Le Rojava et la Syrie d'Ahmad al-Chaara edit

2 octobre 2025

Dans le sillage du départ d'Al-Assad de la Syrie le 8 décembre 2024, et les attaques massives des milices pro-turques contre les forces kurdes, la presse turque annonçait la future chute de la ville de Kobane, symbole de la résistance kurde contre l'État islamique, pour le 22 décembre. Mais le Rojava, un terme qui se réfère à la fois aux régions kurdes de la Syrie et à l'administration autonome du nord et de l'est de la Syrie (AANES), qui constitue son extension, est toujours en place.

Indéniablement, il a été privé de la région d'Afrin et d'une bande frontalière à l'est de l'Euphrate, que la Turquie a occupées en 2017-2019, et rien n'indique que son existence même ne sera pas menacée par Ankara à l'avenir. Mais une série d'accords et de traités, à commencer par celui signé par ses autorités le 10 mars 2025, avec les nouveaux maîtres de Damas, lui garantissent désormais une reconnaissance de fait. 

D’un état de survie à la durabilité

Parmi les facteurs expliquant la survie du Rojava, nous pouvons d'abord mentionner les relations, conflictuelles et pourtant proches, que les acteurs kurdes entretiennent avec Hayat Tahrir al-Cham, une organisation qui est issue d'Al-Qaïda et détient maintenant le pouvoir à Damas. En 2012-2013, une série de conflits a opposé à la région kurde encore émergente à cette organisation qui se présentait alors comme djihadiste. Mais en décembre 2024, les forces kurdes ont refusé de secourir le régime d'al-Assad, qui avait perdu le soutien de ses protecteurs iraniens et russes affaiblis par les conséquences des guerres libanaises et ukrainiennes. Cette "neutralité" a grandement facilité la victoire de HTC, lui imposant ainsi un devoir moral de non-agression contre les Kurdes. Deuxièmement, la résistance kurde autour du barrage de Techrin a finalement dissuadé les mercenaires pro-Ankara, pourtant soutenus par des drones turcs, de poursuivre leur offensive contre les forces kurdes. En échange de leur retrait de la région de Manbij, les forces kurdes pouvaient dès lors consolider leur présence à l'est de l'Euphrate

Troisièmement, nous devons bien sûr mentionner les négociations entre Ankara et le PKK, ce qui devrait conduire à la dissolution de ce dernier et à la fin de sa lutte armée qui a commencé en 1984. Ankara, il faut s'en souvenir, souhaitait renforcer son « front interne » contre « l'impérialisme et le sionisme ». Certes, en échange de la dissolution du PKK et de la fin de la lutte armée, le régime d'Erdogan n'a fait aucune promesse aux acteurs kurdes et n'a pas reconnu l'existence de la question kurde dans le pays. De même, la politique répressive envers le principal parti d'opposition, le CHP, dont plus d'une douzaine de maires, à commencer par Ekrem Imamoglu d'Istanbul, a été arrêtée, s'est intensifiée en 2025. Mais une politique d'apaisement envers les Kurdes de la Turquie exigeait l’abandon, du moins provisoire, du plan de détruire le Rojava. Très critique à l’envers d’Israël, mais en quête d'un rapprochement avec son « ami » Trump, Erdogan, ne voulait sans doute pas provoquer une nouvelle crise avec Washington, comme cela avait été le cas en 2018 lors du premier mandat du président américain

La question kurde a été le principal obstacle à la démocratisation de la Turquie depuis sa fondation en 1923. Le Rojava fait désormais partie intégrante de cette question. Le désir d'anéantissement de cette région a continué de déterminer la politique syrienne d'Erdogan tout au long des années 2015-2024, et est allé de pair avec une répression accrue contre le mouvement et, plus généralement, la société kurdes en Turquie elle-même. Il ne s’agissait pas là d’une nouveauté : après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, Ankara s’était résolument opposé à la formation d'un Kurdistan autonome / fédéré en Irak, avant d'accepter finalement son existence. Va-t-il également surmonter ses obsessions avec le Rojava et abandonner ses ambitions de devenir le pouvoir hégémonique en Syrie? Ce sont là les principales questions auxquelles le régime d'Erdogan doit répondre dans la seconde moitié des années 2020

Les ondes de choc du 7 octobre

Cependant, il est également important de prendre en compte les facteurs internes à la Syrie et à ceux liés aux développements au Moyen-Orient depuis le 7 octobre 2023. Il ne faut pas oublier que la victoire du HTC, qui s’est emparé de Damas le 8 décembre 2024, peut être expliquée avant tout par l’effondrement interne du régime de Bachar al-Assad qui, en détruisant sa société, avait également anéanti ses propres ressources de durabilité. Le nouveau régime sait qu'il n'est pas en mesure d'entreprendre une nouvelle phase de la guerre, et al-Chaara, le nouvel homme fort à Damas, reconnaît qu'un conflit armé avec les Kurdes signifierait un bain de sang avec un résultat incertain. De même, tout projet de reconstruction économique du pays, estimée à 500 milliards de dollars, dépend de l'intégration de la Syrie dans le système économique mondial et de l'obtention d'un financement susceptible de provenir des États-Unis et d'Europe: toute attaque contre les forces kurdes, qui jouissent d'une image positive en Europe et aux États-Unis depuis leur lutte contre l'État islamique, risque de lui coûter cher, à la fois symboliquement et économiquement. Son image, déjà ternie par les massacres des Alaouites et des Druzes, ainsi que la situation de quasi-guerre civile dans la région de Sueïda,  qu’il n’a pas voulu ou pu prévenir, ne pourrait souffrir de nouvelles violations des droits des minorités linguistiques et confessionnelle du pays. Certes, rien n'indique que le pouvoir d'al-Chaara, qui se définit comme une « République arabe syrienne », ait abandonné le nationalisme arabe ou ait mis fin à son plan de transformer la Syrie en émirat islamique massivement centralisé. Mais il ne faut pas oublier que le nouveau président syrien a été intronisé par une coalition de 18 milices, dont certaines sont ouvertement djihadistes, et il ne dispose que d’une base sociale très faible. Son pouvoir est, pour ainsi dire, un pouvoir par défaut : littéralement exsangue, fragmentée et manquant de confiance dans ses nouvelles autorités, la société syrienne aspire à la stabilité. Al-Chaara sait que la survie de son régime, et plus généralement de son pays, dépend de la stabilité et de la paix.

Au niveau régional, la présence américaine et israélienne en Syrie doit être mentionnée. Bien que réduite, la présence militaire des États-Unis s’inscrit dans la longue durée et se matérialise par l'armement des forces kurdes. Si inefficace dans la gestion de tous les conflits internationaux, que Trump, encore candidat, avait promis de résoudre en quelques jours, Washington parvient à jouer un rôle de médiation efficace entre le Rojava et Ankara. Alors que l'envoyé spécial de Trump en Syrie, l'ambassadeur Tom Barrack, a fait pendant un temps pression sur les Kurdes pour qu’ils intègrent les nouvelles structures de pouvoir en abandonnant leur projet d'autonomie, Washington continue de servir de médiateur entre les Kurdes et Damas et Mazlum Abdi, leader des forces kurdes, se rend dans la capitale syrienne à bord des hélicoptères américains. Enfin, Washington, avec Paris, joue un rôle actif dans l’apaisement des relations entre le PYD et le KRG (Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak), longtemps soumis à la pression turque, et les Kurdes syriens. Ainsi, les visites d'Abdi au KRG ont été saluées comme un grand soulagement dans tout le Kurdistan. Quant à la Conférence intra-kurde de Qamichli, qui a réuni 400 délégués de toutes les tendances politiques en avril 2025, elle a marqué le début d’un rapprochement entre les forces politiques kurdes syriennes. Quelque chose d'inimaginable il y a quelques mois à peine, alors que la Turquie entreprenait constamment des attentats ciblés contre les dirigeants kurdes syriens, cette réunion a eu lieu publiquement, devant de nombreuses caméras.

Parallèlement à la présence américaine, il faut prendre en considération la présence israélienne. Par leur pure destruction de la rationalité et leur confiance absolue dans les vertus de Kairos, Yahya al-Sinwar, architecte des attaques du 7 octobre 2023 contre Israël, et Hasan Nasrallah, chef du Hezbollah libanais, ont préparé le terrain pour l'hégémonie de l'État hébreu dans la région. Israël considère désormais la Syrie comme son propre terrain de chasse, se présente comme le protecteur des Druzes, reconnaît officiellement ses relations avec les Kurdes de ce pays et établit des lignes rouges pour la Turquie à travers une série de bombardements stratégiques sur les bases qu'il convoite. Le régime d'al-Chaara doit lui-même sa victoire sur al-Assad, ainsi que sa survie, à Israël et répète constamment qu'il ne permettra pas à la Syrie de devenir une zone tampon pour attaquer l'État hébreu.

Les défis de l’avenir

Bien sûr, la menace qu'Ankara de « dégainer son épée » et anéantir le Rojava ne devrait pas être sous-estimée. De même, il ne faut pas oublier que l'État islamique, vaincu mais entré dans une phase de Sabr (« patience endurante »), est loin d'avoir disparu et cultive un esprit de vengeance sur les Kurdes, qui a mis fin à son existence en tant qu'État en 2017. Mais tant que la double menace d'Ankara et de l'État islamique est contenue, Rojava pourrait relever les défis auxquels il est confronté, en commençant par le défi du temps. Jusqu'à présent, il a assuré sa survie et s'est institutionnalisé sur une corde raide: il était nécessaire de construire l'avenir à court terme, toujours au prix d'une destruction massive imposée à la société et aux infrastructures délibérément ciblées par Ankara. Maintenant, il doit consolider ses institutions et se projeter à moyen terme. Deuxièmement, il est nécessaire de prendre en compte le défi de l'espace: territorialement, le Rojava a été mutilé, mais également étendu indépendamment de la volonté de ses dirigeants. Les zones contrôlées par Ankara et ses alliés sont devenues le théâtre d'une politique de nettoyage ethnique : les familles kurdes qui ont été chassées par les dizaines de milliers de personnes en 2017-2019 commencent à revenir, mais timidement et toujours avec anxiété. Nous voyons ainsi les conséquences de la division du Kurdistan, qui établit une continuité entre les Kurdistans de la Turquie et de la Syrie, mais divise ces derniers en trois zones déconnectées, les privant de tout front arrière

Mais la lutte contre l'État islamique, qui avait Raqqa comme sa deuxième capitale, a conduit les autorités du Rojava à éteindre leur contrôle sur quelque 30% du pays, qui était et reste toujours fortement dominé par une population arabe. En refusant de nommer un gouverneur militaire pour diriger cette zone, déclarée l'une des cinq « régions sécuritaires » du pays, Damas a reconnu de fait cette situation. Dans un sens, concernant la question kurde, Ahmad al-Chaara se retrouve dans une situation similaire à celle de Bashar al-Assad, qui, au lendemain des attaques du 18 juillet 2012, qui avaient décapité une partie de son état-major, avait été contraint de se replier sur les zones stratégiques du pays. C'est cette décision, qui signifiait en même temps à payer la Turquie, qui soutenait les insurgés syriens, de sa monnaie, qui avait permis l’émergence du Rojava. Aujourd'hui, incapable de contrôler l’ensemble de son pays et avec une armée milicienne dépourvue d'une base sociale, le nouveau gouvernement syrien sait que sans intervention turque, il a peu de chances de réussir contre les forces kurdes. D’une manière analogue, les autorités kurdes reconnaissent la nécessité d'établir de nouveaux mécanismes de « cogestion » avec le gouvernement central et un « vivre-ensemble » spécifique, comprenant notamment la gestion des rapports intercommunautaires  autant que les litiges internes entre les tribus arabes présentes dans des zones non-kurdes qu’elles contrôlent.

Un autre défi concerne le système politique kurde: le contexte de la guerre civile a propulsé les couches plébéiennes au premier plan, et les rapports de classes, de générations et de genres ont été radicalement reconfigurés dans le Rojava. Il a également entraîné la marginalisation, puis l'exclusion, des partis politiques kurdes traditionnels organisés d'abord dans le Front Yekiti (« unité »), puis dans le CNK (Conseil national kurde en Syrie). Avec la diminution de la pression militaire d'Ankara, il devient urgent de repenser le système politique kurde, y compris par l’inclusion des acteurs qui entretiennent des relations étroites avec le Kurdistan irakien

Il est également important d’ouvrir la discussion sur le « modèle kurde » inspiré par la pensée d'Öcalan, leader et le théoricien du PKK. Il a indéniablement donné naissance à une pratique « écologique » et « féministe », prônant une économie locale, des processus décisionnels et des mécanismes de redistribution privilégiant les rapports de proximité. En ce sens, le Rojava a en effet connu une « révolution », qui a servi de modèle à de nombreux penseurs de gauche tels que l'anthropologue David Graeber. Mais à l’avenir pourrait-il maintenir ces pratiques et éviter le phénomène de bureaucratisation et d’embourgeoisement des élites fondatrices, qui ont été le lot de nombreuses révolutions à travers le monde ? Comment va-t-il s'adapter à la nouvelle Syrie « en reconstruction » à laquelle elle sera amenée à s’intégrer et qui risque de développer un modèle à l’antipode de la « démocratie radicale » kurde des années 2012-2025 ?

Enfin, il est nécessaire de mettre l'accent sur la double appartenance du Rojava, qui est la conséquence d'un héritage indésiré par les Kurdes et est certainement tragique, mais qui peut désormais devenir une ressource pour l'avenir: le Rojava fait partie intégrante du Kurdistan, fragmenté et soumis à la domination de quatre Etats, mais un Kurdistan dynamique et interagissant avec une forte conscience de soi. Et elle aussi partie intégrante de la Syrie, Etat créé après la fin de l’Empire ottoman, qui n’a jamais reconnu l’existence des Kurdes comme sujet collectif. A ce titre, il est au cœur d’un double processus, de kurdistanisation et de la syrianisation. L’adoption du modèle prôné par Abdullah Öcalan au Rojava, ou les divisions intra-kurdes syriennes, ne s’expliquent ni par le « terrorisme », ni par l’ « ingérence des acteurs externes », mais par la simple dynamique transfrontalière du Kurdistan : à quelques rares exceptions près, comme à Dersim en Turquie en 1938, toute contestation kurde dans un pays de la région mobilise, militairement ou symboliquement, les Kurdes des autres parties et exerce un impact transformateur sur eux. Il faut également se rappeler que la Syrie a joué un rôle décisif dans le lancement d'une nouvelle révolte dans le Kurdistan irakien en 1975 et dans la survie du PKK et la préparation de sa guérilla au tournant des années 1980

Sans le Rojava, donc, le Kurdistan serait mutilé, privé d'un espace si important dans son histoire, de la diplomatie à la vie intellectuelle et enfin, aux expériences de la dernière décennie. Mais sans le Rojava, la Syrie elle-même serait mutilée, se trouvant désarmée face au risque d'effondrement ou à une logique de pouvoir milicien. Dans quelle mesure la nouvelle Syrie parviendra-t-elle à rompre avec son passé ba'athiste pour se projeter dans l'avenir en tant que société plurielle et complexe, avec une véritable autonomie interne reconnue pour ses multiples composantes? La double ouverture simultanée des autorités du Rojava, en commençant par Mazlum Abdi, montre que le Rojava tente de jeter les fondations d'un autre Kurdistan et d'une autre Syrie. À quoi ressemblera l'avenir du pays : une fédération comme l'Irak voisin, comme les Kurdes syriens l’exigent ou une décentralisation complète de l'ensemble du territoire? Un large éventail d'options est disponible pour le pays, mais une chose est certaine: une « Syrie arabe et sunnite », qui, en réalité, n'a jamais existé, ne pourra pas assurer la stabilité dont le pays aura besoin dans le Moyen-Orient à l’horizon des années 2030.