L’Asie centrale à l’heure de la guerre en Ukraine edit

Trois ans et demi après le déclenchement de la guerre en Ukraine par le régime de Poutine, les pays d’Asie centrale montrent une certaine lassitude face à cette tragédie qui frappe un des pays de l’ex-URSS. Les réseaux sociaux, si actifs sur la soi-disant Opération spéciale russe depuis février 2022, sont passés à autre chose : Gaza, l’Iran, Trump, phénomène confirmé par des discussions avec des interlocuteurs kazakhs, kirghizes et russes rencontrés lors d’un déplacement au Kazakhstan fin mai-début juin 2025 et à Paris en juillet 2025.
Gruz 500: la société face à la guerre
« Ne vous inquiétez pas, ça va, je suis à l’arrière pour l’instant. S’ils m’envoient au hachoir[1] je passe en gruz 500 [2],» dit au téléphone un jeune soldat russe du Kazakhstan à ses parents résidant à Almaty qu’il a réussi à contacter, ce qui ne les rassure pas forcément, étant donné le sens de cette codification militaire qui signifie « déserteur ».
Les sociétés centrasiatiques se sont lassées de cette guerre que les médias traditionnels tels les chaînes de télévision locale ont cessé de couvrir, sauf événements majeurs. Quant aux chaînes russes, elles sont moins nombreuses à émettre dans les différents pays et les émissions de propagande ne font plus d’audience.
Si les Centrasiatiques n’ont pu éviter dans leur vie quotidienne et familiale la question de leur propre positionnement face au conflit, ce qui les a conduits dès le début au clivage « pro ou anti-poutine », ils affichent désormais un désintéressement pragmatique. « On n’en parle plus, déclare une collègue kirghize en visite à Paris, ni entre mari et femme, ni entre générations, encore moins au travail, car personne n’est d’accord ». Cela ne veut pas dire qu’ils sont indifférents au chaos géopolitique ambiant; au contraire, ils sont préoccupés, mais optent pour une posture introvertie. Une seule chose sans doute fait consensus, la surprise face aux performances de l’armée russe qu’ils pensaient unanimement beaucoup plus efficace mais dont ils se demandent avec anxiété quelles seront les prochaines cibles[3].
Même les relokanty russes[4], dont certains avaient tenté d’être activistes au Kirghizstan et au Kazakhstan, font profil bas. Il n’y a que les recruteurs russes de mercenaires centrasiatiques qui restent actifs dans l’ombre, pour obtenir de nouvelles recrues en échange du passeport russe et de contrat juteux[5] bien que leur choix de servir une autre patrie soit condamné par les lois nationales, voire les autorités religieuses de Tachkent en Ouzbékistan.[6]
D’une façon générale, on observe un sursaut d’activité des agents d’influence russe qui sont beaucoup opérants dans la région depuis la guerre en Ukraine pour renforcer le soft power russe, après des décennies de désengagement. La mairie de Bichkek a récemment mis en place une chorale russe « pour les grand-mères », montrant l’engagement nouveau de la Rosstrudincestvo, la coopération russe dans son ancien espace colonial. À cet égard, le terme de colonisation, bien qu’utilisé avec circonspection pour parler de la Russie en Asie centrale (et largement sur l’initiative du soft power turc) commence à prendre racine dans les sociétés centrasiatiques trente quatre ans après leur indépendance.
Les élites centrasiatiques ou la maîtrise du funambulisme politique
Les élites centrasiatiques, malgré leur pratique inchangée d’évoluer en régime autoritaire et clanique, sont prises au piège de leur positionnement par rapport au conflit. Toutes, sans exception, ont opté pour la neutralité dans les grandes instances internationales, à commencer par l’ONU à propos de l’annexion de la Crimée en 2014 et la reconnaissance des régions de Lugansk et Donetsk par la Russie, soit d’une manière active en votant l’abstention lors des différentes sessions, soit en sortant de la salle pour éluder le vote.
Mais comment éviter la colère du Kremlin, surtout dans le cas du président Tokaev qui ne doit sa survie politique lors des émeutes politico-sociales de janvier 2022 qu’à l’intervention des troupes de l’OTSC avec l’accord de Poutine[7] ? Comment ne pas se rendre aux célébrations du 9 mai à Moscou sans risquer des mesures de rétorsion, sachant que la Russie reste un pourvoyeur incontournable d’énergie de de produits alimentaires[8] ?
Ainsi, les présidents font du funambulisme politique, en restant conciliants avec le Kremlin malgré les déclarations hostiles de plusieurs députés de la Douma depuis ces dernières années, concernant le choix du Kazakhstan comme prochaine opération spéciale russe, ou le déni d’existence de l’État kirghize ou kazakh[9]. Ils ajournent toute réforme de l’alphabet cyrillique qui était en chantier, au Kazakhstan malgré les protestations des milieux nationalistes, promettent de conserver à la langue russe le statut officiel dont elle a hérité à l’indépendance, comme vient de l’affirmer le président kirghize Djaparov lors d’un voyage à Moscou. Leur route est étroite entre la réponse à la demande de réformes de leurs sociétés soumises à une inflation accrue ces dernières années et les pressions constantes du voisin russe. Le Kazakhstan a finalement opté pour l’opérateur russe pour la construction de sa future centrale nucléaire chargée de résoudre ses problèmes énergétiques. Mais il se tourne largement vers la Chine pour développer ses capacités en matière d’intelligence artificielle et de surveillance sociale.
Le seul effet collatéral significatif de la situation de guerre actuelle obtenu par les autorités politiques des pays d’Asie centrale est d’avoir maintenu, voire pour le Kirghizstan, accru leur politique répressive à l’égard de toute manifestation d’opposition à leur pouvoir[10].
«Entre la peste et le choléra»: la realpolitik au prisme de l’incertitude géopolitique
D’une certaine façon, le funambulisme politique dont font preuve les élites centrasiatiques s’applique également à leur politique extérieure, en quête d’autonomie stratégique mais dans un effort conscient de s’intégrer le mieux possible au concert des nations.
Même si officiellement quatre Etats sur les cinq de la région ont opté pour une politique multivectorielle[11] (le cinquième, le Turkménistan ayant proclamé sa « neutralité perpétuelle », et n’échappant pas pour autant aux pressions géopolitiques globales), tous restent à divers titres dépendants de la Russie qu’ils ne veulent pas officiellement s’aliéner en se précipitant vers d’autres acteurs régionaux ou globaux. Le Tadjikistan, en particulier, avec ses 1400 km de frontières avec l’Afghanistan des Talibans, reste très dépendant de la Russie pour sa sécurité et ne cherche pas à s’opposer ouvertement à Poutine.[12]
Pourtant, hors micro, on peut avoir des réponses étonnantes de la part d’acteurs de la politique étrangère, au Kazakhstan par exemple, à la question « qu’allez-vous faire pour répondre aux incertitudes géopolitiques actuelles ? » « Entre la peste et le choléra (sans savoir de quel voisin entre la Russie et la Chine il s’agit), que pouvons-nous faire ? Nous n’allons pas déménager ! Il faut bien être réaliste ![13] » Même si la Chine remporte quelques victoires aux dépends de ses autres concurrents, notamment les États-Unis depuis l’annonce par Donald Trump de la suppression des aides de USAID[14], la sinophobie latente qui règne dans la région freine (mais pour combien de temps) toute percée chinoise significative du côté des populations. Mais on observe un net repositionnement des pouvoirs centrasiatiques en direction de la Chine, comme on l’a vu lors du 25e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï le 1er septembre 2025. C’est plutôt la Turquie, puissance moyenne, qui progresse dans sa volonté d’imposer son soft power à une zone auparavant rétive à toute nouvelle mainmise affirmée (création de l’Organisation des Etats turciques en 2021). Elle aurait même réussi à faire reconnaître la république de Chypre nord par le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan, sans provoquer de réactions internationales.
Toutefois, du fait des liens historiques, économiques, culturels, linguistiques et humains, malgré la surprise des pays d’Asie centrale devant les faibles performances militaires de la Russie, celle-ci reste un partenaire incontournable de la région[15].
L’économie réelle au-delà des discours
La situation économique a été également fortement impactée par la guerre en Ukraine, deux ans après la pandémie de Covid 19 qui avait déjà attaqué les monnaies nationales[16]. L’inflation a touché tous les États d’Asie centrale, qui ont aussi souffert de la rétractation des envois d’argent, notamment le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan depuis que la situation des migrants d’Asie centrale en Russie s’est détériorée (crainte de l’enrôlement de force dans l’armée russe, réactions hostiles des Russes après l’attentat du Crocus City). Les prix des denrées de première nécessité ont flambé, ainsi que ceux du logement, des transports, des médicaments.
Une conséquence positive toutefois pour la région, mais qui implique d’autres problèmes, est l’utilisation massive autant que discrète des pays d’Asie centrale comme hub logistique pour contourner les sanctions occidentales contre la Russie. Une autre conséquence positive est le développement sans précédent de projets de corridors joignant la Chine à l’Europe en évitant la Russie[17] qui, sous diverses appellations tel le « Corridor médian », confèrent un nouvel intérêt stratégique à une zone longtemps considérée comme la marge ou le trait d’union de tous les empires, faits de contraintes et d’immensité vide à parcourir. Si ce projet se développe à la mesure des attentes actuelles, il est probable qu’il signe le déclin de l’influence russe dont le territoire sera évité et l’économie, planifiée comme à l’époque soviétique, de plus en plus coupée des flux internationaux.
L’étranger proche face à un futur proche
La question de l’identité nationale s’est posée aux pays d’Asie centrale avec l’indépendance fortuite qu’ils ont acquise en 1991. Ils ont travaillé à construire leur propre identité étatique, assortie d’un récit national reposant sur une mémoire retravaillée, apaisée. Ils ont même résolu de nombreux conflits frontaliers hérités de l’époque précédente et sont arrivés au point d’envisager une intégration régionale qui leur serait salutaire face au poids des puissances voisines.
Cependant, ils sont soumis à l’interrogation existentielle que fait peser Vladimir Poutine sur son « étranger proche », notamment le Kazakhstan qui possède une « frontière épaisse »[18] avec la Russie, à savoir plusieurs régions au nord encore peuplées d’une forte proportion de Russes. Les plus optimistes croient au miracle géopolitique qui apaiserait le monde et leur garantirait la poursuite de leur développement autonome et sécurisé. Les autres, la majorité, oscillent entre la crainte de l’impérialisme brouillon russe et celle de l’expansionnisme ordonné chinois.
Ainsi, comme tous les pays du monde, les pays d’Asie centrale n’échappent pas à l’incertitude géopolitique déclenchée depuis 2014 par l’annexion de la Crimée et ravivée par l’Opération dite spéciale de Poutine en Ukraine en 2022, la crise de Gaza depuis octobre 2023, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump en janvier 2025, la question du nucléaire iranien, les menaces de la Chine sur Taïwan et le chantage nucléaire brandi par la Russie sur un « Occident global » ou réduit à l’UE, considéré comme offensif, alors qu’il vient qui juste de se réveiller de son sommeil béat, avec vingt-cinq ans de retard !
L’Asie centrale aussi s’inquiète du futur proche et du futur tout court.
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[1] Nom donné en russe pour désigner le front en Ukraine. La société russe appelle cyniquement les jeunes recrues qui ont signé pour s’engager la farce, farch en russe. « Smotri, idët farsh », regarde la farce qui passe, dit un père à son fils à Saint-Pétersbourg en avisant un groupe de jeunes soldats marchant au pas. Anecdote rapportée par un informateur d’Almaty le 22 mai 2025.
[2] Anecdote rapportée par un informateur d’Almaty le 22 mai 2025. Dans la codification militaire russe, gruz 200 indique un soldat tué, gruz 300 un soldat blessé, gruz 500, un déserteur. Gruz signifie « paquet, fardeau » en russe.
[3] Isabelle Facon, « Guerre en Ukraine : les faiblesses de l’armée russe au grand jour », in A. de Tinguy (dir.), Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2022/Les Etudes du CERI, n° 266-267, février 2023.
[4] Non donné aux citoyens de la Fédération de Russie qui ont fui la mobilisation de septembre 2022. 300 000 sont arrivés au Kazakhstan dont environ 100 000 sont restés. Des milliers se sont installés en Ouzbékistan et au Kirghizstan, dont certains ont réussi à s’implanter, provoquant l’augmentation des prix de l’immobilier locatif notamment. Voir Olivier Ferrando, « L’Asie centrale face à l’invasion de l’Ukraine : les débordements d’un conflit régional », in A. de Tinguy (dir.), Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2022/Les Etudes du CERI, n° 266-267, février 2023 et https://ucentralasia.org/media/psdnh1p1/pbmigration-flow-change-in-central-asia-en.pdf
[5] Айгерим Акылбекова, « Знаю, что живым не вернусь. Завлекаемые на войну в Украине мигранты » [« Je sais que je ne reviendrai pas vivant. » Les migrants attirés par la guerre en Ukraine], 29 juillet 2024.
[6] Catherine Poujol, « De quelques conséquences de la guerre en Ukraine en Asie centrale : sphère sociale et religieuse », Bulletin de l'Observatoire international du religieux, n°42 [en ligne], mai 2023.
[7] Voir C. Poujol, « Retour sur la crise kazakhe », in En Ukraine et en Russie, le temps de la guerre, Esprit, 2022/4, pp. 23-27.
[8] Voir A. Doolotkeldieva, « Implications of Russia ‘s War Against Ukraine for Central Asia », The Russia Program, George Washington University.
[9] « Central Asia’s Sovereignty in the Shadow of the War in Ukraine », The Times of Central Asia, 26 mai 2025.
[10] A. Doolotkeldieva A., ibid.
[11] Dilnoza Ubaydullaeva et Jessica Genauer, « Shifting Geopolitics of Central Asia: The Regional Impact of the Russia-Ukraine War », World and New World Journal, 9 décembre 2024, et Alexandra Bolonina, « Le dilemme politique de l’Asie centrale. Le multilatéralisme en recomposition en Asie centrale à l’aune de la guerre en Ukraine », Journal du multilatéralisme, 15 novembre 2023.
[12] Ahmad Tariq Noorzadeh, « Central Asia’s Post-Ukraine Future », The Diplomat, 9 juillet 2024.
[13] Entretien informel en 2023.
[14] « La Chine profite de l’arrêt de l’USAID pour s’imposer davantage en Asie centrale », Novastan, 2025.
[15] Reid Standish, « How Two Years Of War In Ukraine Have Changed Central Asia », Radio France Europe, 23 février 2024.
[16] Pour un tableau complet de la situation économique et financière en Asie centrale en 2022, voir Dominique Menu, « L’Asie centrale sous le coup de la guerre en Ukraine » et le rapport de la Banque mondiale, Russian Invasion to Shrink Ukraine Economy by 45 Percent this Year, 10 avril 2022.
[17] Bruce Pannier, « Russia’s War in Ukraine Shifts Central Asia’s Connectivity », ENC Analysis, janvier 2023.
[18] Pour reprendre l’expression de l’historienne Sabine Dullin.