Du commerce à la puissance: de l’avantage comparatif à l’avantage stratégique edit

9 décembre 2025

La mondialisation ne doit pas être conçue comme un processus aboutissant à créer un univers plat et lisse dans lequel les grandes firmes se concurrencent à armes égales. Elle est aussi et surtout « une histoire » sur la façon dont les économies nationales interagissent à un niveau supérieur qualifié de global ou de mondial[1]. Le contexte national a longtemps constitué le cadre à l’intérieur duquel les pays construisaient le long du sentier de croissance leurs avantages comparatifs et les projetaient à l’extérieur. Depuis le début du XXIe siècle se sont mis en place des mécanismes de sélection et d'éviction à travers la reconfiguration des chaînes de valeur et l’instrumentalisation politique des interconnexions dans le but d’atteindre un avantage stratégique couvrant la réalisation d’objectifs économiques et de sécurité nationale. Ce qui pose le problème crucial de savoir qui sont les gagnants et qui sont les perdants.

Poussée accélératrice et recul relatif de la mondialisation

L’hypermondialisation est un jeu à somme positive. Au milieu des années 1980, les pays en développement rattrapent progressivement les pays développés et les dépassent entre 2003 et 2019. La multiplication de chaînes d'approvisionnement complexes et interconnectées a favorisé le développement des marchés émergents et de l'ensemble des pays du Sud. La décomposition technique au sein de ces chaînes de valeur a permis de transférer la conception et la production de certaines tâches (le « Trade-in-Tasks » a remplacé le « Trade-in-Goods »[2]) à des fournisseurs qui ont construit leur avantage comparatif à partir du ratio salaire/productivité (à compétences égales), ce qui a accéléré la délocalisation des activités et le déplacement des poches de connaissances spécialisées. En effet, dans un contexte de libre-échange, chaque pays obtient un avantage comparatif en se spécialisant dans la production pour laquelle il dispose de l'écart de productivité (ou du coût) le plus fort en sa faveur, ou le plus faible en sa défaveur, comparativement à ses partenaires. L’hypermondialisation néolibérale a été une période de convergence des taux de croissance nationaux et de faibles taux d'inflation dans le monde entier. Les inégalités de richesse et de revenu entre les pays ont diminué, sortant de la pauvreté des millions de personnes.

La période post-crise financière (2008-2011) a fortement ralenti la convergence des revenus. Elle a au contraire accru les inégalités et accentué la concurrence en créant de fortes pressions en faveur de la démondialisation.  Sur un plan général, le ralentissement du commerce mondial à partir de 2011 a accompagné le freinage de la croissance mondiale. Les pays à faible revenu fortement endettés n’ont pu exploiter leurs avantages comparatifs et intégrer les chaînes de valeur mondiales, faute de financements, et certains ont été contraints de suspendre le service de la dette. Dans un contexte où les flux et les échanges sont désormais influencés davantage par des considérations géopolitiques que par des motifs strictement économiques, la contrainte du risque a pesé davantage sur la géographie de la spécialisation que la contrainte de la demande de compétences. Entre 2019 et 2024, la démondialisation n’a pas favorisé le processus de convergence.

En revanche, elle a accentué le processus de fragmentation. La fragmentation accrue de l’espace mondial fait apparaître de multiples zones d’influence favorisant le raccourcissement et, dans certains cas, la régionalisation des chaînes d’approvisionnement (par exemple la relocalisation en France et en Europe de segments de l’industrie pharmaceutique). La fragmentation multiplie les interconnexions avec d’autres partenaires parce que la souveraineté nationale est inatteignable dans tous les secteurs, les spécialisations continuent mais les localisations se déplacent[3]. Dans ce nouveau paradigme, les politiques industrielles visent à renforcer, notamment aux Etats-Unis, un ancrage significatif sur des marchés ayant une importance économique et géopolitique stratégique.  

L’irruption des rapports de force

La puissance s’insinue dans les relations internationales en deux temps. Les États-Unis réagissent d’abord lorsqu’ils admettent que les gains de puissance politique, économique et technologique de la Chine diminuent leur propre puissance relative : ils reconnaissent alors que la puissance mondiale est un jeu à somme nulle. D’où les deux lois votées en 2022, sous la présidence de Joe Biden : le CHIPS and Science Act pour redynamiser l’industrie des semiconducteurs et l’Inflation Reduction Act pour soutenir les secteurs de la transition énergétique. Mais Donald Trump considère que la décarbonation ne favorise pas la réindustrialisation des États-Unis et, le 7 juillet 2025, il annule le plan de subventions et d’exonérations fiscales en faveur de la transition énergétique.

En un second temps, les rapports de puissance sous la présidence Trump ne passent plus par la politique industrielle, mais par les droits de douane censés réaliser des objectifs économiques et de sécurité nationale, dans une vision où la mondialisation aurait été préjudiciable aux intérêts américains. Selon Trump, « plus les droits de douane sont élevés, plus il est probable que l'entreprise [étrangère] vienne aux États-Unis et y construise une usine, afin de ne pas avoir à payer les droits de douane. » L’affirmation est contestable. La théorie admet que les droits de douane peuvent inciter les investissements étrangers (IDE) à la recherche de marchés. Mais le fait que les droits de douane frappent aussi bien les biens finaux que les biens intermédiaires essentiels réduit fortement (et pourrait inverser) leur attrait pour les IDE. La politique tarifaire de Trump, visant à combler le déficit commercial et à « garantir l'équité », a gravement perturbé le marché américain. Les droits de douane réduisant l'ouverture commerciale, les entrées d'IDE sont plus faibles que prévu. Ils se sont tassés à 52,8 milliards de dollars au premier trimestre 2025, leur plus bas niveau depuis le quatrième trimestre 2022. La raison en est simple. Les entreprises qui investissent à l’étranger privilégient des obstacles tarifaires faibles, en particulier pour s'approvisionner facilement en biens intermédiaires stratégiques — ce que facilitent les accords de libre-échange. Le ralentissement des IDE s’explique également par le coût de la main-d’œuvre. « Avec un salaire moyen aux Etats-Unis seize fois plus élevé qu’au Vietnam, et onze fois plus important qu’au Mexique, même avec des droits de douane élevés seule une entreprise qui automatise ses chaînes de production peut rester compétitive sur le sol américain »[4].

La recherche de l’équité via « la politique réciproque » dans les relations commerciales aboutit en fait à de fortes asymétries. « Réciproque » signifie que l'on applique aux importations en provenance d’un pays le même taux tarifaire que ce dernier applique à ses importations en provenance des États-Unis. Deux exemples, parmi d’autres, infirment cet énoncé. Les exportations de l’UE seront taxées à 15%, alors que les importations américaines dans l’UE seront frappées à 0%. En ce qui concerne le Vietnam, les exportateurs américains pourront vendre à droit zéro sur le marché vietnamien tandis que les exportateurs vietnamiens acquitteront une taxe de 20%. En un premier temps, « les droits de douane généralisés de 10% [15% aujourd’hui, hormis le Mexique, le Canada et la Chine] ont entraîné le taux tarifaire moyen le plus élevé aux États-Unis depuis les années 1930.

Les conséquences sont prévisibles et elles seront encore plus désastreuses si les droits de douane réciproques entrent [pleinement] en vigueur : un ralentissement de la croissance américaine et une hausse des prix domestiques aux États-Unis — en bref, la Maison Blanche a provoqué une stagflation[5]. Mais les conséquences atteindront tous les pays, notamment les plus défavorisés. Au-delà des taux de change, comment admettre qu’une relation bilatérale excédentaire entre un pays pauvre exportant des matières premières et quelques biens intermédiaires et les Etats-Unis constitue une « pratique déloyale » ? Sachant qu’une balance commerciale est constituée de biens et de services et que ces derniers créent un avantage considérable en faveur des entreprises américaines de la Tech dont certaines, comme Google ou Microsoft, sont en situation de quasi-monopole[6].

Course à l’hégémonie

En somme, en adossant la mondialisation transactionnelle à des mesures protectionnistes (contrôle des importations menaçant la sécurité nationale, restrictions sur les IDE entrants et sortants, taxes sur les exportations de produits sensibles, prise de participation de 10% de l'État américain au capital d'Intel, d'autres investissements de ce type sont prévus, notamment dans l’industrie de la défense), le but géopolitique de Donald Trump est d’empêcher la Chine de construire son hégémonie. Mais les mesures prises sont contestées à l’intérieur par les directions des grandes entreprises de la Tech qui font valoir leurs intérêts. Peu importe, pour la Silicon Valley, qu’on érige des barrières douanières pour contester le libre-échange, les services rendus par les GAFAM sont dématérialisés. Google se passe bien de protectionnisme, puisqu’il n’importe ni n’exporte aucun bien matériel, mais de la publicité numérique et des applications pour les affaires quotidiennes des entreprises et des particuliers. « De même, restreindre l’immigration met en difficulté certains secteurs tels que le bâtiment ou l’industrie mais la Tech n’a pas besoin d’une masse de main-d'œuvre considérable : il lui faut seulement des talents[7] ». 

Dans un contexte de tensions fortement accrues entre les États-Unis et la Chine dans leur course à l’hégémonie, la stratégie de ces deux blocs est d’instrumentaliser les interconnexions (échanges de produits, IDE, ventes de licences et de brevets, réseaux financiers et d’information), c’est-à dire de les manipuler en y exerçant des blocages et des contraintes. Ce que Thierry Gomart et Sébastien Jean appellent « l’arsenalisation [weaponisation] des interdépendances, c’est-à-dire leur instrumentalisation à des fins de coercition »[8]. La recherche de l’avantage stratégique efface la théorie de l’avantage comparatif : il ne s’agit pas d’être meilleur que les rivaux, mais de conquérir le leadership et de le pérenniser par tous les moyens.

On peut s’interroger sur la stratégie de l’UE dans ce nouveau contexte. Deux solutions s’offrent à elle. La quasi-stagnation de l’Europe est attribuée à la faible progression de l’investissement en nouvelles technologies et à celle des dépenses de R&D, notamment des entreprises. Ce qui explique que la productivité par tête a augmenté depuis 2002 de plus de 40% aux Etats-Unis contre un petit 10% en zone euro. Pour enclencher le réarmement industriel de l’UE, le rapport Draghi (2024) préconise entre autres d’accroître le flux d’investissements de 800 milliards d’euros par an dans la transition énergétique, le numérique, l’IA…, afin de rehausser la position technologique de l’UE. Cependant, les atermoiements de l’UE au cours de l’année passée exigent 400 milliards d’euros supplémentaires pour crédibiliser le rattrapage technologique.

À l’opposé, on peut supposer que l’UE reste une zone de libre-échange capable d’irradier et de construire avec d’autres pays des règles et de l’équité. Dans ce contexte, l’économie mondiale s’organiserait autour de deux découpages superposés : celui du libre-échange pour les produits de moyenne technologie (automobile, chimie) élaborés notamment par la zone euro[9] et celui des produits high-tech et des innovations de ruptures dont le périmètre est réduit, selon la formule « small yard, high fence », en raison des barrières à l’entrée infranchissables, à la fois géopolitiques, industrielles et immatérielles.

[1] Zysman J., Nielsen N.C., Breznitz D. et Wong D., «Building on the Past, Imagining the Future: Competency Based Growth Strategies in a Digital Age », Brie Working Paper181, 2007.

[2] Baldwin R., « Globalisation: The great unbundling(s) », Economic Council of Finland, 2006.

[3] McGee P. « What it would take for Apple to disentangle itself from China », Financial Times, 18 Janvier 2023. L’auteur précise que la relation entre Apple et la Chine est « quasiment indestructible. Les opérations orchestrées par Apple sont si complexes et massives – y compris des usines de la taille de villes occidentales en Chine – qu'il est difficile pour la plus grande entreprise mondiale de disposer d'options viables pour repenser sa façon de produire des iGadgets [services rendus par Apple] d'une valeur de 316 milliards de dollars chaque année ».  Dans certains cas, la mobilité du capital productif et du réseau de fournisseurs d’une grande entreprise est très limitée. Tim Cook précise que « la fabrication de nos produits requiert des compétences techniques pointues, une gestion flexible de la chaîne d'approvisionnement et des normes de qualité exceptionnelles. Nous ne délocaliserons pas notre production pour réduire les coûts ».

[4] Bouissou J. « Les relocalisations vers les Etats-Unis, un pari incertain », Le Monde Economie & Entreprises, 2 août 2025.

[5] Tyson L. et Zysman J. « The Trump Global Fallout », Project Syndicate, 15 juin 2025.

[6] Sur le plan intérieur, le réveil de l’antitrust américain n’aura pas duré très longtemps. La maison mère de Facebook, Meta, peut conserver Instagram et WhatsApp parce qu’un magistrat américain a estimé que l’autorité de la concurrence (FTC) n’avait pas réussi à prouver que le groupe était en situation de quasi-monopole ! Or M. Zuckerberg avait préalablement déclaré à la FTC : « C’est mieux d’acheter que d’être en concurrence ».

[7] Duclos M. « Le monde de Trump vu par lui-même. Interview de Walter Russel Mead: "Trump est l’ambigüité stratégique faite homme" », Institut Montaigne, 15 juillet 2025.

[8] Gomart T. et Jean S., « Découplage impossible, coopération improbable. Les interdépendances économiques à l’épreuve des rivalités de puissance », Études de l’IFRI, novembre 2023.

[9] Artus P. et Virard M. P., La France réinventée. Essai pour un nouveau modèle social et européen, Odile Jacob, 2025.