Guerre d’Iran: où mène la stratégie israélienne? edit

L’attaque de grande ampleur d’Israël contre l’Iran est une vraie guerre, appelée à durer longtemps ; elle va avoir des conséquences profondes et redoutables sur les rapports de force et la sécurité au Moyen-Orient. Il est encore trop tôt pour les identifier toutes, mais on peut en retenir trois : les premières ont trait au passé récent de la région, que la campagne israélienne prolonge dans deux dimensions : elle est une guerre préventive, dont la réussite finale est suspendue à un changement de régime à Téhéran ; la dernière à l’enfermement d’Israël dans un destin guerrier et dominateur que risque de sceller cette guerre et qu’illustre le consensus qu’a su créer Benjamin Netanyahou autour du concept de « paix par la force ».
Ambition ancienne, circonstances favorables
L’attaque d’Israël contre l’Iran est intervenue à l’issue d’une série de campagnes menées dans le contexte de la guerre de Gaza contre les alliés de l’Iran : la campagne d’assassinats des leaders du Hezbollah en septembre 2024 qui avait culminé avec l’élimination de Nasrallah, campagne suivie de bombardements massifs et d’une nouvelle invasion du sud-Liban conclue par un cessez-le-feu en novembre – peu respecté depuis par Israël – ; puis était survenue la chute de Bachar el-Assad en novembre, à la faveur de laquelle Israël a occupé la zone tampon contrôlée par les Nations-Unies jusqu‘au mont Hébron et imposé une zone d’influence de plusieurs dizaines de kilomètres en Syrie du sud quasiment interdite à ce qui reste du Hezbollah et aux groupes djihadistes.
Alors que Téhéran était ainsi privé de ses deux principaux soutiens extérieurs, la Syrie et le Hezbollah, avec une économie affaiblie par les sanctions américaines et un régime de plus en plus impopulaire et contesté à l’intérieur, l’objectif « d’en finir avec l’Iran » s’est imposé en Israël.
La conviction de toujours de Benjamin Netanyahou était que l’ennemi premier d’Israël était l’Iran ; qu’il était « la tête du serpent » et animait l’ensemble de ses ennemis, Hamas, Hezbollah, Houtis, Syrie ; que ses ambitions nucléaires représentaient pour Israël la menace existentielle d’un nouvel Holocauste ; qu’Israël devait prévenir ce risque par la force et détruire préventivement les capacités nucléaires iraniennes. Il a préconisé l’emploi de la force contre l’Iran dès son retour au pouvoir en 2009 et exclu toute solution négociée du problème iranien. Il a largement contribué à la décision de Trump de se retirer de l’accord de Vienne de 2015 qui avait réussi à limiter le nucléaire iranien, décision qu’il a saluée avec effusion lorsqu’elle est intervenue en mai 2018.
Depuis plus de deux décennies, l’analyse selon laquelle l’Iran était l’ennemi principal d’Israël et son programme nucléaire une menace pour sa survie même, a largement influencé l’opinion et les cercles politiques en Israël où elles ne font plus guère débat. C’était pourtant loin d’être évident : le régime iranien, à travers ce programme, poursuivait lui-même un objectif de survie en espérant échapper au sort qu’avait connu l’Irak voisin en 1991 et 2003 ; à la recherche d’un outil de dissuasion vis-à-vis d’Israël et des États-Unis, l’Iran pouvait sans doute se satisfaire d’une situation ambigüe d’«État du seuil » ; et, après tout, menacer nucléairement Israël aurait été pour lui une entreprise suicidaire compte-tenu des capacités nucléaires d’Israël. Mais rien n’y fit : c’est devenu un article de foi en Israël qu’un Iran nucléaire, ce serait le risque d’un nouvel holocauste, nucléaire cette fois, et qu’Israël devait prévenir ce risque par tous les moyens, y compris la guerre.
Deux éléments restaient néanmoins en débat qui pouvaient éviter cette issue : le premier était le point – très incertain – auquel la menace serait suffisamment caractérisée pour justifier l’emploi de la force ; et la conviction, largement partagée en Israël, qu’une attaque contre l’Iran ne devait pas endommager l’alliance américaine, et par conséquent qu’elle devait se faire avec l’assentiment ou, au moins, en l’absence d’opposition formelle des États-Unis.
Elle ne pouvait donc pas intervenir en cas de solution négociée soutenue par les États-Unis, une issue que Benjamin Netanyahou était décidé à prévenir. En lançant son offensive deux jours avant la rencontre entre les États-Unis et l’Iran prévue le 15 juin[1], il y est parvenu. Avait-il raison de s’inquiéter d’un possible accord entre Washington et Téhéran ? On peut en douter : Trump avait choisi de reprendre la négociation avec l’Iran en avril dernier, mais sans la mener sérieusement, nommant un négociateur inepte et poursuivant des objectifs irréalistes, dont l’arrêt de tout enrichissement en Iran. Quoi qu’il en soit, Netanyahou n’a pas pris ce risque.
C’était le moment où le faire, car Israël bénéficiait de deux circonstances uniquement favorables : l’affaiblissement international et intérieur sans précédent du régime iranien ; l’incompétence et le caractère velléitaire de Trump, dont on ne sait si, à la veille de l’attaque, il s’est laissé convaincre que la négociation était sans issue ou que l’option militaire n’était pas incompatible avec elle ; ou encore s’il a préféré acquiescer à celle-ci après coup, faute de s’y être opposé. Peu importe. Netanyahou a eu sa guerre et peut faire valoir qu’il a, à présent, l’appui du président américain. Celui-ci a d’ailleurs dit que l’attaque était « excellente », que « bien pire était à venir pour l’Iran » et qu’un « deal entre l’Iran et Israël » était possible (!), pour lequel il a même envisagé une médiation russe.
Une nouvelle guerre préventive
La guerre contre l’Iran était dans la logique qui a vu, depuis septembre 2024, Israël s’en prendre à tous ses ennemis, réels ou en puissance, l’un après l’autre. L’Iran était le dernier sur la liste, et il y a dans cette séquence la marque d’une préméditation probable, et d’ailleurs stratégiquement brillante. Aussi bien, Israël n’a-t-il fourni aucun indice d’une menace imminente ni d’une accélération particulière du programme iranien autre que l’augmentation du taux d’enrichissement de ses matières fissiles, effective depuis 2018 en réponse à la dénonciation de l’accord de Vienne par les États-Unis. Il a simplement indiqué que les Iraniens se rapprochaient de la phase de réalisation de l’arme nucléaire (« weaponization ») sans autre détail, ni échéance plausible, ni preuve.
Il s’agit donc d’une attaque préventive, action contraire au droit international, à la différence d’un exercice du droit de légitime défense en réponse à une attaque imminente. Il y a quatre cas, dans l’histoire récente, de guerres préventives, dont trois se rapportent à l’Irak, le quatrième étant l’invasion de l’Ukraine par la Russie que celle-ci a justifiée par la nécessité de prévenir l’expansion à l’Est et les visées hostiles de l’OTAN. Comment ces précédents peuvent-ils éclairer l’affaire iranienne ?
Ce sont les trois cas irakiens qui sont les plus pertinents : l’attaque du réacteur nucléaire irakien expérimental Osirak par l’aviation israélienne en 1981, la campagne aérienne menée par les Américains (avec une participation britannique) à partir de 1997 pour prévenir la reconstitution des armes de destruction massives irakiennes et, enfin, l’invasion de l’Irak en 2003 par une coalition menée par les États-Unis.
L’attaque contre Osirak de 1981 fut sévèrement condamnée par le Conseil de sécurité de l’ONU à l’unanimité : dans sa résolution 487, il se dit « profondément préoccupé par le danger causé à la paix et à la sécurité internationales par l'attaque aérienne perpétrée avec préméditation le 7 juin 1981 par Israël contre les installations nucléaires iraquiennes, qui pourrait à tout moment déclencher une explosion dans la région » ; en conséquence, il « condamne énergiquement l'attaque militaire menée par Israël en violation flagrante de la Charte des Nations Unies et des normes de conduite internationale; et demande à Israël de s'abstenir à l'avenir de perpétrer des actes de ce genre ou de menacer de le faire ».
Il est bon de rappeler ce texte car, même en tenant compte de la part d’hypocrisie que comptait la condamnation d’une attaque que beaucoup de pays ne réprouvaient pas vraiment, il permet de mesurer l’affaiblissement, depuis lors, du droit international, auquel quasiment aucune référence n’a été faite dans le contexte de l’attaque israélienne. L’Iran a bien saisi le Conseil de sécurité, mais il n’y a aucune chance qu’il condamne Israël. Le président Macron qui, à propos des opérations à Gaza, avait dit jusqu’en mars dernier : « Israël a le droit de se défendre », a dit au lendemain de l’offensive israélienne contre l’Iran : « Israël a le droit de se protéger », terminologie qui semble inclure, pour la justifier en droit, cette offensive préventive.
Des opérations aériennes américaines conduites contre l’Irak en 1997-1999, dont la principale fut l’opération « Desert Fox » en 1998, deux leçons essentielles sont à retenir : la première est, qu’à la différence d’Osirak, une frappe ne suffit pas pour une opération de contre-prolifération, il y faut une véritable campagne aérienne d’ampleur ; la seconde est qu’il faut la répéter pour réussir.
Même si les Israéliens parviennent – comme il est probable – à dégrader fortement les capacités nucléaires iraniennes, ce résultat sera provisoire et il leur faudra recommencer, dans six mois, dans un an, une nouvelle opération pour enrayer la reconstitution de ces capacités. L’impasse à laquelle menait pour cette raison l’opération « Desert Fox » et ses suites, prépara le terrain pour l’invasion de l’Irak en 2003.
Revenir à celle-ci donne à réfléchir sur plusieurs points en relation avec l’affaire iranienne d’aujourd’hui. Dans leur effort pour justifier la guerre préventive – illégale sans nul doute – qu’était l’invasion de l’Irak, les États-Unis ont bâti un argumentaire[2] où ils faisaient valoir tout à la fois le caractère uniquement menaçant des armes de destruction massive, la possibilité inacceptable que ces armes tombent entre les mains de terroristes, le caractère tyrannique et sanguinaire du régime de Saddam Hussein, son agressivité extérieure. Cette chaîne d’arguments les a conduits d’un objectif limité de contre-prolifération à l’ambition du changement de régime en Irak et du remodelage du Moyen-Orient.
On en est exactement là aujourd’hui : en trois jours, les justifications de l’opération sont passées, chez Benjamin Netanyahou, de la prévention de la menace nucléaire iranienne au changement possible de régime en Iran, et à la promesse d’un nouveau Moyen-Orient : « Nous sommes en train de changer la face du Moyen-Orient et cela peut conduire à des changements radicaux en Iran-même », a-t-il déclaré le 16 juin. De ces idées, qui ont conduit George Bush et la coalition de 2003 au fiasco irakien, quel sera l’impact en Iran et au Moyen-Orient après l’attaque israélienne ?
Trois issues et trois vainqueurs possibles : Netanyahou, Trump, et la guerre elle-même
Ce n’est pas parce que des idées sont marquées par l’hybris et le cynisme qu’elles doivent nécessairement échouer : il se peut que l’offensive aérienne israélienne provoque la confusion, le désarroi et la chute du régime iranien ; que lui succède un régime décent, qui renonce au nucléaire, et choisisse, avec les Émirats et l’Arabie Saoudite, le partenariat avec Israël sous le patronage des États-Unis. Un Moyen-Orient transformé pourrait en sortir, qui rassemblerait les puissances d’ordre contre les Frères musulmans et le terrorisme sunnite, principales sources de trouble dans la région depuis 2001.
Netanyahou resterait dans l’histoire comme un stratège visionnaire, qui aurait intégré Israël dans un environnement régional débarrassé de ses ennemis, à la question palestinienne près, dont le sort serait d’être marginalisée ou de faire l’objet d’un traitement cosmétique quelconque, dans un contexte d’hégémonie régionale israélienne.
Une deuxième possibilité serait que, sa volonté de résistance ayant été émoussée par l’efficacité des attaques israéliennes, l’Iran conclue un accord avec les États-Unis selon les lignes que ceux-ci ont proposées, à savoir l’arrêt de tout enrichissement sur le sol iranien, et que, dans la foulée, Trump impose rapidement un cessez-le-feu à Israël. Dans cette hypothèse, ce serait Trump le vrai vainqueur de cette affaire, qui se conclurait par un « deal », cependant que Netanyahou, opposé à toute solution négociée avec le régime de Téhéran, serait frustré des fruits de sa victoire.
Ce n’est pas une issue tout-à-fait impossible : il serait moins déshonorant pour les Iraniens de capituler politiquement devant les Américains que militairement devant les Israéliens ; ils gagneraient un répit tout en renonçant à des opérations d’enrichissement en pratique compromises au moins pour un temps.
Il est cependant difficile de juger probables ces deux scénarios.
Au premier manque ce qui a rendu possible la chute du régime d’al-Assad en Syrie : douze ans de guerre civile, entraînant la constitution de milices armées, dont la plus puissante a fini par l’emporter, face à des forces du régime démoralisées et largement abandonnées par celui-ci. Le régime iranien est détesté, mais il est confronté à des classes urbaines éduquées, comme l’étaient les premiers opposants syriens qui ont été vite submergés. Les Pasdarans n’ont pas à faire face à une opposition armée et, si elle devait émerger, ils se battront dos au mur. La conséquence la plus probable d’une stratégie de changement de régime mobilisant l’opposition intérieure serait, à supposer qu’elle réussisse, une longue guerre civile, à laquelle se mêleraient tôt ou tard les voisins de l’Iran : on irait vers une nouvelle catastrophe régionale dont nul ne pourrait prédire l’issue.
Quant au second scénario, un accord entre l’Iran et les États-Unis, ce serait le plus souhaitable car le seul à même d’arrêter rapidement le conflit. Benjamin Netanyahou va tout faire pour l’empêcher, car il le ramènerait à des réalités internes et externes dérangeantes : sa coalition ébranlée, sa situation judiciaire, le carnage sans fin qu’il mène à Gaza, le déni de la question palestinienne. Il faudrait en outre, pour que cette négociation réussisse, un Trump déterminé à imposer ses vues et des négociateurs iraniens assez intelligents pour prendre leurs pertes en attendant des jours meilleurs : ce n’est pas le plus probable.
Reste la guerre
Le vainqueur le plus probable, c’est la guerre elle-même, avec ses partisans, Benjamin Netanyahou, les Pasdarans, une guerre qui risque de s’élargir et de se nourrir elle-même.
L’élargissement le plus probable et le plus immédiatement dangereux c’est l’implication directe des Américains dans le conflit. C’est l’objectif de Netanyahou, qui s’est toujours flatté de manipuler et de ramener à ses côtés l’allié américain : après avoir obtenu de Trump un soutien – demi-arraché ou franchement consenti, on ne sait – il va s’efforcer de l’amener à ses côtés dans la guerre. Sans l’engagement direct des capacités américaines, le succès israélien restera limité, et les objectifs iraniens les mieux protégés, Natanz, Fordow, ne seront pas complètement détruits.
Or l’engagement direct des États-Unis supprimerait le seul facteur capable de modérer la situation et d’imposer une issue pacifique. Dans leurs guerres au Moyen-Orient, les Américains et les Israéliens se sont toujours abstenus de conduire conjointement leurs opérations militaires, pour ménager les pays de la région et les puissances extérieures. On ne sait où mènerait la rupture de ce principe de prudence, mais on peut craindre que s’ils réussissent à amener les Américains à leurs côtés, les Israéliens ne s’enhardissent au-delà de toute raison.
Trump sera-t-il capable de résister à l’intervention directe où le mène la stratégie israélienne ? On ne sait ; mais entre Trump et Netanyahou, il est facile de voir qui a, jusqu’ici, manipulé l’autre.
En cas d’abstention américaine, la campagne israélienne va se poursuivre pour achever ses objectifs ; elle va sans doute se durcir et s’étendre à d’autres catégories d’objectifs que les capacités militaires, en représailles des victimes de la réplique iranienne. Celle-ci va se poursuivre sans doute jusqu’à épuisement de ses stocks de missiles encore intacts.
Quels seront, dans deux ou trois semaines, les résultats de tout cela ? Qu’est-ce qui aura été réglé sur les décombres de cette guerre ? On ne sait : un Iran encore affaibli et son programme nucléaire retardé, un régime dont la survie sera encore davantage l’unique objectif, et dont l’emprise – s’il la conserve – sur un peuple iranien terrorisé et déboussolé sera d’autant plus implacable.
Le front du refus disparu avec la défaite de l’Iran, il restera un pays de la région en mesure d’incarner une capacité de résistance à Israël : la Turquie d’Erdogan, et il est possible qu’elle choisisse d’assumer ce rôle. Si c’est le cas, elle finira par se trouver des partenaires, à commencer par la Syrie, qu’Israël a déjà commencé à lui disputer, et peut-être l’Iran lui-même, avec lequel elle n’a aucun désaccord fondamental.
On peut aussi prévoir que les autres États de la région seront tétanisés par les événements, peut-être soulagés du recul de la capacité de nuire de l’Iran, mais ayant perdu confiance dans la capacité stabilisatrice des États-Unis, qui s’exerçait dans la région depuis la paix de Camp David entre Israël et l’Égypte, surtout si Trump se joint à la guerre contre l’Iran. Ils craindront encore davantage Israël, mais pas au point de souscrire à l’ordre régional que préfigurent les actes du gouvernement de Benjamin Netanyahou : Israël libre de frapper où et quand il veut dans la région, Gaza irrémédiablement rendu invivable, les Arabes minutieusement persécutés dans les territoires occupés, c’est-à-dire la perspective d’un règlement par la violence et par l’humiliation de la question palestinienne.
Au-delà, s’il n’y a pas de nouvel accord sur le nucléaire, comparable à l’accord de Vienne de 2015, il y aura un Iran sous sanctions, soumis sans doute à de nouveaux bombardements de temps à autre pour consolider les résultats de la campagne aérienne en cours : la situation de l’Irak entre 1997 et 2003, en somme, c’est-à-dire une impasse dont la seule issue logique serait un changement de régime, impossible à prévoir ni à faciliter de l’extérieur.
Le poison de la paix par la force
Rendant visite à Trump le 5 février dernier, Netanyahou avait fait sien le slogan du président américain nouvellement entré en fonctions : « la paix par la force ». Il a tenu parole ; mais ce slogan est trompeur et dangereux. Trompeur car il ne doit pas signifier pas que la force provoque spontanément la paix. Dans la théorie de la guerre juste, qui est au fondement du droit des conflits armés, la guerre n’est juste que si elle est menée en vue de la paix ; si la stratégie qui suscite le recours à la force intègre le chemin qui mène à la paix.
Rien de tel chez Netanyahou : après plus de dix-huit mois d’emploi de la force à Gaza, il n’a pas encore offert la première idée de ce que serait l’issue pacifique souhaitable de cette orgie de violence. Ni au Liban après les frappes sur le Hezbollah, ni à la Syrie après le changement de régime, il n’a offert la moindre perspective politique : dans ces deux pays, les forces israéliennes ont contribué brillamment à modifier l’équilibre des forces en faveur d’Israël : il n’en tire aucun parti. En Iran, que veut-il faire de la victoire de ses forces aériennes ? Il ne veut aucun accord avec le régime et s’emploie à empêcher que d’autres y parviennent.
Trompeur, le concept de paix par la force est aussi dangereux, car il implique une vision strictement unilatérale de la sécurité d’Israël. Par définition, le concept, qui vise à éliminer par la force toutes les menaces actuelles et potentielles sur Israël, ne souffre aucune réciprocité : il exclut a priori que d’autres fassent le même choix, et implique de fonder la sécurité d’Israël sur l’insécurité de tous ses voisins : sécurité absolue contre insécurité absolue.
Mettons-nous – pour une fois, car cela n’entre pas dans les catégories de cette stratégie de la paix par la force – à la place de ces voisins : que vont-ils penser de l’attaque sur l’Iran et quelles leçons vont-ils en tirer ? Ils vont en conclure dans un premier temps qu’il est dangereux, voire suicidaire de tenter d’acquérir l’arme atomique dans le voisinage du voisin surarmé et déterminé qu’est Israël ; le revers de cette leçon, cependant, est que la seule façon de se protéger de cette puissance redoutable et déréglée est de posséder l’arme atomique. Cette leçon à double face, l’Iran l’a apprise au prix cher ; elle ne sera pas perdue pour la Turquie, l’Arabie Saoudite, et d’autres ; mais quelle face de la leçon retiendront-ils ? Celle que cherche à imposer Israël, ou celle que leur dictera leur intérêt national et leur volonté d’indépendance ?
Depuis l’aube des temps modernes, tous les progrès dans l’organisation de la société internationale – ou, plus exactement, de quelque chose qui ressemble à une société dans l’ordre international – ont reposé sur l’égalité des droits, la réciprocité des obligations et finalement sur l’espoir que la sécurité des uns n’implique pas l’insécurité des autres. L’expérience unique du peuple juif, les blessures de son histoire le rendent, en cas d’épreuve comme le 7 octobre, trop facilement insensible à ces concepts. Son sentiment atavique d’insécurité, manipulé par des politiciens cyniques et médiocres, s’est mué en un nationalisme exclusif, aggravé d’un ethos guerrier religieux, mélange toxique qu’incarne de façon déplorable l’actuelle coalition gouvernementale. Que l’opinion israélienne l’ait suivie dans la guerre qu’elle a choisi de faire à l’Iran est une faute, mais une faute que peuvent expliquer le 7 octobre et le destin du peuple juif.
Ce qui fait franchement peur, c’est que l’Amérique, qui n’a pas ces raisons, puisse s’apprêter à lui emboîter le pas en Iran, et à suivre elle aussi ce concept de paix par la force, qui porte en anglais cet autre nom : « might is right » ou encore : « la force, c’est le droit ».
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Attaque à l’occasion de laquelle le principal négociateur iranien a d’ailleurs été assassiné.
[2] Résolution du Congrès d’octobre 2002 autorisant l’emploi de la force contre l’Irak.