Le virus aura-t-il la peau des BRICS? edit
En vingt ans, les BRICS sont devenus des acteurs de premier plan, s’appuyant sur leur croissance économique pour prendre une place plus importante dans la gouvernance mondiale. A la faveur de la crise de 2008 le label était devenu un cartel. L’ambition de faire pièce à l’Occident demeure, les sommets continuent. Mais la Covid-19 accentue les tensions et les signes de désunion se multiplient. Les BRICS sont-ils désormais une ligue dissoute?
Du marketing bancaire aux ambitions mondiales
En 2001, l’économiste Jim O’Neill, de la banque d’investissement Goldman Sachs, pouvait-il prévoir le succès de sa création ? En forgeant l’acronyme BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine, auxquels s’est ajoutée une décennie plus tard l’Afrique du Sud pour former le BRICS), il entendait labéliser les économies à fort potentiel quelques années après la crise asiatique. Loin de recouvrir une réalité institutionnelle ou une convergence macro-économique, ce concept naissant était avant tout une création du marketing bancaire destinée à attirer l’attention des investisseurs sur ces économies en transformation rapide.
C’est en 2009 que ces Etats eux-mêmes ont revendiqué et transformé cet acronyme pour lui donner une forme institutionnelle de coordination interétatique complètement distincte des institutions de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale) et de la galaxie de l’ONU. Les BRICS se réunissent en sommet une fois les prédictions économiques de la décennie 2000 avérée : ils connaissent tous une croissance soutenue basée sur l’intégration dans les échanges mondiaux et les investissements directs étrangers.
Si la décennie 2000 a été celle de l’émergence des BRICS, la période 2010-2019 a, elle, été celle de leur institutionnalisation. Ce groupe hétéroclite entend peser sur les destinées géoéconomiques et géopolitiques du globe. Le projet est explicite : contester l’hégémonie de l’Occident et faire entendre les intérêts de ces cinq économies mondialisées. Le pari semblait réussi avant l’éclatement de la pandémie de COVID 19 : pris en masse, ces Etats ont 3,2 milliards d’habitants soit 42% de la population mondiale. Bien plus, ils produisaient un tiers de la richesse mondiale en 2018 (32% exactement). Membres du G20, visibles dans tous les forums internationaux, ils se sont dotés d’une banque de développement et ont régulièrement volé la vedette au G7, au moins depuis que la Russie en a été exclue à partir de 2014 et de l’annexion de la Crimée.
En un mot, les BRICS ont accentué la « désoccidentalisation » du monde en une petite décennie. Au moins dans l’affichage géoéconomique. Car dans la réalité, ils ont des trajectoires économiques bien distinctes, l’économie rentière de la Russie n’a pas les même défis (diversification) que l’économie industrielle désormais proche de la maturité de la Chine et que l’économie de service de l’Inde. Et les ordres de grandeurs ne sont du tout les mêmes entre un PIB sud-africain de 348 Mds de dollars en 2017 et un PIB chinois de 12 200 Mds de dollars la même année. La crise actuelle accélère les divergences entre les BRICS. Certains ont remporté des succès notables sur le plan médical (Russie, Chine) alors que d’autres (Inde, Brésil) connaissent de véritables catastrophes sanitaires.
La Covid-19 est une accélératrice de ces divisions : elle les révèle, mais elles étaient déjà présentes auparavant.
Facteurs de risques
Au vu de leur poids dans la population mondiale, les BRICS ne pouvaient pas se trouver épargnés par la pandémie : profondément mondialisés, ils sont nécessairement affectés par les tendances mondiales. De fait, ces différents pays ont tous joué un rôle particulier dans cette crise, quatre d’entre eux étant à l’origine du virus ou de certains de ses variants les plus dangereux.
C’est en Chine qu’est apparue l’épidémie en novembre 2019, et depuis là qu’elle s’est répandue à travers le monde. Cette question de la responsabilité chinoise se trouve d’ailleurs au cœur de la mission d’enquête de l’OMS, sans que la solidarité entre BRICS s’exprime en soutien franc à la Chine. Les multiples variants ont suivi les BRICS : le variant sud-africain apparaît en décembre 2020, faisant de ce pays le premier Etat africain à dépasser le million d’infections, avant de se diffuser en France dans certains territoires des Outre-mer (Guyane, Mayotte, La Réunion). Pays massivement touché par la Covid en raison de l’absence de réponse coordonnée et centralisée, le Brésil voit circuler un variant d’abord observé au Japon (B.1.1.248), puis un autre détecté à Manaus (P1), et enfin un dernier à Rio de Janeiro (P2). Deuxième pays le plus peuplé au monde, avant de devenir le premier dans la décennie à venir, l’Inde a également connu un variant local (B.1.617), détecté en octobre 2020.
Parmi les BRICS, seule la Russie n’a pas été le terrain de jeu d’un variant local connu, même si les chiffres de surmortalité en 2020 suggèrent une circulation très intense du virus. Il convient d’ajouter deux remarques : d’une part, ces variants jouent incontestablement un rôle dans la diffusion de la Covid, ajoutant à la difficulté de traitement de la pandémie, par les nouvelles caractéristiques médicales, qui résistent davantage à certains vaccins. D’autre part, ces pays, confiant dans la mondialisation et la capacité à gagner en puissance, ont subi de plein fouet le pouvoir égalisateur du virus, qu’à ce jour seule la vaccination peut contraindre.
Divergences et divisions
La phase de redressement sanitaire montre également des divergences de trajectoire, entre une Chine qui a réussi à contrôler l'épidémie et, à l'autre du bout du spectre, l'Inde et le Brésil devenus les archétypes de pays incapables de la contrôler.
Derrière cette divergence, et sans qu'elle en recoupe exactement les contours, on voit percer une réelle division, entre les puissances vaccinales et les autres. La Russie, la Chine et l’Inde sont devenues des puissances vaccinales, avec plus ou moins de réussite. Mais surtout, elles l’ont fait savoir. Vladimir Poutine a été le premier à clamer l’arrivée du vaccin, en prenant le nom commercial très géopolitique de « Sputnik V » en août 2020, dont l’efficacité prouvée par le journal médical britannique de référence The Lancet n’a d’égale qu’une communication agressive. En outre, il faut savoir que la Russie a depuis développé deux autres vaccins homologués localement, l’EpiVacCorona (Institut Vektor) et l’EpiVac (Centre Chumakov). Premier pays frappé par la pandémie, fort d’un potentiel scientifique reconnu, la Chine a créé plusieurs vaccins, à faire pâlir d’envie un pays comme la France : Convidecia, BBIBP-Corv, CoronaVac, WIBP-CorV et RBD-Dimer. Toutefois, l’efficacité des vaccins chinois est questionnée, avec des taux compris entre 50 et 80% pour les différents vaccins ; cela a par exemple conduit le président philippin Duterte à renvoyer les vaccins Sinopharm début mai dans leur pays d’origine. Enfin, l’Inde, un des principaux producteurs mondiaux de médicaments génériques et de vaccins, a également été en mesure de créer son propre produit : le Covaxin, fruit de la collaboration entre la société Bharat Biotech et l’Indian Council of Medical Research. En revanche, ni le Brésil ni l’Afrique du Sud n’ont été en mesure de fournir un vaccin, et se trouvent de ce fait en position d’homologuer, d’obtenir le maximum de doses ou de chercher à mettre en place des capacités de production, et non de jouer une diplomatie vaccinale.
Les trois pays dotés d’un vaccin ont su utiliser leur statut pour faire valoir leurs intérêts, et ils ont joué en solo. Une puissance vaccinale repose sur trois composants essentiels : l’affirmation d’une puissance scientifique, une diplomatie sanitaire efficace et un outil d’influence politique. Au sein de ces trois pays dotés, une hétérogénéité existe : la Chine affiche de grandes ambitions, en matière scientifique, de déploiement d’une politique sanitaire (la « Route de la soie de la santé ») et de promotion de son système politique. L’offre vaccinale doit compléter ce dispositif au service d’une influence globale. La Russie, quant à elle, s’est offert une campagne de réaffirmation de sa puissance scientifique, en déclin depuis la chute de l’Union soviétique. Si elle n’a pas de modèle sanitaire propre à promouvoir, elle entend mettre en valeur ses savoir-faire, notamment pour chercher de nouveaux partenaires, comme en Amérique du Sud. Enfin, l’Inde a été capable d’exporter ses solutions vaccinales en Asie du Sud et en Asie de l’Est dans le cadre de la politique du « Vaccine maitri » (amitié vaccinale), mais sa capacité à déployer un modèle, sanitaire ou politique, fait défaut : la crise qu’elle traverse actuellement questionne la capacité de l’Inde à dépasser son environnement régional propre.
Pour la Chine et la Russie, la Covid est l’occasion d’affirmer leur ambition de voir l’émergence d’un monde post-occidental, dans lequel les Etats-Unis sont durablement affaiblis, et les Européens divisés. Mais il est peu probable que ce monde advienne sous la forme d’une alliance alternative des BRICS, tant ce groupe est divisé à ce sujet.
Beijing et Moscou ont été, avant et pendant cette crise, les principaux porteurs de la vision d’un monde post-occidental, où l’absence d’institutions multilatérales effectives laisse plus de place aux puissances émergentes. D’après cette même vision, ce sont même les seules puissances à même de canaliser le chaos international, d’où leur attachement central à la question de leur propre souveraineté, loin des interférences extérieures. Cette ambition amène la Chine et la Russie à démontrer que les Etats-Unis et les Européens n’ont pas le monopole sur les technologies de pointe, et à jouer pleinement leur rôle de puissance vaccinale, en s’affirmant par l’exportation de doses. C’est dans ce contexte que le nationalisme vaccinal américain (blocage de l’exportation des vaccins et des matières premières) s’est doublé d’une proposition de levée des brevets, à laquelle l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud souscrivent, comme le rappelait récemment Elie Cohen sur Telos.
Dans ce cadre, le Sputnik V fait figure de test de la cohésion du groupe des BRICS. L’Inde s’est tourné vers l’alliance informelle du Quad (avec les Etats-Unis, l’Australie et le Japon) en mars 2021, à la fois pour contrer l’influence de la Chine mais aussi pour discuter de coopération vaccinale. Cela n’a pas empêché l’Inde d’accueillir à bras ouvert le vaccin Sputnik V, tout en menant une politique foncièrement méfiante vis-à-vis des tentations hégémoniques régionales de Beijing. Par contraste, les autorités sanitaires brésiliennes (l’Anvisa) ont quant à elles remis en cause les résultats du vaccin Sputnik V (qualité, efficacité et sûreté), ce qui a provoqué l’ire de la Russie fin avril. En effet, s’indignent les dirigeants russes, n’est-ce pas une décision politique, quand le vaccin a été approuvé au Mexique, au Venezuela et en Argentine ? Les autorités centrales brésiliennes suivent ici l’exemple des Etats-Unis et de l’UE, qui n’ont pas validé le vaccin russe à ce stade. L’Afrique du Sud dépend quant à elle uniquement de vaccins américains et européens – Johnson & Johnson, Pfizer-BioNTech, Oxford-AstraZeneca – tout en étudiant la possibilité d’homologuer d’autres vaccins, ce qui montre une volonté d’éviter de considérer le vaccin comme une variable géopolitique.
Plus qu’une rupture, la géopolitique vaccinale des BRICS constitue en réalité une amplification de tendances existantes, l’opposition sino-américaine amenant ces pays à prendre des positions différentes dans les reconfigurations internationales à l’œuvre. Concurrence, tensions, divergences, en tant que bloc les BRICS sortent de la crise fragilisés. La décennie post COVID sera peut-être celle de leur disparition.
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