Trois approches méthodologiques et disciplinaires de l’Union Européenne edit
L’Union européenne fait face aujourd’hui à des défis comme jamais, probablement, elle n’avait eu à affronter : le mot guerre est dans tous les esprits et s’affiche partout dans les débats comme dans les médias et sur les réseaux sociaux — guerres commerciales, guerres hybrides, guerre sur le continent européen pour la première fois depuis 1945. C’est la raison d’être et la mission de l’UE qui sont à risque. Que pèse l’idéal de la paix et de la sécurité par la négociation et le “doux commerce” face à la force brute qui s’exhibe et se manifeste sans frein ?
Trois ouvrages publiés récemment affrontent les dilemmes qui se posent à l’Union et à ses États-membres. Ils utilisent méthodes et approches relevant de disciplines différentes, celles de la science politique, du droit et de l’analyse sémiotique. Ils sont cependant unis à la fois par une préférence déclarée en faveur d’une intégration plus profonde des États-membres de type fédéral et, occurrence rarissime, parce qu’ils émanent d’une seule et même famille de chercheurs italiens, un père et ses deux fils. Il s’agit de Sergio Fabbrini qui a publié l’an passé aux éditions de Cambridge University Press, A Federal Alternative to European Governance: the E.U. in Hard Times (2025), de Federico Fabbrini, un jeune juriste prolifique et savant auteur de The EU Constitution in Time of War: Legal Responses to Russia’s Aggression Against Ukraine, (OUP, 2025) et de Sebastiano Fabbrini, le benjamin, dont l’ouvrage posthume The Reluctant Architecture of European Power (Birkhäuser, 2025) vient de paraître après sa tragique disparition en 2024.
L’ouvrage de Sergio Fabbrini adopte la perspective la plus large et prolonge une longue série de recherches publiées en anglais ou italien depuis au moins deux décennies et d’analyses hebdomadaires dans la presse italienne, en particulier Il Sole 24 Ore, le journal économique de la péninsule. Il est incontestablement le chef de file des études européennes et le représentant le plus éminent d’un courant de pensée qui n’a pas d’équivalent en France, celui d’un fédéralisme européen dont il se fait l’ardent défenseur. Du même coup, il se fait le pourfendeur aguerri du mode de décision dominant à Bruxelles – celui de l’intergouvernementalisme qui a la préférence des 27, quoiqu’ils en disent, puisque ce mode de gouvernance peut leur donner l’illusion de rester souverains. Souverains mais négativement puisque cet oripeau créé par les États-Nations et sanctifié par les traités de Westphalie ne trouve sa véritable efficacité qu’en s’opposant, en usant pour le meilleur et, le plus souvent pour le pire, du veto au sein du Conseil des Ministres de l’UE. L’intergouvernementalisme, voilà l’ennemi pourrait-on dire, et Fabbrini ne se prive pas d’en souligner toutes les impasses et les tares dans l’analyse de trois situations de crise, celle de la dette, celle de la pandémie, celle de la guerre en Ukraine. L’examen empirique de ces évènements imprévus et imprévisibles permet de mieux saisir à la fois les rigidités d’un système pesant et apparemment inflexible du fait des contraintes constitutionnelles et juridiques et de l’inventivité procédurale et institutionnelle manifestée par les juristes au service du Prince. Mais que de contorsions, de détours, de chantage masqué et d’échanges de bons procédés pour atteindre des résultats bancals, des règles, ou trop imprécises ou trop laxistes, selon les besoins du moment ou du problème en question. Bien loin d’obéir à des règles de bonne gouvernance, d’efficacité et de clarté, les décisions bruxelloises relèvent de plus en plus du concert diplomatique international ou d’un théâtre d’ombres où s’impose la règle des plus forts ou des plus entêtés, des faux-semblants et de la procrastination à l’infini.
Cela dit, l’opposition radicale que Fabbrini opère entre l'intergouvernementalisme fonctionnant selon le principe du consensus a minima et fédéralisme où une claire répartition des fonctions et des compétences permettrait selon ses mots “d’intégrer les demandes des États-membres tout en garantissant l’effectivité des décisions et la responsabilité des décideurs” relève davantage des souhaits que de la réalité concrète. D’abord parce que la ligne de partage des eaux n’est pas aussi tranchée qu’il peut sembler. Si le Conseil européen et les conseils des ministres sont bien intergouvernementaux dans leur conception comme dans leur mode de fonctionnement, il n’en est pas ainsi ni de la Banque centrale ni de la Cour de Justice qui sont d’inspiration et de pratique fédérales. Quant à la Commission et au Parlement, leurs penchants intergouvernementaux résultent davantage de leur fonctionnement que de leur structure et ce biais pourrait être corrigé sans changements institutionnels majeurs. C’est affaire de culture politique (nationale) plus que de construction juridique (supranationale). Le mot d’ordre” américain “Think Federal” pourrait s’appliquer comme un gant à l’Europe à condition d’en avoir le désir et la volonté, deux ingrédients qui font largement défaut.
L’ouvrage de son fils Federico, directeur du Brexit Institute à Dublin, prend à bras-le-corps la question lancinante et jamais résolue de la prise en charge de leur défense par les européens qui ont préféré leur confortable “servitude volontaire” sous le parapluie américain. Ni les admonestations de Trump 1, ni les appels de Macron en faveur de la mise en place d’une défense européenne n’ont eu d’écho jusqu’au brutal réveil sous les coups de boutoir de Trump 2 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie. C’est dans ce nouveau contexte que Federico Fabbrini procède à une investigation de tous les instruments et moyens que l’Union a utilisés (ou pourrait utiliser) en dépit de compétences limitées, parcellaires et pratiquement jamais mises en œuvre avant ce conflit. Lui aussi, tout au long de la dizaine d’ouvrages publiés chez OUP au cours de la dernière décennie, manifeste une préférence marquée pour une Europe fédérale qui réussirait à échapper au piège mortifère de l’intergouvernementalisme dominant. Son coup de génie pour analyser la situation européenne et en souligner les faiblesses et insuffisances est de partir du préambule de la Constitution américaine de 1787 qui, en quelque sorte, sert de point de référence du point de vue des valeurs à atteindre dans un système fédéral. Le Préambule fixe en effet les objectifs que cette forme de gouvernement inédite, imaginée pour corriger les défauts d’un système confédéral établi entre États indépendants. La nouvelle constitution est établie “in order to form a more perfect Union, establish Justice, insure domestic Tranquillity, provide for the common defence, promote the general Welfare, and secure the Blessings of Liberty”. Fabbrini justifie cet emprunt en arguant de ce que la constitution américaine “is -like it or not- the global benchmark of constitutionalism.” L’affirmation est sans doute devenue hasardeuse dans le contexte de la seconde présidence Trump mais les deux siècles d’histoire qui précèdent l’actuel tremblement de terre justifient l’affirmation et l’emprunt. Car c’est autour de ce programme politique imprécis mais ambitieux que s’est développée la démocratie américaine. L’Union européenne suivra-t-elle ou non le même chemin? Federico Fabbrini rassemble avec patience et précision les morceaux éparpillés du puzzle européen pour en analyser les limites et potentialités en suivant ce canevas. Le résultat est à la fois passionnant, éclairant et fort pédagogique, au prix, certes, de certaines répétitions en raison de l’emboîtement des politiques qui ne respectent pas nécessairement les frontières de chaque domaine fixé par la loi suprême. La facture juridique et la technicité de la jurisprudence tant américaine qu’européenne ne doivent pas rebuter le lecteur venu d’autres disciplines tant les développements sont clairs et éclairés par cette comparaison stimulante.
Le troisième ouvrage de la trilogie n’aurait pas dû paraître. Il est malheureusement l’hommage posthume de sa famille qui a rassemblé diverses contributions publiées dans des revues spécialisées par ce jeune trentenaire trop tôt disparu. Sébastiano était un brillant historien de l’architecture qui lors de ses études en Californie s’est interrogé sur la signification des signes choisis par l’Union européenne pour se “représenter” en matière architecturale. Ce bref opus souligne en six chapitres la césure qu’introduit l’UE dans les rapports entre architecture et pouvoir. Sebastiano est né et s’est formé en Italie dans un pays qui, depuis ses lointaines origines, a créé les codes de représentation extérieure du pouvoir repris ensuite par toutes les variantes du pouvoir occidental: empereurs, papes, princes, ducs et rois, duce et fascistes ont inventé un riche répertoire de modèles célébratifs en forme de palais, temples, arcs de triomphe, trophées reproduits ad nauseam jusqu’à nos jours. Mais une exception monumentale, c’est le cas de le dire, s’impose avec l’Union européenne: point de célébration ni d’ostension manifeste, point de personnalisation ou de grandiloquence.
Le premier objectif est de faire profil bas, de ne pas apparaître, de préférer la grisaille et la monotonie à l’apparat et à la grandeur. Bien que l’Union joue un rôle exclusif ou fondamental dans le domaine économique ou monétaire par exemple, le mot d’ordre implicite est de ne jamais laisser transparaître sa puissance à travers la représentation et le message qu’offre l’architecture. En lisant les analyses très fines de bâtiments importants comme ceux de la Commission, du Parlement ou les images architecturales reproduites sur les billets de la monnaie unique on saisit la portée des messages subliminaux qu’ils véhiculent en même temps que l’enrichissante complémentarité qu’offre cette étude des signes à l’analyse des politiques publiques. Comment ne pas rapprocher la critique anglo-saxonne de l'intégration “by stealth” (en sous-main, en secret) avec les cachotteries bruxelloises de la construction du siège de la Commission (le Berlaymont) officiellement conçu par des banques et investisseurs privés comme “immeuble de bureaux” ou celle du siège du Parlement comme un International Congress Center afin d’éviter que la France ne monte au créneau pour défendre le siège de Strasbourg !
C’est à ma connaissance la première étude de ce langage caché que constitue l’architecture européenne complétée par celle des représentations architecturales sur les billets de banque de l’euro après qu’elles aient été “purifiées” et stylisées. Les ponts, viaducs et autres arches représentés sont devenus tellement anonymes et insipides que des voix se sont élevées ensuite pour redonner chair et vie européenne à ces ectoplasmes choisis pour ne chiffonner personne. Tout est fait pour éviter des messages visuels qui pourraient rappeler que l'Europe fut un espace de conquêtes, de violence, de guerres fratricides, de haines recuites et de stéréotypes xénophobes. Les conclusions de Sebastiano Fabbrini soulignent les contradictions des processus à l’œuvre : la supranationalisation est allée de pair avec la dépolitisation (dont on constate les effets délétères au niveau de chaque État) et le transfert de compétences s’est accompagné dans l’espace public d’une neutralisation et d’un effacement des signes du pouvoir. Il n’a pas voulu ou n’as pas eu la possibilité de faire des recommandations pour faire face à ces tensions et contradictions mais nul doute que ses analyses sont porteuses d’un regard critique non pas sur l’objectif de l’union mais sur les moyens politiques et démocratiques d’y parvenir.
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