La résilience démocratique externe de l’Europe à l’épreuve edit

7 décembre 2025

Les déclarations récentes du général Fabien Mandon[1], appelant la France à « accepter de perdre ses enfants » en cas de conflit majeur avec la Russie et à se préparer à un « choc » possible d’ici trois ou quatre ans, ont déclenché une vive polémique. Certains y voient un discours de « va-t-en-guerre » et une militarisation des esprits ; d’autres y lisent un rappel lucide des risques géostratégiques pesant sur l’Europe. Plutôt que de trancher moralement, il faut analyser ce type de prise de parole comme un symptôme d’indécidabilité stratégique au cœur de ce qu’on peut appeler la résilience démocratique externe[2] des États membres de l’Union, c’est-à-dire leur capacité – individuelle et collective – en tant que régimes politiques, à encaisser, absorber et dissuader des pressions géopolitiques intenses et durables, sans céder au chantage ni dénaturer leurs procédures institutionnelles internes.

Alerter sans décider: ce que dit vraiment le général et ce que cela implique

Dans son discours prononcé devant les maires de France le 18 novembre 2025, le chef d’état-major des armées décrit d’abord très clairement le groupe combattant : des militaires professionnels, et non des conscrits. Il rappelle ensuite que ces soldats ne peuvent tenir dans la durée qu’à la condition de percevoir un soutien tangible de la nation. Loin de s’arroger un pouvoir de décision, il subordonne ainsi la capacité de combat à un large assentiment civique : sans mandat implicite de la société, l’usage de la force devient politiquement intenable et opérationnellement difficile.

Au fond, il assume une mission de vigilance et d’alerte au service de cette capacité de résistance externe : éclairer la décision politique par l’énoncé du scénario du pire, sans préempter la décision suprême. D’où le cœur de son propos : si un pays refuse par principe toute perte humaine et tout sacrifice économique, il se place en situation de vulnérabilité structurelle face à toute puissance prête, elle, à assumer ce coût. Nous serions « en risque » non parce que la guerre serait décidée, mais parce qu’une simple menace de recours à la force suffirait à nous faire reculer.

Le général Mandon renvoie donc explicitement aux élus et, plus largement, au politique la responsabilité de « parler » aux citoyens, de les informer des enjeux de sécurité et d’expliquer l’effort de défense. Le chef d’état-major ne réclame ni mobilisation générale ni conscription de masse ; il décrit le type de soutien civique sans lequel aucune politique de défense cohérente n’est possible.

Deux registres de l’alerte: dissuasion externe et mobilisation des imaginaires civiques

Dans une démocratie, un chef d’état-major qui alerte publiquement sur un risque majeur ne sort pas de son rôle. Il contribue à la protection externe du régime en formulant le scénario du pire sous contrainte d’incertitude, sans jamais prétendre se substituer à la décision politique. La subordination du militaire au politique n’implique nullement le silence public, mais bien sa contribution compétente à la délibération commune : même en démocratie libérale, les diagnostics des armées doivent nourrir, sous contrôle parlementaire et présidentiel[3], la discussion souveraine sur la hiérarchie des menaces et des priorités, à la fois comme expertise technique et comme aiguillon moral du corps civique. La Revue nationale stratégique 2025 ne fait pas autre chose, aussi bien concernant la menace russe que sur la question du « réarmement moral » et celle de la résilience civique[4].

Comme le rappelait le général André Beaufre en 1963, la stratégie n’est jamais affaire de certitude, mais de calcul de probabilités sous contrainte d’incertitude radicale[5]. À ce titre, il est parfaitement « démocratique » que des états-majors, face à un réarmement russe rapide, à la prolongation de la guerre d’attrition en Ukraine et à l’hypothèse d’un désengagement partiel des États-Unis du théâtre européen, évoquent publiquement la possibilité d’un affrontement direct sur le flanc est de l’Union.

Là où le débat devient intéressant, ce n’est pas sur la légitimité de ces prises de parole, mais sur leur statut bifrons. Les discours des états-majors européens se prêtent, en effet, à deux lectures dissemblables, qu’il est impossible de départager ex ante. La notion d’indécidabilité stratégique désigne précisément cette situation où les signaux d’alerte envoyés par les dirigeants militaires sont simultanément lisibles comme stratégie résolue de dissuasion externe et comme dispositifs de mobilisation interne, sans qu’il soit possible, au moment où ils sont émis, de hiérarchiser de manière certaine ces deux fonctions.

Première lecture : prédire le pire pour dissuader. Du fait de leur poste d’observation professionnel, dûment outillé, les chefs militaires proposent un diagnostic fondé sur un faisceau d’indices dont eux seuls disposent : reconstitution des capacités russes malgré les pertes en Ukraine, montée des attaques hybrides et de sabotage, incidents aux frontières de pays alliés, diagnostics convergents d’autres responsables de sécurité – par exemple Bruno Kahl, directeur du Bundesnachrichtendienst allemand, évoquant la capacité probable de la Russie à frapper un État de l’OTAN d’ici la fin de la décennie[6], ou bien le chef d’état-major suédois, Michael Claesson déclarant récemment : « La polarisation politique, qui est une réalité dans de nombreux pays européens aujourd’hui, crée une véritable aubaine pour le guerrier hybride. C’est le rêve absolu de M. Poutine, car cet état d’incertitude peut toujours être exploité »[7].

Pratiquée simultanément par différents types d’acteurs, l’alerte géostratégique publique atteste ainsi de la détermination des Européens à établir lucidement l’état des risques, afin que la décision politique prenne la mesure du danger, engage les préparatifs permettant d’opérationnaliser la riposte et signale résolument à l’adversaire qu’une population sensibilisée à des enjeux vitaux est prête à soutenir un effort de défense substantiel. Dissuasion capacitaire des armées, dissuasion élitaire des gouvernants et dissuasion civique de la population s’alignent alors dans l’envoi de signaux défensifs cohérents, ante bellum.

Seconde lecture : la mobilisation anticipée des imaginaires civiques. Les mêmes propos peuvent être compris comme une intervention assumée sur les représentations collectives : installer l’idée d’un « avant-guerre », dramatiser la fin du « dernier été de paix », acclimater les sociétés à la perspective de pertes et de budgets de défense durablement accrus. Il ne s’agit alors plus tant de décrire le réel que de reconfigurer les attentes civiques en prévision d’un scénario extrême : préparer les esprits, déplacer les rapports civilo-militaires, redéfinir ce qu’il devient légitime d’exiger de citoyens longtemps habitués à la paix et à un mode de vie consumériste indolore.

Ce qui distingue les deux lectures, c’est le destinataire principal du message. Dans la première, les états-majors s’adressent d’abord à l’ennemi : ils affichent l’alignement des trois ressorts de la dissuasion – capacité militaire, lucidité décisionnelle, soutien populaire – pour infléchir son calcul stratégique offensif. Dans la seconde, ils s’adressent d’abord à l’intérieur : ils travaillent préventivement l’imaginaire civique, acclimatent les sociétés à l’hypothèse d’un affrontement et préparent l’opinion à consentir aux coûts d’une éventuelle guerre défensive. Or ces deux registres, loin de s’exclure, sont simultanément vrais et nécessaires dès lors qu’un risque géostratégique se présente, ne serait-ce qu’à l’état latent : une dissuasion crédible exige à la fois de signaler la fermeté régalienne vers l’extérieur et de consolider la disponibilité morale vers l’intérieur. De ces deux points de vue concurrents, un état-major compétent demeure pleinement dans son rôle : maximiser le coefficient de mobilisation de puissance défensive d’une démocratie, avant toute manifestation létale des risques externes.

Anticiper et dissuader face à la grande dorsale eurasienne

Cette double lecture n’est pas un défaut de communication qu’il conviendrait d’éviter par un rappel à l’ordre hiérarchique de la Grande muette. Elle tient à la nature même de tout effort d’anticipation stratégique : les intentions russes demeurent opaques, les renseignements sont incomplets, les signaux ambivalents. Robert Jervis[8] l’a montré depuis longtemps : dans les relations internationales, perception et méprise sont structurellement entremêlées ; un même signal peut être à la fois indice de menace et instrument de bluff, et sa véritable nature n’est connue qu’après coup. À cette ambiguïté des signaux s’ajoute une asymétrie permanente entre capacités offensives et dispositifs défensifs, qui rend structurellement plus facile de menacer que de protéger. C’est ce chevauchement structurel des significations – protection, dissuasion, mobilisation à temps – combiné à cette asymétrie qui fait de l’indécidabilité stratégique un trait durable du gouvernement démocratique des menaces, et non un simple problème de communication militaire.

Toute doctrine de dissuasion affronte en cela un dilemme insoluble : une alerte trop faible expose à la double accusation d’aveuglement et d’incompétence coupables si le danger se réalise ; un alarmisme trop fort sera dénoncé, en cas de non-actualisation des risques, comme une manipulation illégitime du politique par les militaires. Le paradoxe est sans solution, car la seule manière de rendre moins probable une guerre consiste à prendre au sérieux le scénario du pire : réarmer, reconstituer des stocks, renforcer le flanc est, consolider la cohésion politique interne. Plus le signal d’alerte est ferme, plus il incite l’adversaire à renoncer à l’escalade ; inversement, plus la guerre s’éloigne, plus le discours initial peut être relu ex post comme excès de dramatisation. Toute dissuasion efficace est donc structurellement exposée à la critique rétrospective : elle fonctionne comme une prophétie auto-réfutante.

Or la guerre d’Ukraine a mis au jour un nouvel espace de vulnérabilité centrale pour l’Europe : une grande dorsale eurasienne allant des pays nordiques et baltes au Caucase, en passant par la Pologne, la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine. Sur cet arc se concentrent désormais les risques de pressions militaires, hybrides et politiques. Cette dorsale constitue la principale ligne de fracture du système de sécurité européen : un corridor continu de vulnérabilités où se jouent la soutenabilité à long terme de l’alliance atlantique et la possibilité d’une autonomie stratégique européenne. Si Vladimir Poutine parvenait à stabiliser à son avantage le front ukrainien à la suite du plan en 28 points de l’administration Trump II, il disposerait d’une marge de manœuvre accrue pour tester la cohésion de l’OTAN et de l’UE le long de cette ligne.

Dans le même temps, l’hégémon américain tend à redéfinir son engagement en Europe sur un mode transactionnel, voire ouvertement néo-patrimonial – version Mar-a-Lago & golf friends du clan Trump-Witkoff : garanties de sécurité contre commandes industrielles et dérégulation numérique, alignements technologiques, soutiens diplomatiques sur d’autres théâtres d’opération. La relation transatlantique, construite historiquement comme alliance du monde libre, se transforme en asymétrie néo-tributaire : l’Europe paie pour accéder à la protection et aux technologies critiques, tout en restant dépendante de capacités militaires qu’elle ne maîtrise pas. Les alertes des états-majors européens, lorsqu’ils insistent sur la nécessité d’être prêts « dans trois ou quatre ans », ne portent donc pas simplement sur des chars et des munitions : elles renvoient à ce choix politique entre rester un espace prospère, mais militairement sous protectorat, ou accepter le coût d’un saut capacitaire propre du Vieux Continent, que les maîtres du nouveau Grand Jeu s’emploient à diviser afin de le maintenir dans l’état d’impréparation stratégique issu de ses propres arbitrages démocratiques imprudents.

Démocratiser le débat géostratégique: un vecteur de résilience démocratique externe

Pour les démocraties européennes, la question décisive n’est donc pas de distribuer aux chefs d’état-major des brevets de « bons » ou de « mauvais » lanceurs d’alerte publique, mais de déterminer comment mieux institutionnaliser la gestion des risques géostratégiques.

D’un côté, le refus systématique de prendre au sérieux ces alertes, au nom de la dénonciation d’une supposée militarisation des esprits, nourrit un cynisme électoral à courte vue. Il laisse les États membres exposés à des retournements rapides dans un environnement stratégique instable, alors même que l’Europe part d’une situation de sous-investissement militaire structurel déjà préoccupante.

De l’autre, l’adhésion sans contrôle aux diagnostics militaires, au nom d’une confiance illimitée dans les experts, favorise l’installation d’une logique d’exception externe – un « avant-guerre » permanent – qui pèse sur les équilibres internes des démocraties : priorités budgétaires, libertés publiques, hiérarchie des biens collectifs. Un « parti de la guerre » diffus peut alors se structurer autour de la dramatisation du risque et de la défense, par l’appareil de sécurité, d’intérêts corporatistes propres.

La voie étroite consiste à encadrer et à publiciser ces signaux d’alerte plutôt qu’à les sacraliser ou à les disqualifier. Les auditions des responsables militaires devant les commissions parlementaires existent déjà ; elles peuvent être renforcées, mieux diffusées, complétées par des débats contradictoires associant experts civils, élus et société. Trois exigences minimales devraient alors s’imposer.

La première est d’expliciter les horizons temporels invoqués et les hypothèses sur lesquelles reposent les diagnostics (« trois ou quatre ans » : en fonction de quelles évolutions possibles du réarmement russe, de l’engagement transatlantique et des tensions sino-américaines modifiant les équilibres planétaires ?).

Deuxième exigence, distinguer nettement l’analyse du risque (capacités, signaux, scénarios) et le plaidoyer pour telle ou telle réforme budgétaire ou institutionnelle.

Troisième exigence, ouvrir des controverses informées – parlementaires, expertes, sociétales – sur la proportionnalité des mesures proposées, sans assimiler d’emblée tout désaccord à de la naïveté ou à de la déloyauté civiques.

L’indécidabilité géostratégique n’en disparaîtra pas pour autant, puisqu’elle est consubstantielle à la nature profondément incertaine des risques émergents de l’époque. Elle doit seulement cesser d’apparaître, au bénéfice de l’adversaire et au détriment de la solidarité commune, comme un duel dogmatique entre alarmistes bellicistes et tribuns imprévoyants. Car la bonne gouvernance de la sécurité collective, gage de résilience démocratique externe[9], demeure d’abord l’affaire du corps civique ; dirigeants politiques et états-majors n’en constituent que l’avant-poste décisionnel et technique.

 

 

[1] Cf. l’intégralité du discours du général Mandon, Le Figaro, 24 novembre 2025.

[2] Alexandre Escudier, « Double résilience démocratique : le nouveau Grand débat », Conférence Sciences Po, 2 octobre 2025.

[3] Dans le cas français ayant récemment donné matière à la polémique partisane, la menace a été clairement définie en amont par les autorités démocratiquement élues : le Président de la République, le gouvernement et le Parlement, ce dernier supervisant notamment la rédaction de la Revue nationale stratégique via ses commissions de la Défense.

[4] Publiée en juillet dernier, la Revue nationale stratégique 2025 mentionne soixante-dix-neuf fois les termes « russe » et « Russie », et son troisième paragraphe précise que « La Russie, en particulier, menace le plus directement aujourd’hui et pour les années à venir les intérêts de la France, ceux de ses partenaires et alliés, et la stabilité même du continent européen et de l’espace euro-atlantique ». Le chef d’état-major des armées n’a donc en rien « désigné l’ennemi » : il fait état d’une politique de défense subordonnée à la chaîne de commandement mandatée par le suffrage universel. Il n’excède pas davantage le périmètre de ses fonctions dès lors que la même Revue nationale stratégique 2025 énonce comme « objectif stratégique n° 2 » le « réarmement moral » ainsi que la « protection de la Nation » par « la cohésion et la résilience de ses acteurs », cf. Revue Nationale Stratégique 2025, Paris, Ministère des Armées, 14 juillet 2025, p. 39-43 et 86 sq.

[5] André Beaufre, Introduction à la stratégie (1963), Paris, Hachette, 1998, p. 113.

[6] Angela Skujins, « Russia could attack NATO by end of decade, German intelligence chief warns », 15 octobre 2024

[7] Victor Jack & Jacopo Barigazzi, “Russia ‘prepared to take enormous strategic risks’ to test NATO, top Swedish general warns”, Politico, 19 novembre 2025.

[8] Robert Jervis, Perception and Misperception in International Politics. Princeton, NJ, Princeton University Press, 1976.

[9] Cf. Jean Baechler et Alexandre Escudier (dir.), Résilience démocratique. Éléments de sociologie historique, Paris, Hermann, 2024.