Un basculement autoritaire du fédéralisme américain? edit

Le système judiciaire fédéral américain comprend trois niveaux principaux – les cours de district, les cours d’appel fédérales et la Cour suprême des États-Unis. Le juge fédéral de district y occupe une place centrale : il traite la majorité des contentieux fédéraux dès leur origine.
Dans certains cas, il peut émettre des ordonnances soit à portée limitée (dite « aux parties »), soit à effet national, suspendant l’application d’une loi ou d’un décret sur l’ensemble du territoire américain. Jusqu’à récemment, ce pouvoir conférait à ce niveau juridictionnel une influence considérable sur la mise en œuvre des politiques fédérales, avant tout contrôle par les instances supérieures.
Le 27 juin 2025, par six voix contre trois, la Cour suprême a jugé que les tribunaux de district excédaient leur pouvoir juridictionnel en prononçant des ordonnances dites « universelles » (nationwide injunctions). Saisie en urgence par l’administration Trump, la Cour suprême a levé les blocages frappant le décret présidentiel n° 14160, qui supprime le jus soli pour les enfants de parents sans statut migratoire permanent. Cet arrêt[1] redéfinit l’architecture du contrôle juridictionnel outre-Atlantique et provoque une onde de choc aux conséquences majeures, à au moins cinq niveaux différents.
L’affaiblissement général du verrou constitutionnel contre-majoritaire
La légitimité du contrôle constitutionnel (judicial review) des lois et décrets repose sur deux piliers indissociables : d’une part, la capacité des juges à contenir les emballements majoritaires susceptibles de menacer les droits fondamentaux ; d’autre part, l’esprit de mesure dont fait preuve le juge constitutionnel en n’intervenant qu’avec parcimonie, en particulier dans les domaines idéologiquement sensibles, afin de ne pas fonctionner ni apparaître comme une institution contre-majoritaire, élitiste et anti-démocratique[2]. En suspendant la portée nationale, autrement dit le « contrôle fort »[3] juridictionnel des cours de district, la Cour suprême fragilise son premier pilier, en tant que gardienne des droits individuels au regard de la hiérarchie formelle et matérielle des normes juridiques. Ce faisant, elle conforte la dynamique de la « présidence impériale », déjà nourrie par la multiplication des décrets d’urgence depuis 2021.
Une première conséquence de cet affaiblissement général est l’apparition d’un dimorphisme juridique entre États « rouges » et « bleus ». La fin des ordonnances universelles territorialise chaque litige : 28 États républicains peuvent d’ores et déjà appliquer le décret sur la citoyenneté, tandis que les États démocrates s’en tiennent à la lecture orthodoxe du XIVᵉ amendement, article 1 : « Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside ». Là où le « fédéralisme coopératif » d’après-guerre cherchait l’harmonisation du droit, émerge désormais un fédéralisme « concurrentiel » (William H. Riker[4]). L’acte d’état civil d’un nouveau-né californien peut désormais être refusé dans un comté texan : la citoyenneté devient conditionnée à une fragmentation territoriale croissante du droit.
Privés d’une protection judiciaire uniforme, les individus adoptent de nouvelles stratégies de mobilité inter-étatique, dans une logique d’opportunisme juridictionnel (forum shopping) : naissances planifiées à New York, où les droits reproductifs sont protégés, notamment depuis le renversement de Roe v. Wade (1973) par l’arrêt Dobbs (2022) ; déménagements vers des États dits « sanctuaires » comme l’Oregon, qui offre un refuge légal aux populations vulnérables face aux politiques fédérales restrictives ; recours contentieux devant les cours du Massachusetts, réputées progressistes et souvent saisies pour contester des législations plus conservatrices ailleurs.
Ce mouvement d’exit juridique peut être vue comme une comme stratégie de résistance politique. Il fonctionne comme un substitut à la prise de parole (voice) politiquement organisée et engage deux dynamiques liées. D’une part, des stratégies de mobilité inter-étatique pécuniairement coûteuses, impliquant souvent des dépenses importantes pour les individus contraints de déménager ou d’engager des recours dans des juridictions éloignées. D’autre part, un militantisme associatif à forte portée politique et juridique, incarné notamment par des réseaux tels que United We Dream, principal mouvement de défense des jeunes immigrés sans papiers aux États-Unis, qui coordonne information, mobilisation et assistance juridique. Parallèlement, des outils numériques – comme certaines plateformes collaboratives ou applications d’information juridique en ligne – fournissent en temps réel des cartographies évolutives des États favorables selon les enjeux (droits reproductifs, accès à la santé, protections des minorités, etc.), facilitant ainsi la circulation stratégique des populations concernées. Dans bien des cas, le recours à l’exit demeure toutefois plus coûteux qu’une action judiciaire intentée localement. Corrélés désormais au degré d’alignement trumpiste du droit des États fédérés, les calculs d’opportunité tendent ainsi à renforcer la stratification socio-économique.
Ce point est d’autant plus sensible que depuis Trump II, la Maison-Blanche collabore étroitement avec plusieurs États républicains pour mettre en œuvre une stratégie commune visant à renforcer un exécutif fédéral localement coordonné. D’une part, ces législatures régionales restreignent drastiquement les actions collectives, traditionnellement vecteurs essentiels de contre-pouvoirs démocratiques, en limitant l’accès au contentieux collectif par des dispositifs juridiques verrouillés et complexes. D’autre part, ces États renforcent la centralisation et le contrôle de l’exécution des décrets fédéraux sur leur territoire, notamment dans des secteurs sensibles tels que l’immigration, la santé publique, les droits civiques ou l’environnement. Cette dynamique marque une rupture avec la tradition de common law, fondée sur la jurisprudence et le droit évolutif issu des cas jugés, qui conférait historiquement aux États fédérés une capacité d’adaptation et d’interprétation locale du droit. La coexistence formelle d’entités fédérées dotées de compétences propres masque à peine en réalité une harmonisation verticalement forcée des politiques publiques. La pratique trumpiste du fédéralisme ne se manifeste plus comme un équilibre institutionnel coopératif, mais comme un projet politique d’unification normative hégémonique, mobilisant des relais locaux pour imposer les décrets régaliens et réduire la contestation polycentrique.
Cette double divergence, déjà idéologique et désormais juridique, entre États fédérés « rouges » et « bleus » oriente la dynamique fédérale vers une hégémonisation croissante de l’Union par les États alignés sur la présidence impériale de Donald Trump. La logique à l’œuvre n’est pas centrifuge – au sens d’un risque sécessionniste – mais pro-cyclique : en vertu de la doctrine de l’exécutif unitaire (unitary executive theory)[5], la présidence impériale synchronise ses impulsions avec les législatures alignées sur ses positions. Après avoir démantelé les agences fédérales indépendantes via le Department of Government Efficiency (DOGE) depuis janvier 2025, l’exécutif, relayé à l’échelle locale, s’attelle maintenant à détricoter l’unité du constitutionnalisme libéral, en activant les leviers patiemment installés au sein d’une Cour suprême qui produit désormais des arrêts générateurs de structures d’opportunité favorables à un alignement accéléré des États républicains.
Un cas paradigmatique de l’antinomie démocratique fondatrice
Loin d’être un simple cas d’espèce, l’arrêt Trump v. CASA révèle une antinomie constitutive de la démocratie moderne, soumise à la tension pérenne entre souveraineté populaire et constitutionnalisme libéral : elle doit à la fois garantir à l’échelle nationale la protection juridictionnelle des minorités, indépendamment des majorités électorales, et respecter la légitimité du suffrage jusqu’en son activisme exécutif. Les attendus concrets de ce problème varient selon les types de démocratie – parlementaires, présidentielles ou semi-présidentielles. Mais cet équilibre entre pouvoir électoral et contre-pouvoir juridictionnel demeure partout instable, sans solution définitive, et doit être apprécié au cas par cas, hors des polémiques conjoncturelles (pro ou contra Trump), dès lors qu’il engage la possibilité même d’une politique majoritaire dans un ordre constitutionnel à la fois légitime et durable.
Dans cet équilibre instable, l’arrêt Trump v. CASA peut être lu comme un retour de balancier prévisible contre le gouvernement des juges. Depuis l’ère Obama, les cours fédérales de district ont multiplié les ordonnances à portée nationale afin de bloquer certaines politiques présidentielles. Cette évolution a instauré une forme de veto juridictionnel diffus, décentralisé, capable d’entraver de manière significative l’action unifiée de l’exécutif fédéral. L’arrêt Trump v. CASA peut être lu comme une tentative de rééquilibrage entre les trois branches du pouvoir démocratique (législatif, exécutif et judiciaire). Il consiste indirectement à réaffirmer que le travail légitime d’opposition au Président fédéral doit passer par la chambre des représentants et le Sénat, non par les juges de première instance des États fédérés. Cela équivaut à promouvoir une lecture primairement majoritariste, et non judiciaire, du régime démocratique.
Peut-on parler d’un basculement ? Le recentrage des contre-pouvoirs opéré par l’arrêt Trump v. CASA peut faire l’objet de deux interprétations diamétralement opposées. Dans la lignée de la critique du « gouvernement des juges » inaugurée par Édouard Lambert en 1921[6] – jusqu’à la critique contemporaine de la « juristocratie »[7] –, une première lecture institutionnaliste modérée pourrait y voir non pas une dérive autocratique à proprement parler, mais un rééquilibrage conflictuel – certes préoccupant, mais légitime – de la démocratie : une tentative de réaffirmer la centralité du législatif en tant que lieu de la délibération pluraliste et du dissensus démocratique, tout en tempérant une dynamique de judiciarisation perçue comme hypertrophiée[8].
Une seconde lecture, plus vigilante et critique, y discernera les prodromes d’une autocratisation légaliste, où un exécutif progressivement affranchi de ses contre-pouvoirs juridictionnels tendrait à consolider un pouvoir unilatéral, au détriment des garanties constitutionnelles. Un tel processus pourrait apparaître, rétrospectivement, comme une forme d’autocratic legalism[9] : une autocratisation par le droit, conduisant, par des voies légales, à l’érosion progressive de la démocratie libérale et à son remplacement par un autoritarisme compétitif[10]. Formellement, le cadre institutionnel conserverait les apparences de la démocratie, mais se trouverait vidé de sa substance normative sous l’effet d’un hyperexécutif majoritariste dénué de toute corde constitutionaliste de rappel.
Ces deux grilles de lecture – l’une mettant l’accent sur le rétablissement d’une capacité d’action gouvernementale légitime, l’autre sur le démantèlement progressif des contre-pouvoirs – se présentent aujourd’hui comme également plausibles, mais demeurent structurellement indécidables ex ante. Seuls les développements politiques à venir diront s’il eut fallu privilégier la première lecture ou, au contraire, redouter – pour mieux la combattre – la seconde, qui annonçait une dérive autoritaire, évidente à tous dès lors que réalisée.
L’arrêt Trump v. CASA du 27 juin 2025 apparaît ainsi comme la manifestation conjoncturelle de l’antinomie pérenne de toute démocratie (souveraineté populaire vs constitutionnalisme libéral), dont la résolution ne peut être tranchée que dans le mouvement même du politique et de l’histoire.
L’indécidabilité temporaire entre les deux lectures proposées fait de cette affaire un cas paradigmatique de la crise actuelle des démocraties libérales, où chaque geste de rééquilibrage peut être apprécié, simultanément, comme un réajustement légitime du régime mixte des pouvoirs ou comme une régression autoritaire à peine déguisée sous les oripeaux du droit. Que faire, dès lors ?
Du point de vue de la prudence démocratique, il convient, par provision, d’agir « comme si » la seconde lecture d’un basculement autocratique était la bonne, de sorte à provoquer des contre-coalitions anti-autocratiques au sein des institutions publiques et de la société civile. Mais cette dynamique défensive ne doit pas, pour autant, rompre avec l’idéal d’un juste équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire – au risque de déclencher en retour des volontés de rééquilibrage opposées, susceptibles d’excès inverses, comme ce renforcement unilatéral trumpiste de l’exécutif face au judiciaire.
Aux États-Unis comme ailleurs, la démocratie ne peut faire preuve de résilience[11] que par la restauration continue d’un équilibre rigoureux entre les trois branches distinctes de son pouvoir. La majorité élue doit pouvoir gouverner sans obstruction contre-majoritaire, dès lors que les décrets et actes de l’exécutif qui en émane respectent les limites normatives du libéralisme politique ; le législatif doit soutenir les politiques publiques légitimes tout en assumant, au besoin, son rôle de tempérance anti-autocratique, voire d’opposition résolue à un exécutif en crue qui sortirait de son lit constitutionnel ; enfin, aux États-Unis, le judiciaire doit demeurer habilité, notamment via les cours fédérales de district, à constater dans des cas d’espèce l’inconstitutionnalité de certaines mesures.
Le cœur du débat contemporain, cristallisé dans l’arrêt Trump v. CASA, réside dès lors dans la question de savoir si ces juridictions de première instance peuvent légitimement se reconnaître le pouvoir d’annuler, avec effet général, une loi ou un décret de l’exécutif. On peut raisonnablement plaider, sans pour autant baisser la garde vis-à-vis des excès de l’administration Trump, que ce type de contrôle dit « faible » (Waldron), fondé sur une évaluation juridictionnelle in concreto, doit pouvoir, en cas d’appel, s’articuler avec une forme de contrôle plus « fort », exercé par les cours fédérales d’appel ou par la Cour suprême, seules compétentes pour édicter une jurisprudence de principe à portée systémique nationale. La légitimité majoritaire issue du suffrage universel et la légitimité constitutionnelle des droits humains en sortiraient conjointement renforcées.
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[1] Trump v. CASA, Inc., 606 U.S. En ligne : https://www.supremecourt.gov/opinions/24pdf/24a884_8n59.pdf
[2] Alexander M. Bickel, The Least Dangerous Branch: The Supreme Court at the Bar of Politics, Yale University Press, 1962.
[3] Jeremy Waldron, « The Core of the Case Against Judicial Review », Yale Law Journal, vol. 115, n° 6, 2006, p. 1346-1406.
[4] William H. Riker, Federalism: Origin, Operation, Significance, Boston, Little, Brown & Company, 1964.
[5] Steven G. Calabresi et Christopher S. Yoo, The Unitary Executive:Presidential Power from Washington to Bush, New Haven, Yale University Press, 2008.
[6] Édouard Lambert, Le Gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, Paris, Giard, 1921.
[7] Martin Loughlin, Against Constitutionalism: The Political Theory of the Constitution, Londres, Routledge, 2014.
[8] Jeremy Waldron, « The Core of the Case Against Judicial Review », op. cit.
[9] Kim Lane Scheppele, « Autocratic Legalism », University of Chicago Law Review, (85) 2018, p. 545-583.
[10] Steven Levitsky et Lucan A. Way. Competitive Authoritarianism: Hybrid Regimes after the Cold War. Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
[11] Jean Baechler et Alexandre Escudier dir., Résilience démocratique : éléments de sociologie historique, Paris, Hermann, 2024.