Les 9 mai de Vladimir Poutine edit

Les propos tenus par le Président russe à l’occasion du 80e anniversaire de la victoire de 1945 traduisent, comme à l’accoutumée, les priorités géopolitiques du moment, en premier lieu la consolidation des relations avec les pays du Sud et la priorité accordée au partenariat avec la Chine. Vladimir Poutine ménage cependant la possibilité d’une reprise de la coopération avec les États-Unis de Donald Trump, la guerre en Ukraine constituant toutefois aujourd’hui une pierre d’achoppement.
C’est en 1965, au lendemain de l’arrivée au pouvoir de Leonid Brejnev, que le culte du 9 mai prend forme. Depuis 60 ans, cette célébration a tenu une place croissante dans l’idéologie soviétique, puis russe, afin de légitimer le régime en place. Son orientation a suivi les vicissitudes de l’histoire de ces dernières décennies[i]. Dans les premières années de l’ère Poutine, elle sert à se démarquer de la période soviétique et à mettre en valeur les conquêtes démocratiques du peuple russe, mais, rapidement ce « culte de la victoire » et du passé acquiert un caractère sacré et répressif ; simultanément, un coup d’arrêt est mis aux tentatives pour lui conférer une dimension populaire. Le pouvoir s’approprie rapidement l’initiative du « régiment immortel » (« Бессмертный полк »), née à Tomsk en 2012, dans le contexte des protestations massives contre le retour au Kremlin de Vladimir Poutine, qui voit les habitants de cette ville de Sibérie défiler dans les rues avec des portraits de leurs parents. Après l’annexion de la Crimée et l’ingérence russe dans le Donbass, la mémoire de la « grande guerre patriotique » sert à criminaliser l’opposition libérale. L’article 354.1 est introduit en 2014 dans le code pénal qui punit la « réhabilitation du nazisme », disposition fréquemment utilisée par les tribunaux depuis l’invasion de l’Ukraine (plusieurs dizaines de condamnations). La deuxième guerre mondiale est aussi instrumentalisée pour légitimer « l’opération militaire spéciale », présentée comme la continuation de la « grande guerre patriotique » qui poursuit en Ukraine des objectifs identiques - « dénazification » et « démilitarisation ». Le 80e anniversaire de la Victoire, qui vient d’être célébré avec faste à Moscou s’inscrit dans cette tradition, qui devait une fois encore manifester aux yeux du monde entier la puissance de la Russie, son influence sur tous les continents et la justesse de sa cause en Ukraine.
Le moment le plus symbolique de cette démonstration de force et de cette capacité à mobiliser des soutiens dans la communauté internationale est traditionnellement la parade militaire sur la place rouge. Contrairement à certains pronostics, elle n’a été marquée par aucun incident, mais les jours précédents, l’action des drones ukrainiens et les mesures préventives prises par les autorités ont perturbé la vie des Russes et des Moscovites en particulier (annulation de nombreux vols, interruption d’internet…) mettant à mal l’image de normalité que le pouvoir russe tente de maintenir. 25 chefs d’État et de gouvernement ont assisté à ce défilé, notamment les présidents chinois et brésilien (le leader nord-coréen, dont l’armée est la seule à être officiellement engagée sur le front ukrainien, était notablement absent), 13 pays ont participé à cette parade, notamment un détachement de l’armée chinoise. La majorité des ex-républiques soviétiques était représentée au plus haut niveau à ces célébrations (le président azerbaïdjanais Aliev était cependant absent), le traitement différencié qui leur a été appliqué traduit cependant l’hétérogénéité de l’espace géopolitique post-soviétique et la nature des rapports qu’ils entretiennent avec Moscou. Le 8 mai, Vladimir Poutine a adressé des messages de félicitation aux « dirigeants » de la Biélorussie, des cinq pays d’Asie centrale et de deux États du Caucase du sud (Arménie, Azerbaïdjan) - auxquels il a ajouté Israël, où ont émigré de nombreux citoyens ex-soviétiques – ainsi qu’aux « peuples » de Géorgie et de Moldavie[ii]. « Notre devoir sacré », écrit le président russe, est de « conserver avec soin les préceptes de la génération des vainqueurs », il est en effet « très important de lutter sans compromis contre tous ceux qui tentent de déformer notre histoire commune, de relativiser ou d’oublier les crimes commis par les nazis et leurs complices ». Vladimir Poutine a appelé spécifiquement les Géorgiens et les Moldaves à « préserver les bonnes traditions d’amitié et d’aide mutuelle, à ne pas oublier l’héritage historique commun et à ne pas semer la discorde entre des peuples amis ». Il ne s’est adressé ni aux États baltes ni à l’Ukraine, qui figurent pourtant au premier rang des victimes du second conflit mondial.
La venue du président Xi à Moscou, où il a effectué une visite officielle de plusieurs jours, était au centre de l’attention, alors que l’on prête à Donald Trump une stratégie visant à tenter de dissocier la Russie de la Chine et que, contrairement à certaines spéculations, aucun représentant américain de haut rang n’a participé aux célébrations du 9 mai. Selon le Kremlin, Vladimir Poutine et Donald Trump ont échangé des messages par l’intermédiaire de leurs conseillers. Pour le président chinois, qui avait participé aux cérémonies du 70e anniversaire de la Victoire de 1945, il s’agissait de son onzième déplacement en Russie, le pays qu’il a le plus souvent visité, a-t-il souligné. Son hôte russe n’a pas manqué de mettre en exergue, lors des différents entretiens bilatéraux organisés en marge des cérémonies, l’intensité des relations russo-chinoises[iii]. Sur le plan commercial, 2024 a marqué un nouveau record avec un volume d’échanges de 245 milliards de dollars, la Chine consolidant sa place de premier partenaire de la Russie, augmentation largement due aux sanctions internationales qui frappent cette dernière. Vladimir Poutine a mentionné divers projets communs d’un montant de 200 milliards de dollars, mais n’a pas fait état de percée dans les négociations sur la construction d’un deuxième projet de gazoduc « force de Sibérie ». Il s’est en revanche félicité de « progrès substantiels » dans l’utilisation de la « route maritime du Nord » qui traverse l’Arctique, de même qu’il a relevé l’intensification des échanges culturels et humains (21.000 étudiants russes en Chine, 51.000 Chinois en Russie ; 1,6 million de touristes russes en Chine et 1,2 million de Chinois en Russie). La déclaration conjointe publiée à l’occasion de ces consultations reprend certaines formulations russes[iv]. « Les parties sont convaincues qu’un règlement à long terme et stable de la crise ukrainienne doit nécessairement éliminer ses causes premières », est-il indiqué dans un texte, qui fait aussi référence au « principe de la sécurité indivisible », mis en avant par Moscou pour justifier l’invasion de l’Ukraine. À aucun moment toutefois, il n’est question du soutien de Pékin à la position russe dans ce conflit. C’est au contraire « la partie russe [qui] juge positivement la position objective et sans a priori de la partie chinoise dans la crise ukrainienne et [qui] salue les efforts de la Chine pour jouer un rôle positif dans un règlement par la voie politique et diplomatique ». Dans ce qui peut apparaître comme une critique implicite de l’attitude du Kremlin, le communiqué publié à titre national par le ministère des Affaires Étrangères chinois appelle à conclure un « accord de paix équitable et durable, contraignant et accepté par toutes les parties concernées à travers le dialogue »[v].
La traditionnelle intervention de Vladimir Poutine sur la place rouge, lors du défilé militaire, traduit les priorités de la diplomatie russe, désormais tournée vers la « majorité mondiale »[vi]. Il a mis l’accent sur la dimension globale de la seconde guerre, « près de 80% de la population » de la planète avaient été impliqués, le nazisme a été vaincu par les « efforts conjoints des peuples d’Europe, des États-Unis, d’Afrique, d’Amérique latine, de la région indopacifique », ainsi que par les mouvements de résistance et de libération nationale. Le rôle des Occidentaux dans la victoire commune, passé sous silence en 2022, figure cette année en bonne place. « Nous nous souviendrons toujours que l’ouverture du deuxième front en Europe – après les batailles décisives sur le territoire de l’Union soviétique – a accéléré la victoire », a déclaré Vladimir Poutine, qui a rendu hommage aux « armées alliées, aux combattants de la résistance », ainsi qu’au « courageux peuple chinois ». Après 2022, la contribution des Occidentaux a été chaque année réévaluée. En 2023, Vladimir Poutine saluait brièvement les « combattants de la résistance, qui ont courageusement lutté contre le nazisme, ainsi que les soldats des armées alliées ». L’an passé, il affirmait que « nous n’avons jamais minimisé l’importance du second front et l’aide des alliés », tout en observant que, « pendant les trois premières longues années de la grande guerre patriotique, les plus difficiles, toutes les républiques soviétiques ont pratiquement combattu seules les nazis, alors que pratiquement toute l’Europe travaillait pour la puissance militaire de la Wehrmacht ». En réponse à Donald Trump qui venait d’affirmer que la contribution des États-Unis à la victoire dans la seconde guerre mondiale avait été supérieure à celle des autres alliés, Vladimir Poutine a souligné cette année encore « le rôle décisif de l’Union soviétique dans l’écrasement du nazisme ». Sans évoquer le rôle des peuples slaves dans la victoire, il a en revanche salué « la contribution considérable des habitants d’Asie centrale et du Caucase ».
La guerre en Ukraine n’a fait l’objet que d’une brève mention dans le discours de Vladimir Poutine, qui s’est abstenu de toute menace à l’adresse des Occidentaux. La Russie a été et sera une « barrière indestructible pour le nazisme, la russophobie et l’antisémitisme », a affirmé le président russe, certain que « tout le pays, tout le pays et le peuple soutiennent les participants à l’opération militaire spéciale » en Ukraine. Depuis 2022, la place de ce conflit dans l’intervention du président russe n’a cessé de se réduire. Quelques mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, il avait consacré de longs développements pour la justifier, il fallait éliminer les « bourreaux et les nazis », avait-il expliqué, il s’agissait d’une « décision contrainte », la seule possible, la sécurité de « notre patrie » était en jeu. La Russie avait proposé le dialogue aux Occidentaux, mais « les pays de l’OTAN n’ont pas voulu nous entendre », une nouvelle « opération punitive » se préparait sur « nos terres historiques » du Donbass. Kiev, avait-il prétendu, songeait à se doter de l’arme nucléaire, une « menace absolument inacceptable voyait le jour à nos frontières immédiates » et « tout indiquait que la confrontation avec les néonazis et les Bandéristes, sur lesquels misaient les États-Unis et leurs junior partners était inévitable ». Ce 9 mai 2022, Vladimir Poutine s’était lancé dans une violente diatribe contre les Occidentaux : « nous nous rappelons comment les ennemis de la Russie ont tenté d’utiliser contre nous les bandes de terroristes internationaux, se sont efforcés de semer la haine nationale et religieuse pour nous affaiblir et nous diviser ». En 2023, c’est le sort du peuple ukrainien qu’il avait dénoncé, « otage d’un coup d’État, sur lequel s’est établi un régime criminel » contrôlé par leurs « patrons occidentaux », qui l’utilisent comme « monnaie d’échange pour réaliser leurs plans cruels et égoïstes ». L’année dernière, Vladimir Poutine s’était contenté de rendre hommage aux combattants du front ukrainien (« nos héros »), ajoutant que « la Russie traverse aujourd’hui une période complexe, déterminante ».
Le discours du 9 mai est aussi traditionnellement l’occasion de dénoncer le révisionnisme historique attribué à l’Occident. Cette année, cette accusation a été lancée sur un mode mineur (« nous nous souvenons des leçons de la seconde guerre mondiale et, jamais, nous n’accepterons la distorsion de son histoire, les tentatives d’innocenter les bourreaux et de diffamer les vainqueurs »). Il y a un an encore, Vladimir Poutine fustigeait ceux qui « sont habitués à bâtir leur politique coloniale sur l’hypocrisie et le mensonge », qui « détruisent les monuments à la mémoire des véritables combattants contre le nazisme » et qui « mettent sur un piédestal les traitres et les complices des nazis ». La volonté de se présenter comme le porte-parole de la « majorité mondiale » l’a conduit cette année à faire l’éloge de l’ONU : « mai 1945 a ouvert la voie à une nouvelle architecture globale de sécurité, à la création de l’ONU, institution internationale-clé, face à la génération des vainqueurs, notre devoir est d’utiliser pleinement son potentiel considérable ». À la tête d’un État responsable d’une violation sans précédent de l’ordre international depuis 1945 – sanctionnée par la grande majorité des États à l’Assemblée générale de l’ONU – et membre permanent du conseil de sécurité qui recourt régulièrement au veto, Vladimir Poutine ne craint pas de se faire l’avocat du « renforcement du rôle central de coordination des Nations Unies dans les affaires du monde pour assurer le respect des normes fondamentales inscrites dans la charte de l’ONU et des principes du droit international ». Alors que les années précédentes, la dénonciation de « l’exceptionnalisme » des États-Unis, accusés de vouloir imposer leurs valeurs au reste du monde, était un thème récurrent, cette année le président russe évite une diatribe anti-occidentale, il se contente d’affirmer, lors du repas offert aux délégations étrangères, que « la diversité ne divise pas, mais au contraire enrichit, nous rend plus fort »[vii]. De même, les reproches traditionnels à l’adresse des Occidentaux, encore accusés en 2024 de « revanchisme, d’insulte à l’histoire et de chercher à justifier les adeptes actuels des nazis », étaient absentes des propos du président russe.
Vladimir Poutine a cependant été amené à tenir un discours plus direct et à s’expliquer sur la guerre en Ukraine après que plusieurs dirigeants européens, en visite à Kiev le 10 mai, ont menacé la Russie de nouvelles sanctions en cas de refus d’un cessez-le-feu de 30 jours et qu’ils ont rallié Donald Trump à leur position. Lors d’une déclaration à la presse convoquée nuitamment[viii], le président russe s’est tout d’abord félicité des différentes manifestations organisées autour du 9 mai et de la présence de dirigeants étrangers, notamment européens (Serbie, Slovaquie, Bosnie-Herzégovine), qui, a-t-il noté, ont bravé « les menaces, le chantage et les différents obstacles mis sur leur route » (fermeture de l’espace aérien). Il a salué leur « caractère », la force de leurs convictions et dénoncé au passage de manière anonyme ceux qui ont tenté de les dissuader, qui « applaudissent les anciens soldats de la SS, érigent au rang de héros nationaux ceux qui, pendant la seconde guerre mondiale, ont collaboré avec Hitler ». Cette « politique souveraine » de plusieurs gouvernements européens montre, selon Vladimir Poutine, que « nous commençons à nous diriger vers le rétablissement de relations constructives avec les États européens ». Mais, d’après le chef de l’État russe, « le véritable exemple de relations égalitaires » est donné par le partenariat avec la Chine, dont le président était « le principal invité » aux célébrations du 9 mai. S’agissant de l’Ukraine, en réponse aux appels à un cessez-le-feu, Vladimir Poutine a proposé la reprise, le 15 mai, du processus de négociation d’Istanbul, interrompu au printemps 2022[ix] (aujourd’hui, 14 mai, on ne sait pas s’il se rendra demain dans la capitale turque). Il n’a pas exclu que, dans ce cadre, un cessez-le-feu puisse être conclu, étant entendu qu’il ne peut être question de donner au « régime de Kiev » (ainsi qu’il nomme continuellement l’Ukraine) la possibilité de reconstituer son potentiel militaire en vue de nouvelles offensives. Vladimir Poutine a également exprimé sa gratitude à différents pays pour leurs efforts de médiation, citant « la Chine, le Brésil, les pays africains et du Proche-Orient et, dernièrement, la nouvelle administration des États-Unis ».
Les déclarations faites par le président russe lors des célébrations du 9 mai montrent qu’il est aujourd’hui engagé dans un délicat exercice d’équilibre. Il mise plus que jamais sur le partenariat stratégique avec la Chine, mais tente aussi de ménager la perspective de reprise d’un dialogue étroit avec les États-Unis de Donald Trump, qui a sans doute été agacé par la proximité affichée par Vladimir Poutine et Xi Jinping et qui est frustré par son échec à imposer un cessez-le-feu. À en juger par les commentaires d’experts publiés depuis le retour de Donald Trump à la Maison blanche, le rêve d’un « Yalta 2 » reste vivace à Moscou[x]. La proposition de nouvelles négociations sur l’Ukraine à Istanbul vise à se soustraire à la pression occidentale et à éviter un affrontement avec Washington, en recourant aux bons offices d’une Turquie qui devrait se cantonner dans une plus grande neutralité.
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[i] « L’impact des 50 dernières années de l’histoire politique russe sur l’interprétation de la fête du 9 mai » (en russe), re-russia.net, 9 mai 2025.
[ii] « Greetings to the leaders and citizens of foreign states on the 80th anniversary of Victory in the Great Patriotic War », 8 mai 2025, en.kremlin.ru
[iii] Media statements by Vladimir Putin and Xi Jinping, 8 mai 2025, en.kremlin.ru
[iv] « Déclaration conjointe de la Fédération de Russie et de la République populaire de Chine », (en russe), 8 mai 2025, kremlin.ru
[v] « Xi Jinping Has a Tea Chat with Russian President Vladimir Putin », 9 mai 2025, fmprc.gov.cn
[vi] Parade marking the 80th anniversary of the Great Victory, 9 mai 2025, en.kremlin.ru
[vii] « Dinner on behalf of the President of Russia for the heads of delegations attending the celebrations of the 80th anniversary of Victory », 8 mai 2025, en.kremlin.ru
[viii] « Press statement by the President of Russia », 11 mai 2025, en.kremlin.ru
[ix] Sur ce point, « Ukraine : les conditions de la paix », Telos, 1er octobre 2024
[x] « Ukraine : vers un nouveau Yalta ? », Telos, 24 janvier 2025