Le modèle asiatique, difficile à reproduire en Afrique edit

20 novembre 2018

Depuis qu’en 1991, la Banque mondiale a, dans un célèbre rapport, caractérisé le décollage économique d’une partie de l’Asie orientale (les Tigres et les Dragons) comme un miracle et en a mis en évidence les causes, le contraste avec les autres parties du monde en développement et, notamment, l’Afrique a trouvé une explication consensuelle. Un investissement élevé dans le capital physique et surtout dans le capital humain, une épargne forte, une gestion économique prudente, un développement porté par les industries exportatrices ont permis de tirer les bénéfices en termes de croissance d’un dividende démographique particulièrement élevé, tout en assurant une réduction des inégalités et de la pauvreté. Pourtant, les économistes se posent la question de savoir si le reste du monde en développement et singulièrement l’Afrique peut et doit adopter ce modèle. Plus d’un quart de siècle après, bien que ce modèle ait été revisité fréquemment notamment par une partie des économistes à l’origine du rapport initial, dont Joseph Stiglitz, la question reste entière. Et alors que le miracle chinois, plus impressionnant encore que celui des Tigres et des Dragons parce qu’il est à l’échelle de l’humanité, offre à l’Afrique une variante différente, mais dont l’efficacité est aussi prouvée, du modèle asiatique, on ne sait si le continent peut et doit s’en saisir.

Le dernier rapport de la Banque mondiale sur le miracle asiatique (« Chevaucher la vague, un miracle est-asiatique pour le 21e siècle », 2018) apporte indirectement une réponse partielle à cette question, en examinant la situation des pays les plus pauvres en Asie orientale. Il note ainsi que le choix d’une croissance tirée par les exportations de produits manufacturés qui est un des piliers du modèle asiatique et celui auquel s’intéresse ce billet sans pour autant ignorer les autres, est moins accessible aujourd’hui. D’une part, la concurrence chinoise reste redoutable, même pour les produits à forte intensité de main d’œuvre et à faible valeur ajoutée. D’autre part, il devient de plus en plus difficile d’entrer dans des chaînes de valeur toujours plus performantes et toujours plus intégrées. Enfin, la Banque mondiale souligne que les marges de manœuvre pour mener la même politique de soutien aux exportations que les Tigres et les Dragons (sous évaluation du change, droits de douanes réduits sur les importations des exportateurs, incitations aux IDE…) se sont réduites. Ces arguments valent naturellement, mutatis mutandis, pour l’Afrique et encore plus pour l’Afrique Sub-saharienne.  

De fait, si les exportations de marchandises du continent ont connu une progression sensible au cours de la première décennie,  leur part dans les exportations mondiales s’est stabilisée à un niveau très bas (2,4% en 2017 contre 7,3% en en 1948 et encore 4,5% en 1983, selon l’OMC). La marginalisation de l’Afrique dans le commerce mondial de biens est donc concomitante à la montée en puissance de l’Asie (14% en 1948, 19,1% en 1983, 34% en 2017). En outre, la part des exportations de biens manufacturés dans les exportations de l’Afrique sub-saharienne reste très faible (25% contre plus de 66% pour l’ensemble du monde et plus de 80% pour l’Asie orientale). De fait, le miracle asiatique a contribué à conforter la spécialisation de l’Afrique dans les matières premières (plus de50% en 2016) et ce n’est que grâce à l’augmentation du prix relatif des matières premières que l’Afrique a pu maintenir sa part dans le commerce mondial depuis 2008. La faiblesse de l’intégration de l’Afrique dans les chaînes de valeur globales est une des raisons de cette marginalisation. La part de l’Afrique dans les exportations de services  (moins de 2% en 2017, selon l’OMC) et, notamment, la part dans les exportations de services aux entreprises qui est un marqueur du rôle dans les chaînes de valeur est encore plus faible. Comme le note le rapport 2017 sur les chaînes de valeurs internationales et sur la base d’un autre marqueur, la part des produits intermédiaires dans le commerce, l’Afrique est nettement en retard sur toutes les régions du monde et encore plus sur l’Asie orientale. 

Ce phénomène est-il réversible ? Rien n’est moins sûr à moyen terme. D’une part, les politiques de soutien aux exportations de produits manufacturés n’ont plus la même efficacité, dans un monde plus ouvert et avec des systèmes de changes plus flexibles, d’autre part la concurrence de l’Asie orientale et, singulièrement de la Chine en termes d’attractivité des investissements directs étrangers reste tout aussi redoutable qu’en matière de compétitivité prix. Enfin, comme le note la Banque mondiale, si les salaires nominaux sont plus faibles en Afrique, les coûts unitaires du travail y restent beaucoup plus élevés. Or c’est cet indicateur qui l’élément clé de l’intégration dans les chaînes de valeur. Même si le développement des échanges intra continentaux ouvre un espoir de développer une chaîne de valeur africaine, cet espoir est ténu et incertain, comme les projets d’intégration régionale et, notamment, de Zone de libre échange continentale.

À plus long terme, évidemment, rien n’est joué, mais on peut se poser la question de savoir si ce modèle de développement extraverti n’aura pas fait long feu. D’ores et déjà, des indicateurs convergents semblent indiquer que l’âge d’or du commerce international a pris fin. Les organisations internationales s’accordent pour pronostique que l’élasticité de la croissance du commerce international à celle du PIB mondial qui était de plus de 2 au cours des dernières décennies devrait revenir à l’unité. L’épuisement des effets de la baisse des tarifs et des coûts de transports, le raccourcissement des chaînes de valeur, voire leur stagnation (l’indice global des chaîne de valeur est stable depuis 2010, selon le rapport 2017 de l’OMC sur le développement des chaînes de valeur) poussent en ce sens.

On peut aussi s’interroger sur ce que sera la prochaine phase de la globalisation. Comme le prédit Richard Baldwin, cette nouvelle phase qui est déjà en route sera fondée sur les nouvelles technologies qui permettent d’abolir la nécessité de la présence  physique dans l’essentiel du processus de production de services, voire de biens. Dans cette nouvelle phase, il ne s’agira plus d’attirer les investisseurs pour construire des usines mais de former, retenir ou attirer les talents. Le montant des investissements physiques nécessaires pour la localisation de la production sera beaucoup plus réduit, mais la quantité et la qualité de l’investissement en ressources humaines sera, avec un cadre de vie attractif et une forte connectivité, la clé de la localisation de la production. Sur ce plan, l’Afrique a sans doute aussi un déficit de compétitivité avec le reste du monde émergent, mais il paraît plus facile de le combler que de réussir à reproduire le modèle de développement par les exportations de produits manufacturiers qui a fait la fortune de l’Asie orientale.