simplement comblé un vide ou profité des maladresses de l’UE, ils ont bouleversé les règles du jeu en Afrique. En quelques années, ils ont imposé un cadre de coopération. Ainsi, l’intérêt d’un partenariat ne se mesure plus à son adhésion à un socle idéologique mais à son efficacité (réelle ou perçue) et à sa capacité à répondre à des besoins concrets (des dirigeants ou des populations). C’est cette bascule que nombre de capitales européennes hésitent encore à assumer. Or l’heure africaine est passée à la realpolitik. Le sommet de Luanda a mis à nu cette nouvelle donne qu’il faut saisir comme une opportunité.  

Quelques pistes pour l’UE en Afrique

L’UE ne conservera son rang de partenaire majeur en Afrique qu’à condition de réformer en profondeur son approche. Cela implique trois inflexions décisives : une clarification stratégique, une adaptation méthodologique et une transformation de posture. Pour ce faire, les pistes suivantes peuvent être étudiées :

1. Renoncer à projeter sur l’Afrique (et ailleurs) son modèle culturel

L’Afrique n’acceptera pas une version imposée du modèle européen. La diversité du continent — plus de sept fois la superficie de l’UE — exige un réalisme débarrassé de toute projection culturelle. Bruxelles doit accepter que son rôle soit d’accompagner de manière pragmatique et non d’« évangéliser ». La réussite de l’UE, devenue un espace de paix, plaide en sa faveur pour un partage d’expériences avec le continent africain. Ainsi, l’UA aurait tout à gagner d’une coopération encore renforcée avec l’UE pour soutenir la mise en place de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). L’UE est un espace doté d’une intégration économique sans nul pareil.

2. Co-construire et partager les responsabilités

Le projet « Global Gateway » constitue un bon point de départ pour la coopération UE-UA. Il reste toutefois l’œuvre d’une Europe pensant depuis Bruxelles. Pour qu’elle ait un impact, il faut co-construire une politique de partenariat avec les États africains, les organisations régionales et l’UA. Son application concrète doit engager autant la responsabilité des Européens que des Africains pour éviter que l’un de deux ne puisse se défausser sur l’autre. Elle doit être soutenue par une action de communication puissante pour que ses actions soient connues et ses réussites valorisées. Cette politique doit devenir un élément de fierté partagé par les Européens et les Africains.  

3. Faire de l’Union africaine en interlocuteur de plein droit

L’UE doit apprendre à naviguer entre les différentes strates politiques du continent allant des populations locales jusqu’aux États et aux organisations régionales. Mais plus encore, elle doit aider l’Union africaine (UA) à devenir un interlocuteur de plein droit sur la scène continentale comme internationale. Soutenir son renforcement institutionnel est stratégique pour l’aider dans ses rapports de force avec les États africains et étrangers. Là encore, l’UE peut partager son expérience en matière de dialogue et de recherche de consensus. Naturellement, la préférence des compétiteurs de l’UE va à une UA affaiblie et facile à contourner, au profit de tête-à-tête bilatéraux où le rapport de force leur est nettement plus favorable. Il revient ici aux dirigeants africains de prendre une position claire sur ce qu’ils attendent de l’UA puis de passer des paroles aux actes. Cela commence par lui donner les moyens de fonctionner. Son budget reste largement tributaire de financements extérieurs. Un paradoxe difficile à ignorer, à l’heure où de nombreux dirigeants africains prônent la souveraineté tout en réclamant une présence accrue de l’UA sur la scène internationale.

4. Concrétiser plutôt que conceptualiser

L’Union européenne souffre d’une réputation d’être un « think tank géant », souvent déconnecté de la réalité du terrain. Il est temps pour elle de se transformer en un véritable « do tank ». Infrastructures, énergie, sécurité, emplois, formation, les résultats des projets européens doivent être palpables et perçus comme des progrès concrets pour les populations locales. Si l’on ne voit pas l’impact de l’action européenne, cette action n’existe tout simplement pas. Sur le terrain, les ambassades des États membres et les délégations de l’UE doivent renforcer davantage leur coopération pour valoriser leurs actions et offrir une vision unifiée et cohérente de l’engagement européen.  

5. Développer un narratif clair et partagé

Dans le champ de la communication, un partenariat qui ne se raconte est voué à l’échec. L’Union européenne doit désormais proposer un récit clair et adapté : respect mutuel, co-investissement, stabilité, montée en compétences, transfert de connaissance. Chaque réussite doit être rendue visible dans les médias, sur les réseaux sociaux et autres vecteurs utiles. Loin d’être un simple ornement, le narratif européen doit devenir un levier stratégique à part entière. Aussi, l’UE doit s’engager résolument dans l’influence sur le continent et engagé le bras de fer avec ses compétiteurs. Elle doit systématiquement relever leurs incohérences, mensonges et échecs de manière factuelle, tout en s’appuyant sur la diaspora africaine présente en Europe.    

Retrouver le sens de la puissance

Au fond, le sommet de Luanda n’a pas clos vingt-cinq ans de coopération, il a clos une longue période d’illusions. Il faut s’en réjouir. Un temps précieux a été perdu des deux côtes de la Méditerranée. Si l’Union européenne n’est plus la référence automatique, elle n’en demeure pas moins un acteur capable, à condition de sortir de son confort normatif et de renouer avec une grammaire du concret et de l’influence assumée. Désormais, l’Afrique ne cherche plus des tuteurs. Elle cherche des partenaires. Or l’Ukraine a montré que l’UE était capable de se mobiliser. Le continent africain n’attend pas autre chose le concernant. En ces temps d’incertitudes géopolitiques, les deux partenaires ont d’ailleurs tout intérêt au succès de leur coopération. Ensemble, UE et UA peuvent imposer le multilatéralisme aux puissances lui préférant le retour d’un impérialisme (Chine, Russie, États-Unis…) dont elles n’ont rien à gagner. Enfin, UA et UE partagent une espérance commune : celle d’un partenariat fondé sur des valeurs telles que le respect, l’équité et la justice, loin de l’esprit de prédation des ressources et de soumission des peuples caractéristique des puissances impérialistes.