La fracture générationnelle n’est pas une illusion edit
« La prospérité économique européenne paraissait avoir découvert le secret de la croissance perpétuelle. Le Club de Rome n’avait pas encore publié ses prédictions d’Apocalypse. L’automobile régnait. Le crédit coulait à flots. Le pétrole allait de soi. La France était devenue une bonne affaire. » Ainsi Romain Gary décrit-il, par la voix du narrateur de son roman Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable (1975), le sentiment de prospérité qui, a posteriori, semble avoir animé les « Trente Glorieuses »[1] – ces trois décennies d’après-guerre caractérisées, en France et dans d’autres pays industrialisés, par une formidable expansion économique.
Cinquante ans plus tard, par-delà les mythes dont elles continuent de faire l’objet[2], les Trente Glorieuses demeurent inscrites dans la mémoire collective comme une période ayant laissé à ses enfants une situation socio-économique favorable. En 1974, le taux de chômage en France avoisine 3%, le budget des administrations publiques est, pour la dernière fois, en léger excédent, et la dette publique de la France représente environ 15% de son PIB – des indicateurs dont on n’oserait rêver aujourd’hui.
Pour les générations nées après la chute du mur de Berlin – ces générations qui ont toujours connu un taux de chômage fluctuant autour de 9% et qui ont assisté au décrochage économique de l’Europe face aux Etats-Unis[3] –, les Trente Glorieuses, qu’elles n’ont pas connues, apparaissent par contraste comme une période après laquelle la promesse de léguer aux générations futures une société plus prospère et plus juste n’a plus été tenue.
Ce sentiment s’explique par une fracture générationnelle et sociale, dont il importe de saisir les dynamiques pour se projeter au-delà et se redonner un horizon fédérateur.
Les générations nées depuis la fin des années 1980 ont certes bénéficié d’une augmentation du niveau de vie moyen. Entre 1990 et 2023, le nombre moyen d’années de formation (primaire, secondaire et post-secondaire confondus) a augmenté de 4,2 ans, et le revenu annuel brut par habitant est passé de 40 765 dollars à 55 060 dollars (soit une hausse de 35% sur l’ensemble de la période)[4]. La qualité des logements a progressé, à la faveur de la généralisation des installations sanitaires et de la hausse de la surface par personne. La part de l’alimentation dans l’ensemble des dépenses des ménages a diminué, au profit de nouveaux biens et services. La mortalité au travail ainsi que la mortalité infantile ont baissé. La proportion de la population accédant au baccalauréat et aux études post-secondaires a significativement augmenté.
Ces générations sont toutefois portées par une croissance plus ténue, qui n’est plus autant partagée. Depuis 1990, notre pays n’est pas parvenu à faire croître son niveau de vie autant que d’autres démocraties occidentales. Sans même évoquer les États-Unis, les Pays-Bas ont connu, entre 1990 et 2023, une croissance de leur revenu annuel brut par habitant nettement supérieure à celle de la France (+63% sur l’ensemble de la période, contre +35% en France). Il en va de même pour l’Allemagne (+50% sur l’ensemble de la période). Il est frappant que le revenu annuel brut par habitant fût pourtant du même ordre aux Pays-Bas, en Allemagne et en France en 1990[5]. En d’autres termes, au cours des trois dernières décennies, à quelques kilomètres au nord-est de notre pays, le niveau de vie d’autres Européens a crû entre 1,4 et 1,8 fois plus vite que le nôtre.
En outre, les inégalités se sont accrues et une part de plus en plus restreinte de la population a vu sa situation progresser. Entre 1990 et 2023, en France, la part des 10% les plus aisés dans l’ensemble du patrimoine des ménages a progressé de 9,3 points de pourcentage (passant de 50,3% à 59,6%), tandis que la part des 50% les moins aisés s’est contractée de 4 points de pourcentage (passant de 8,9% à 4,9%)[6].
La dynamique est similaire, bien que moins marquée, s’agissant des revenus. La part des 10% les plus aisés dans l’ensemble des revenus a augmenté de 3 points de pourcentage (passant de 31,2% à 34,2%), tandis que la part des 50% les moins aisés a chuté de 2 points de pourcentage (passant de 22,5% à 20,5%). Dans son essai Les Epreuves de la vie, Comprendre autrement les Français (2021), l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon souligne qu’au début des années 2020, une partie de la population n’a toujours pas retrouvé le niveau de vie qu’elle avait avant 2008, et ce, tandis que la concentration des revenus et des patrimoines s’est accélérée[7]. En effet, la croissance des dernières décennies semble non seulement plus modeste mais surtout moins partagée, bénéficiant principalement aux cadres et à certaines professions intermédiaires tandis qu’une partie de la population voit ses revenus réels corrigés de l’inflation diminuer[8]. Cette stagnation, voire ce déclassement, est d’autant plus amer que, parallèlement, ces décennies ont été marquées par la hausse des très hauts salaires[9].
Cette fracture, née d’une croissance moins partagée et d’une hausse des inégalités, semble se doubler d’une fracture entre les âges, caractérisée par la précarisation d’une partie significative de la jeunesse. En 2024, le taux de chômage des 15-24 ans atteint presque 19%, contre 4,9% parmi les personnes de 50 ans ou plus[10]. Près de la moitié des pauvres ont moins de 30 ans[11]. C’est un renversement par rapport à la fin des Trente Glorieuses, où les pauvres se trouvaient pour l’essentiel parmi les personnes âgées[12].
Cette fracture entre les âges est susceptible de continuer à s’accentuer au cours des prochaines années, compte tenu du vieillissement de notre population et de l’augmentation de la proportion de personnes en âge de prendre leur retraite. Les générations nées depuis la fin des années 1980 cotisent davantage que leurs aînés et elles jouiront, une fois arrivées à la retraite, d’un taux de remplacement plus faible[13].
Ces générations devront aussi supporter le poids de la dette, qui, en partie sociale, s’est largement alourdie au cours des trois dernières décennies. La dette publique de la France pesait moins de 40% de son PIB en 1990, contre plus de 113% aujourd’hui. Notre niveau actuel d’endettement est tel que si nous décidions de mettre en vente tout le patrimoine non financier des administrations publiques (terrains, routes, logements, hôpitaux, écoles, etc.), cela ne suffirait pas à rembourser l’ensemble de nos dettes[14].
Certains observateurs relativisent cette fracture entre les âges, en soulignant que la solidarité intergénérationnelle en direction des plus jeunes n’a jamais été aussi forte (transferts, soutien matériel y compris au-delà des études, hausse de la part du financement public dans la consommation des moins de 25 ans, etc.).
Si cette solidarité mérite d’être saluée, elle n’en est pas moins le signe de la précarité des jeunes, dont la dépendance accrue à leurs aînés n’est pas en soi une bonne nouvelle et risque de faire dépendre davantage encore les destins des capacités des familles et de l’héritage.
Les générations nées depuis la fin des années 1980 risquent de vivre dans une société plus exclusive. « Dans les années 1960, il était possible d’obtenir un diplôme de mastère sans s’endetter mais impossible d’acheter une télévision à écran plan. Au début des années 2020, nous ne sommes pas loin de la situation inverse », écrivent les journalistes américains Derek Thompson et Ezra Klein dans leur récent essai Abundance[15], au sujet de la crise de la rareté (« scarcity ») et de l’accessibilité (« affordability ») qui frappe les classes moyennes et populaires aux Etats-Unis.
Ces auteurs décrivent le paradoxe d’une société de consommation américaine au sein de laquelle, au cours des dernières décennies, les prix de biens tels que les téléphones ont fortement baissé, au point de devenir des biens de consommation courante, tandis que les prix de biens et services structurants sur le plan social (logement, assurance santé, université, garde d’enfants) ont connu une hausse inquiétante, les rendant inabordables pour les plus modestes, à peine d’importantes dettes.
Si le caractère exceptionnel du modèle social français tend à nous protéger de cette évolution, en « couvrant » le prix de certains services (crèches, services hospitaliers, etc.), les traits d’une telle société exclusive, où les plus modestes ne peuvent jamais ou très difficilement acquérir ces biens et services structurant, semblent apparaître par endroits dans notre pays.
Il en va notamment ainsi de l’accès au logement. En France, les trois dernières décennies ont été marquées par une multiplication par deux du prix réel d’acquisition des logements anciens et par une hausse marquée de la part des dépenses consacrées au logement, en particulier au bas de l’échelle de distribution des revenus[16].
En outre, ce resserrement de l’accès au logement se double de celui de l’accès aux principales métropoles. Dans son essai L’Archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée (2019), le sondeur et essayiste Jérôme Fourquet montre comment, mue par la tertiarisation de leur tissu économique et par la « gentrification » des anciens quartiers ouvriers, les principales métropoles voient la part de leurs habitants relevant de catégories populaires chuter tandis que celle des cadres et professions intellectuelles augmente[17].
Enfin, l’accès aux études supérieures, qui confère un avantage déterminant sur un marché de l’emploi de plus en plus compétitif et ouvert à la concurrence internationale, n’échappe pas à cette dynamique de resserrement. D’une part, depuis les années 1990, la base sociale de recrutement des grandes écoles s’est réduite, la part des élèves d’origine modeste au sein des plus prestigieuses ayant chuté[18]. D’autre part, si le coût moyen d’une année d’étude supérieure en France reste nettement moins élevé qu’au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, notamment grâce au prix modeste de l’inscription dans les établissements publics, le prix des formations offertes par les établissements privés ou semi-privés a connu, ces dernières années, une forte hausse.
Ainsi, si le niveau de vie moyen dans notre pays a continué de croître depuis le début des années 1990, les générations nées après la chute du mur de Berlin héritent d’une société plus endettée, plus inégalitaire et plus exclusive, où les plus modestes sont privés d’une croissance plus ténue et la fracture entre les âges se creuse à mesure que la jeunesse se précarise.
Cette fracture générationnelle et sociale explique le sentiment, qui traverse ces générations, d’une promesse brisée – sentiment qui vire parfois au ressentiment envers leurs aînés (« OK boomer »). S’efforcer de réduire cette fracture et de renouer avec cette promesse est résolument l’un des grands défis que nous devons relever, par égard pour les générations futures.
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[1] Expression empruntée à l’ouvrage de Jean Fourastié : Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible (1979).
[2] Voir, en ce sens, Les Temps nouveaux, en finir avec la nostalgie des Trente Glorieuses, ouvrage collectif sous la direction de Vincent Martigny, Editions du Seuil, 2025.
[3] Voir, en ce sens, Mario Draghi, « La Force de réformer », dans L’Empire de l’ombre, Guerre et terre au temps de l’IA, sous la direction de Giuliano da Empoli, Le Grand Continent, Gallimard, 2025.
[4] Données du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) renseignant l’indice de développement humain (Human Development Index | Human Development Reports) ; le nombre moyen d’années de formation est calculé parmi la population de plus de 25 ans au moment de la mesure ; le revenu par habitant est donné en dollars constants en 2021.
[5] Entre 40 500 et 43 000 dollars dans nos trois pays (en dollars constants en 2021). Les données renseignées dans ce paragraphe proviennent du PNUD.
[6] Les données renseignées dans le présent paragraphe et dans le paragraphe suivant proviennent de la World Inequality Database : Données - WID - World Inequality Database.
[7] Voir Pierre Rosanvallon, Les Epreuves de la vie, Comprendre autrement les Français, Editions du Seuil, 2021, p.78.
[8] Voir, en ce sens, Daron Acemoglu, Le futur de l’IA dépend de nos choix, dans Le Grand Continent, l’Empire de l’ombre, Guerre et terre au temps de l’IA, sous la direction de Giuliano da Empoli, Gallimard, 2025.
[9] Voir, en ce sens, Thomas Piketty, Le Capital au XXIème siècle, Seuil, 2013, p.459 : « La part du centile supérieur de la hiérarchie des salaires, qui était inférieur à 6% de la masse salariale totale pendant les années 1980-1990, a atteint 7,5% à 8% de cette masse au début des années 2010, soit une progression de près de 30% en une décennie ».
[10] INSEE ; le taux de chômage des jeunes est calculé parmi les seuls actifs, la plupart étant en études.
[11] Observatoire des inégalités.
[12] Voir, en ce sens, Marie-Emile Clerc, Olivier Monso, Erwan Pouliquen, Les inégalités entre les générations depuis le baby-boom, étude INSEE, Economie française, édition 2011.
[13] Voir, en ce sens, Henri Martin, « Le système de retraite sera-t-il aussi généreux avec les générations futures qu’avec les retraités actuels ? », The Conversation, mars 2023 : « Pour la génération née en 1940, le taux de cotisation moyen était de l’ordre de 20% pour un salarié du secteur privé non-cadre. Il va s’élever à plus de 28% pour la génération née en 1990 ».
[14] Voir, en ce sens, Thomas Piketty, Le Capital au XXIème siècle, op. cit., p.200. En 2023, l’INSEE estimait le patrimoine non financier des administrations publiques à 2790 milliards d’euros.
[15] Ezra Klein, Derek Thompson, Abundance, Avid Reader Press, 2025, p.8-9 : “In the 1960s, it was possible to attend a four-year college debt-free but impossible to purchase a flat-screen television. By the 2020s, the reality was close to the reverse”.
[16] Voir L’évolution des prix du logement en France sur 25 ans, note du Centre d’analyse stratégique, avril 2021.
[17] Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019, p.133-135 et p.138.
[18] Ibid., p.133-135 et p.141-142.
