De la race en Amérique edit

Difficile d’échapper à la sidération devant la politique américaine relative aux « minorités » : la suppression à la hache des instances favorisant l’inclusion, les attaques contre les immigrés mangeurs de chats ou corrupteurs du sang de l’Amérique, l’asile offert aux fermiers blancs sud-africains, tout cela donne le sentiment d’un basculement du monde. Il y a peu on dénonçait le piège de l’identité et le risque du wokisme, aujourd’hui on s’alarme davantage d’un brutal backlash suprémaciste. Le livre de Denis Lacorne, au titre très tocquevillien De la race en Amérique (Gallimard, 2025), nous invite à prendre du recul historique : depuis le XVIIIe siècle la démocratie américaine n’a cessé d’avoir pour trait majeur l’omniprésence de la catégorie de la « race » dans le champ politique, social et juridique. En choisissant des « moments » significatifs, cet essai de 227 pages synthétise les analyses fouillées de Denis Lacorne dans ses livres précédents, notamment La Crise de l’identité américaine 1997 et Politiques de la diversité 2010.
L’essai se structure autour de deux thèses. L’une est épistémologique : aux États-Unis, le signifiant race « est polysémique et étonnamment variable selon les époques » (p. 8). Qu’il s’agisse d’arrêts des cours, de pratiques de recensement, de grands récits nationaux, la « race » est une catégorie floue, qui relève de la politique. Traiter de la race en Amérique c’est donc mettre au jour l’histoire de la construction sociale d’imaginaires politiques concurrents et de batailles d’intérêts.
L’autre thèse est sociologique : Lacorne repère une « déracialisation progressive de la société américaine » dans un monde de plus en plus métissé. Il y voit une « nouvelle étape dans la marche irrésistible des sociétés modernes vers une plus grande égalité des conditions » quoique ce métissage n’implique pas nécessairement la fin des discriminations sociales. Où l’on retrouve Tocqueville qui jugeait l’avancée de l’égalité providentielle – mais, plus pessimiste que Lacorne, ne croyait pas possible une déracialisation aux Etats-Unis.
En Amérique s’opposent depuis les pères fondateurs deux grands récits sur la nation. Une vulgate libérale répète, après Tocqueville et George Bancroft, que les Américains sont nés libres et égaux. Lacorne montre que ce grand récit intégrateur résulte d’un choix politique de ses promoteurs. Tocqueville n’ignorait pas l’ancienneté de l’esclavage, « plaie inguérissable » des États-Unis. Choisir pour point de départ les pèlerins du Mayflower en 1620 a pour lui une valeur heuristique ; il s’agit d’exalter le « vrai » point de départ de la démocratie, c’est-à-dire ce qui faisait des États-Unis de 1830 un modèle pour l’Europe engagée dans une transition démocratique rythmée par les révolutions. Ce grand récit égalitaire de Tocqueville ou Bancroft est mis « tête à l’envers » par la récente controverse qui vise à installer 1619 – première arrivée documentée d’esclaves noirs en Virginie – en point de départ ignominieux de la démocratie américaine. Lacorne fait justice de cette thèse qu’une écrasante majorité d’historiens repousse. On observera néanmoins que le succès de cette thèse depuis la publication du « 1619 project » le 14 août 2019 dans le New York Times magazine doit beaucoup à un récit national trop univoque pour ne pas inspirer le désir de le corriger[1]. Et que la question semble échapper aux historiens depuis que Donald Trump, en jugeant toxique le 1619 project, a institué en vérité d’État le roman national.
Lacorne ne s’attarde pas sur ces controverses récentes. L’intérêt de son livre est de montrer la contradiction tragique qui traverse dès l’origine le grand récit intégrateur. En 1776, dans la déclaration d’indépendance, Jefferson proclame que « tous les hommes sont créés égaux ». Mais comme Washington et Madison, il est propriétaire d’esclaves. Quoiqu’ils anticipent une sortie lointaine de l’esclavage, aucun d’entre eux ne croit à la coexistence possible des Blancs avec des Noirs libres, ni même à l’égalité des « races ». En 1785 dans ses Notes on the State of Virginia, Jefferson écrit que « les Noirs sont inférieurs aux Blancs pour ce qui est du corps comme de l’esprit » ; il détaille un projet d’émancipation, mais pour éviter l’extermination de l’une ou l’autre race, il envisage une délocalisation des noirs. Madison, trop endetté pour émanciper ses propres esclaves, envisage lui aussi l’émancipation à terme accompagnée d’un transport vers une terre africaine.
Cette omniprésence originaire de la catégorie de la « race » se retrouve dans le champ du droit. La Constitution fédérale elle-même euphémise l’existence des esclaves mentionnés comme « autres personnes », formulation volontairement ambiguë née d’un compromis entre partisans et adversaires de l’émancipation. Aussi bien Lacorne ne rentre pas dans le débat pour savoir si les principes de la Constitution en font – ou pas – un document pro-esclavagiste[2]. Les catégories sont volontairement floues, en raison du poids déterminant des circonstances : le compromis était nécessaire pour obtenir la ratification du texte. Dans les faits, la Constitution est favorable au Sud : en comptant les esclaves pour 3/5e des personnes libres dans la représentation, elle assure une surreprésentation du sud esclavagiste ; conséquemment la présidence des États-Unis pendant trente ans fut occupée par des Virginiens. Relève aussi du compromis la livraison sur demande des esclaves ayant cherché refuge dans un état libre (Constitution, section 2 article 4). Fait souvent méconnu : cette clause n’ayant pu être abolie faute de la majorité requise pour modifier la constitution, elle figure toujours dans les publications officielles du texte fondateur, mais entre crochets ou accompagnée de la note qu’elle a été « affectée » par le 13e amendement de 1865 abolissant l’esclavage…
On pourrait croire l’équivoque levée avec le 14e amendement qui, définissant la citoyenneté en 1868, pose pour la première fois le principe d’égalité ; en 1870 le 15e amendement interdit le déni du droit de vote fondé sur la race, la couleur ou la situation antérieure de servitude. Mais de nouveau ces mesures sont affectées par des compromis, qui réintroduisent la race en affirmant l’égalité mais dans la différence. Lacorne sélectionne le moment significatif qu’est l’arrêt de la Cour suprême Plessy vs Ferguson de 1896. Cet arrêt condamne le créole louisianais Plessy qui avait refusé la ségrégation dans les transports publics de Louisiane (bien avant Rosa Parks) : la Cour suprême déclare qu’on ne peut créer une « mixité forcée entre les deux races » (p. 70)[3]. La Constitution proclame donc l’égalité de tous, mais s’accommode pratiquement d’un récit différencialiste. Et les compagnies de chemins de fer, souvent réticentes devant les dépenses nécessaires pour dupliquer leur matériel, sont sommées d’isoler les passagers blancs et noirs dans des conditions de confort théoriquement équivalentes. La législation fédérale impose le respect de la coutume sociale de la séparation des races. L’interdiction des mariages interraciaux (arrêt Pace vs Alabama, 1883) participe de cette même limitation législative des interactions interraciales, la dichotomie raciale paraissant indépassable.
Il faut attendre l’arrêt Brown vs Board of education of Topeka de 1954 pour que soit annulé le principe d’égalité dans la différence, et dix ans plus tard les deux grandes lois votées par le Congrès, le Civil Rights Act (1964) et en 1965 le Voting Rights Act (1965) pour que soit levée la contradiction originelle. Encore faut-il reconnaitre que ces arrêts, quoiqu’efficaces, ne mettent pas un terme aux contestations et aux stratégies d’évitement. Un chapitre de Denis Lacorne examine dans les décisions de la Cour suprême la tentative d’en finir avec le racisme par des mesures d’affirmative action, depuis l’arrêt Bakke (1978) à l’arrêt Students for Fair Admission v. Harvard (29 juin 2023). Cette histoire est bien connue. L’intérêt de l’analyse ici est de mettre en lumière le flou des catégories raciales arbitrairement définies, et le caractère peu opératoire du concept de diversité : quelle preuve a-t-on, en fait, de l’efficacité d’une pédagogie de la diversité ?
« Paradoxalement » (p. 141) l’effort d’égalité s’accompagne d’une extension du domaine de la « race ». La théorie critique de la race renverse le stigmate de la couleur. Face au racisme suprémaciste s’élabore une revendication de la différence. Là aussi Lacorne montre le caractère peu opératoire de cette théorie – épouvantail des conservateurs américains parce qu’elle prospère dans les universités, de droit notamment – qui échoue à penser une sortie du racisme. À prétendre que toute relation sociale s’inscrit dans un racisme systémique, les partisans de la théorie critique font de la race un « horizon indépassable. »
Ce flou des catégories juridiques a pour corrélat l’inconséquence des pratiques. Lacorne repère cette inconséquence dans le débat déjà ancien – il date aux États-Unis de la guerre de Sécession – sur les réparations à accorder aux victimes de l’esclavage. Le général Sherman avait promis le 16 janvier 1865 de donner 40 acres et une mule aux esclaves libérés : la mesure fut abolie l’année même par le président Andrew Johnson. Les projets de réparation sont depuis récurrents, mais sans effet (seuls les 80 000 Japonais internés de 1942 à 1945 obtinrent une réparation modeste). Ces projets, notamment en Californie, échouent à déterminer quelles catégories doivent être indemnisées et à quel montant. Quoiqu’il reste utopique, le débat sur les réparations n’en est pas moins significatif : il dit l’échec à dépasser les injustices passées, mais aussi la difficulté à construire une politique à partir de la catégorie indéterminée de race.
Le flou caractérise aussi les pratiques de recensement et de gestion de l’immigration. Lacorne examine le travail de l’Office of Management and Budget qui aboutit en 1977 à une directive listant les « races » officiellement reconnues : c’est une « cacophonie sémantique » (p. 174) : la distinction raciale renvoie à la couleur pour les Noirs ou les Blancs ; à la culture tribale pour les Amérindiens ; à la langue et au pays d’origine pour les Hispaniques ; à la nation pour les Asiatiques (Chine /Japon/ Corée/ Inde/ Philippines/ Samoa). La mise à jour de 1997 ne remédie pas à un flou où recenseurs et recensés trouvent leur compte : les Hispaniques sont réticents à se classer dans une race et préfèrent se définir par la catégorie « autre race ». Autre exemple : le bureau de l’immigration utilise une catégorie hebrew race de 1898 à 1943, mais le bureau du recensement, notamment sur l’impulsion de juifs inquiets du risque de discrimination, recourt pour les immigrants à une classification selon le pays d’origine ; les Mexicains d’abord classés comme blancs puis comme mexicains en 1930 (la mesure permettait d’envisager l’instauration de quotas d’immigration) redeviennent blancs en 1940, 1950 et 1960 et sont comptabilisés comme ethnie à partir de 1970…
Les catégories fluctuent en fait en fonction de la politique migratoire envisagée et cette politique est racialisée, dès le point de départ. Benjamin Franklin en 1751 s’inquiétait déjà de l’arrivée en Pennsylvanie de migrants « basanés », allemands, italiens, espagnols, français, russes. La loi de naturalisation de 1790 limite la naturalisation aux personnes blanches et libres ; la loi de 1870 élargit le champ de la naturalisation aux étrangers d’origine africaine et aux personnes d’ascendance africaine. Mais elle ne s’applique pas aux Asiatiques : les Chinois sont interdits d’entrer aux Etats Unis de 1882 à 1943 parce que non assimilables et dès 1875 le Page Act avait interdit l’immigration des prostituées chinoises – à une époque où les immigrants chinois étaient presque tous des hommes…
La construction progressive et laborieuse d’un questionnaire pour les immigrants est au service d’une politique de quotas : la loi des quotas de 1924 en distinguant les Nordiques (bienvenus) et les autres Européens entraine un effondrement de l’immigration du sud de l’Europe ; elle dit le désir de préserver la composition de la population des années 1880. Hitler rendit hommage à cette politique fondée sur la terreur de « the passing of the great Race » (la disparition de la grande race) pour reprendre le titre d’un livre eugéniste de Madison Grant (1916).
Faut-il penser que l’Amérique a fini par répudier cette longue histoire de discrimination « raciale » ? Lacorne ne le pense pas : l’Immigration and Nationality act de 1965 en valorisant la compétence professionnelle, le statut de réfugié politique et le regroupement familial dans un système compliqué de quota par pays a conduit à un afflux d’immigrés d’Asie, d’Amérique centrale et du Mexique et provoqué une réaction xénophobe qui assure la popularité de la politique de Donald Trump. La dénonciation récente de l’invasion de l’Amérique renoue avec une obsession du XIXe siècle…
Aussi bien l’Amérique d’aujourd’hui partage certaines obsessions françaises : la crainte du grand remplacement est évoquée par Buchanan et par les trumpistes (p. 174-175) ; Renaud Camus est un auteur apprécié de Fox News (p. 149). Pour Lacorne les différences avec la France l’emportent néanmoins sur les similarités : en France la crainte porte désormais sur l’islam radical ; « aux États-Unis, les craintes d’un changement de population restent fondamentalement racialisées. L’envahisseur extérieur est menaçant parce qu’il n’est pas blanc ; les questions culturelle ou religieuse restent secondaires » (p. 150). On peut se demander si la montée des extrêmes religieux et le poids croissant du vice-président Vance ne conduiraient pas à nuancer ce propos.
De cette histoire d’une démocratie américaine inséparable de la dichotomie raciale, Lacorne conclut néanmoins par l’affirmation d’une « déracialisation progressive de la société américaine ».
Progressive et lente car cette déracialisation se heurte à tout un imaginaire invétéré de la pureté raciale : selon la « one drop rule » ou règle de l’unique goutte de sang, est noire toute personne ayant un ancêtre africain quoique sa noirceur puisse être invisible. Les instructions données aux recenseurs en 1930 prescrivent de considérer comme noir tout « mulâtre ». Les recensements récents ne considèrent plus la race ou l’ethnie que comme des constructions sociales sans base scientifique mai la « race « reste la catégorie choisie pour par les recensés pour dire leur identité et affirmer le droit des minorités : les métis se définissent fréquemment comme noirs, même une Kamala Harris indienne par sa mère.
Lacorne pense néanmoins la logique raciale binaire condamnée à terme par la multiplication des enfants bi ou multi-raciaux. S’appuyant sur les recensements, il montre que malgré la répartition spatiale variable des populations, jamais la population américaine n’a été aussi diverse. L’examen approfondi des statistiques justifie ainsi la thèse énoncée d’emblée p. 12 « Penser la race aux États-Unis, c’est aussi penser à sa moindre importance dans un monde de plus en plus métissé, ouvert à de multiples options ethniques ». Émerge ainsi « une nouvelle réalité dont on commence à peine à saisir l’ampleur et les effets : la déracialisation progressive de la société américaine. Elle ne mettra pas fin aux discriminations qui, à défaut d’être raciales, resteront fondées sur le niveau d’éducation, le genre et l’origine ethnique. Mais elle constitue une nouvelle étape dans la marche irrésistible des sociétés modernes vers une plus grande égalité des conditions, si bien anticipée par Alexis de Tocqueville et George Bancroft. » E pluribus unum ? Acceptons-en l’augure qui nous sort de la sidération devant une Amérique qui semble se déchirer en groupes irréconciliables.
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[1] Voir Virginie Adane, 1619. L’autre naissance des États-Unis, PUF, coll. « Une année dans l’histoire », 180 p. Voir aussi l’interview de l’auteur dans Le Monde des livres, 16 mars 2025.
[2] Sur ce débat voir Michael Roy, La vie des idées, 21 mars 2019, compte rendu de Sean Wilentz, No Property in Man : Slavery and Antislavery at the Nation’s Founding, Harvard University Press, 2018)
[3] Sur cet arrêt voir Daniel Sabbagh « Plessy contre Lochner : libéralisme et racisme dans la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis à l’ère ségrégationniste », Droit et cultures, 49/2005-1 p. 67-79 (en ligne consulté 15/06/2025