Cinq pistes pour financer l’effort de défense edit

17 octobre 2025

La guerre menée contre l’Ukraine par la Russie, les tentatives d’intimidation de ses voisins par des agressions hybrides, mais aussi l’adoption d’une diplomatie agressive par la Chine, ont rendu la sécurité et la stabilité des pays européens plus précaires qu’elles ne l’ont jamais été depuis le début des années 1980. Avec une grande différence : l’Europe de l’Ouest était alors protégée d’une potentielle agression soviétique par les Etats-Unis tandis qu’aujourd’hui, de sérieux doutes pèsent sur cette protection. La plupart des pays européens ont tiré la conclusion logique de cette évolution : renforcer le potentiel de défense, et, pour cela, augmenter fortement les dépenses militaires. Les pays frontaliers de la Russie sont les plus en pointe, la Pologne allouant déjà 4,7% de son PIB au budget de la défense. Le virage le plus spectaculaire est celui de l’Allemagne, dont le gouvernement du chancelier Merz s’est fixé pour objectif de porter ses dépenses de défense à 3,5% du PIB (160 mds€) d’ici 2029.

Au sommet de la Haye de l’OTAN, ses membres ont entériné le principe de porter d’ici 2035 leur effort de défense stricto sensu à 3,5% du PIB (ceci incluant les pensions), et d’y ajouter 1,5% du PIB pour les investissements destinés à « protéger leurs infrastructures critiques, de défendre leurs réseaux, d’assurer la préparation du secteur civil et la résilience, de libérer le potentiel d’innovation et de renforcer leur base industrielle de défense », une façon constructive de satisfaire la demande américaine d’un effort à hauteur de 5% du PIB. On nommera cette composante « sécurité stratégique » par la suite.

Pour sa part, la France a prévu dans sa loi de programmation militaire 2024-2020, votée à une très large majorité par l’Assemblée nationale, une augmentation d’environ 3 mds€ par an des dépenses militaires. Les annonces du Président Macron le 13 juillet indiquent que notre pays se fixe un objectif de 57 mds€ en 2027, soit, si on y ajoute les pensions militaires et les crédits pour les anciens combattants, environ 2,2% du PIB. Pour parvenir à 3,5% du PIB en 2035, soit 117 mds€ en euros 2025, les crédits de la défense devraient augmenter de 55 mds€ par rapport à 2025, un effort de très grande ampleur, qui pose inévitablement la question de son financement.

Notons tout d’abord deux dimensions critiques des politiques de défense.

1. La défense est un bien public au sens économique : la protection qu’elle procure est assurée à tous les résidents sans restriction, et celle fournie à l’un ne diminue pas celle de l’autre. De plus, son rendement est très élevé lorsque la menace sur la sécurité du pays est avérée. Prenons le cas d’un pays menacé d’être agressé avec une probabilité significative, et ne disposant pas de défense crédible. L’invasion et la mise sous tutelle du pays serait probable, et avec elles une catastrophique perte de bien-être pour toute la population. C’est à cette aune – la perte de bien-être devant être jaugée en termes d’espérance mathématique – qu’il faut juger du retour sur investissement en défense.

2. Les nouvelles menaces pèsent sur l’Europe plus que sur tel ou tel de ses pays, dont les moyens sont inférieurs à ceux de leurs agresseurs potentiels alors que, cumulés, ils les dépassent très largement. L’effort de défense doit donc être coordonné au niveau des membres de l’Union Européenne et du Royaume-Uni, qu’il s’agisse des équipements militaires, des forces armées, de l’industrie de défense et de la recherche scientifique et technologique en amont de l’innovation en matière de défense.

Cinq pistes peuvent alors être suggérées pour financer l’effort de défense.

1. Mieux vaut emprunter qu’augmenter les impôts ou couper d’autres dépenses.

Le retour sur investissement des dépenses de défense au sens du premier point ci-dessus étant a priori plus élevé que le taux d’intérêt auxquels empruntent les États, il est justifié financer l’effort par emprunt. De plus, agir à enveloppe budgétaire constante impliquerait soit une augmentation d’impôts, soit une réduction d’autres dépenses, avec un effet négatif sur la création de richesses et donc in fine sur les ressources budgétaires. Dans le cas de pays dont le secteur public est très endetté comme l’Italie (135% du PIB) et la France (113%), ce principe doit être qualifié : une dérive persistante du déficit budgétaire dégrade la crédibilité financière et augmente le coût de l’endettement au risque de paralyser l’effort de défense. Un bon principe serait alors de traiter le surcroit de dépenses de défense hors budget, comme les deux derniers gouvernements allemands l’ont fait, et, dans le cas de la France, de poursuivre les politiques de réduction structurelle des dépenses publiques hors défense. La décision de l’Union Européenne d’exclure les nouvelles dépenses de défense des calculs de déficit excessif va donc dans le bon sens.

2. Mieux vaut emprunter sur les marchés qu’auprès du public.

Comme l’épargne des ménages français est abondante -ils ont dégagé une capacité de financement de 168 mds€ en 2024 selon les Comptes Nationaux- on entend régulièrement des politiques appeler à un « grand emprunt national » pour financer tel projet supposé d’intérêt national. Les précédents ne manquent pas, depuis l’emprunt forcé de 1793 à celui d’Edouard Balladur deux cents ans plus tard. Mais, en dehors de circonstances exceptionnelles -état de guerre ou paralysie des marchés financiers- c’est une bien mauvaise idée, car pour attirer les épargnants, il faut leur proposer un rendement supérieur à celui offert par les marchés, sans compter les frais de transaction et de publicité. Avec à la clef des impôts futurs plus élevés qu’en empruntant sur les marchés.

Et pourquoi pas une loterie ? Si l’on tient vraiment à attirer l’épargne des ménages, on peut le faire à peu de frais et sur la base du volontariat en organisant une loterie. Comme l’analysait l’économiste John Morgan en 2000 , une loterie organisée par l’État et visant explicitement à financer une cause nationale aurait un bien meilleur rendement que toute sorte d’emprunt, puisque les gagnants ne toucheraient qu’une faible partie des sommes collectées. Morgan observe qu’aux Etats-Unis, les loteries destinées à financer des biens publics (éducation, infrastructures, environnement…) ont plus de succès que les loteries générales. Un récent sondage (Ipsos, 8 mars 2025) indiquait que 68% des Français étaient favorables à l’augmentation des dépenses militaires. Organiser des tirages exceptionnels du Loto dont le produit serait consacré à la protection du pays pourrait donc avoir un certain succès. Mais, bien entendu, rien ne garantit que les sommes collectées seraient à la hauteur des besoins.

3. Créer plus de valeur en travaillant plus : le meilleur levier de financement.

Plus un pays est riche, au sens des valeurs créées par l’activité économique, plus il peut consacrer d’argent à la défense, cela tombe sous le sens. Supposons que le budget de la défense représente 2,0% du PIB, soit environ 60 mds€ sur la base du PIB français en 2025. Imaginons que le PIB soit 10% plus élevé. Sans ponctionner davantage l’économie, le budget de la défense passerait à 66 mds€. Bien que les objectifs entérinés par l’OTAN soient exprimés en pourcentage du PIB, par souci d’équité entre pays, les besoins concrets du ministère des Armées ne sont pas des pourcentages. Ce sont des équipements, des armes, des rémunérations, des investissements dans les nouvelles technologies etc. Il est clair que disposer de 6 mds€ de plus par an augmenterait la qualité et la crédibilité de la défense du pays.

La ficelle peut sembler grosse et, pourtant, dans le cas de la France, elle mérite d’être examinée. Les statistiques publiées par l’OCDE montrent qu’en 2022 (dernière date disponible), le nombre d’heures travaillées par résident en âge de travailler était, en comparaison avec la France, 14% plus élevé en Suède, 17% aux Pays-Bas et 23% en Suisse, pays qui n’ont pas la réputation d’être des bagnes du travail pour autant (voir Telos, 18 mars 2025).  Il y a donc de la marge de manœuvre dans notre pays pour produire plus, donc gagner plus, et, incidemment, augmenter les ressources allouées à la protection de ses citoyens. Certaines des propositions du projet de budget 2026 du gouvernement Bayrou, comme réduire le nombre de jours fériés ou de congés moyennant compensation financière, allaient dans ce sens.

4. Emprunter au nom de l’UE, c’est bien, mais c’est toujours emprunter.

La nécessité de coordonner l’effort de défense au niveau européen, en y incluant le Royaume-Uni, est un impératif militaire -maximiser l’efficacité du système de défense par euro dépensé. Elle a également un aspect de coordination financière. Le plan « Re-Arm Europe » présenté le 19 mars dernier par la présidente de la Commission Européenne va dans ce sens. Si le chiffre phare de 800 mds€ (4,5% du PIB 2024 de l’UE) relève en grande partie de l’habillage (voir l’article de Charles Wyplosz à ce sujet dans Telos), l’emprunt de 150 mds€ « Agir pour la sécurité de l’Europe » (SAFE) qui sera émis au nom de l’UE a des caractéristiques intéressantes : il devrait permettre aux pays européens y compris l’Ukraine d’emprunter à long terme et à taux bonifié pour augmenter leur production de matériel militaire, en privilégiant la coopération entre pays. Reste que l’encours de fonds disponibles est faible (0,8% du PIB), et que, de toutes façons, les emprunts émis devront in fine être remboursés par les États membres. Pas de miracle à attendre de l’UE, donc, tout au plus une augmentation de l’enveloppe de prêts et, ce qui n’est pas négligeable, un signal politique fort.

5. Pour attirer l’épargne, labelliser les entreprises de défense et de sécurité stratégique.

La capacité de défense du pays repose sur deux piliers. D’un côté, l’action publique, c’est-à-dire le budget des armées, mais aussi la recherche et le développement liés à la défense, bien illustrés dans le cas français par la Direction des Applications Militaires (DAM) du CEA. De l’autre, l’industrie de la défense, qui produit et commercialise les équipements de défense. La frontière entre les deux est floue, car l’industrie dépend largement des commandes publiques et de nombreux projets sont le résultat de partenariats publics-privés. Cela dit, l’industrie de la défense relève essentiellement de l’économie marchande et se finance largement auprès des marchés de capitaux, donc, au bout du compte, de l’épargne publique. Une analyse strictement financière pointerait à l’écart de rendement escompté des investissements dans les entreprises de défense, en comparaison avec les autres, comme principal indicateur de l’attractivité financière des entreprises de défense. C’est bien pourquoi le retour en faveur de la dépense militaire, qui leur bénéficiera via les commandes publiques, a provoqué une envolée du prix des actions des grandes entreprises de défense, allant de 40% (Safran) à 270% (Rheinmetall), depuis la fin de 2024. Peut-on faire mieux et, surtout, faire en sorte que l’ensemble des entreprises contribuant à l’effort de défense stricto sensu, mais aussi à la sécurité stratégique au sens de l’OTAN, en bénéficie ?

Puisque le public européen est en faveur d’augmenter les dépenses de défense et de protection stratégique, un bon moyen serait de mieux l’informer en labellisant les sociétés du périmètre concerné, « Entreprise de défense et de sécurité stratégique » par exemple-, qu’elles soient cotées ou non.

Le label devrait être validé par l’Union Européenne et le Royaume Uni, ne serait-ce que parce les grandes entreprises du secteur sont déjà des multinationales ou des joint-ventures impliquant la France, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne... Les entreprises opérant dans le domaine de la sécurité stratégique, une activité centrée sur les systèmes d’information, la cryptographie et l’intelligence artificielle – mais pas exclusivement – sont souvent des entreprises de taille moyenne, voire des start-up. Si elles bénéficiaient d’un label européen, il serait plus facile aux gestionnaires d’actifs et aux gérants de fonds de private equity de les inclure dans leur offre de produits financiers aux investisseurs institutionnels comme au grand public.

Labelliser les entreprises de défense et de sécurité stratégique permettrait aux épargnants européens de joindre l’acte à l’intention, tout en bénéficiant d’un intéressant retour sur investissement, avec une large gamme d’investissements tout au long de la courbe rendement-risque. Et si l’Union Européenne était lente à se mettre en mouvement, rien n’interdirait à la France de prendre l’initiative.

Cet article est une version condensée et actualisée de l’article publié en ligne le 24 septembre 2025 par l’Association Générale Interprofessionnelle de Prévoyance et d’Investissement pour la Retraite.