Le monde multipolaire de Vladimir Poutine edit

Le 2 octobre à Sotchi, Vladimir Poutine a conclu les travaux du XXIIe forum Valdaï, dont le thème, cette année, était « le monde polycentrique : mode d’emploi »[1]. Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, les Occidentaux ont déserté ce « club international » qui, dans les premières années de son existence, permettait un échange informel entre les dirigeants russes et les chercheurs étrangers, mais qui s’est réduit à une tribune pour le Kremlin. En Russie, le « monde multipolaire » est un concept déjà ancien, élément essentiel de la « doctrine Primakov », développée dans les années 1990, par celui qui fut Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine. Sa version poutinienne est fondée sur le rejet des valeurs universelles et du droit international, sur le rapport de force, le retour des sphères d’influence et la critique des Européens. Autant de points de convergence avec Donald Trump, que les experts russes se plaisent à souligner.
L’Europe, ennemi principal de la Russie
À Sotchi, quatre heures durant, le Président russe a exposé sa vision de ce « monde multipolaire », réservant ses critiques essentiellement à l’Europe, décrite comme un continent en déclin, non seulement économique (dette, croissance faible, crise du système social), mais aussi et surtout moral (perte de son identité et de ses valeurs, montée de la violence), victime d’une immigration incontrôlée et de la montée des courants radicaux. L’Europe que nous aimions est en train de disparaître, a-t-il déploré. Inversant comme à son habitude la réalité, Vladimir Poutine a attribué aux Européens la volonté de rechercher une issue à leurs difficultés en faisant de la Russie un bouc émissaire (la « figure de l’ennemi »), et d’utiliser l’Ukraine comme « une carte » dans un jeu géopolitique qui la dépasse afin d’élargir leur zone d’influence et de militariser le continent. Le Président russe a accusé « les élites européennes » de « continuer à attiser l’hystérie » en prétendant que nous serions « au bord de la guerre avec les Russes ». Il s’est inquiété de l’objectif de Friedrich Merz de faire de la Bundeswehr la première armée conventionnelle du continent et a ironisé sur Emmanuel Macron, comparé une nouvelle fois à Napoléon et qui, selon lui, tente de détourner l’attention de ses problèmes internes. Vladimir Poutine a aussi accusé le Président français de « piraterie » après l’arraisonnement d’un pétrolier, qui appartient à la « flotte fantôme » russe, mise sur pied afin de contourner les sanctions énergétiques occidentales.
À l’inverse, Vladimir Poutine s’est voulu positif à l’égard de Donald Trump, qui n’avait pourtant pas ménagé la Russie dans ses dernières interventions (le « tigre de papier »). Le procès fait à l’Europe – cible principale des deux dirigeants – rejoint les critiques (immigration incontrôlée, perte d’identité, mépris de la volonté des électeurs…) dont elle est l’objet de la part du Président Trump à la tribune des Nations Unies et de JD Vance lors de la conférence sur la sécurité de Munich. À la différence des Européens, l’actuelle administration américaine exprime ouvertement ses intérêts nationaux, « sans hypocrisie superflue », a expliqué le chef de l’État russe. Bien que le sommet d’Anchorage, en août dernier – consacré exclusivement au conflit ukrainien, a-t-il précisé – n’ait pas débouché sur des avancées concrètes, Vladimir Poutine l’a jugé « productif », il a réitéré sa conviction que, comme l’a affirmé Donald Trump, si ce dernier avait été au pouvoir, le conflit en Ukraine aurait pu être évité. Les divergences existant entre Moscou et Washington sur de nombreuses questions internationales sont « absolument normales » pour deux grandes puissances comme la Russie et les États-Unis, a souligné le Président russe, le « marchandage peut être très dur », l’essentiel est de faire preuve de « respect » et de régler les désaccords « de manière pacifique ». Vladimir Poutine a apporté son soutien à l’initiative prise par son homologue américain en vue d’un règlement à Gaza, qui permet d’entrevoir « la lumière au bout du tunnel », il a même salué le « rôle positif » que pourrait jouer Tony Blair. Le Président russe a réitéré sa proposition de prolonger d’un an le traité new START, qui expire en 2026, une « bonne idée » a réagi Donald Trump. Il a également exprimé ses condoléances après l’assassinat « odieux » de l’influenceur Charles Kirk, qui défendait les « valeurs traditionnelles », de même que le Président russe a rendu hommage à Michael Gloss, fils d’une responsable de la CIA, un « homme courageux » mort en 2024 en combattant aux côtés des forces russes sur le front ukrainien.
Trump vu de Russie: le promoteur du monde multipolaire
Comme à son habitude, Vladimir Poutine a fustigé le monde unipolaire issu de l’après-guerre froide, dominé par les Occidentaux, qui ont substitué au « concert des puissances » la diplomatie du « monologue », faite de « leçons et d’ordres interminables ». Il a dénoncé « les tentatives d’unification, d’imposition d’un modèle soi-disant universel, qui va à l’encontre des traditions culturelles et éthiques de la majorité des peuples ». Le Président russe a exposé six principes, censés régir le nouveau monde « polycentrique », dont on peut noter qu’elles sont compatibles avec le comportement adopté par Donald Trump depuis sa réélection. Le premier est que plus rien n’est déterminé à l’avance, tous les scenarii sont possibles. Le deuxième c’est que les changements y sont très rapides, l’espace multipolaire est dynamique, il est difficile de s’y préparer à l’avance.
La « spécificité des différents États en matière culturelle et civilisationnelle » joue un grand rôle dans ce dynamisme : plus personne n’est prêt à respecter les règles édictées par quelqu’un « dans le lointain », c’est pourquoi « une décision est possible uniquement sur la base d’un accord qui convient à toutes les parties concernées ou bien à la majorité écrasante ». Le monde multipolaire est aussi « beaucoup plus démocratique », au sens où il inclut un grand nombre de nouveaux acteurs politiques et économiques. S’il offre de nouvelles possibilités, ce nouvel état du monde n’est cependant pas exempt de risques, parvenir à des compromis et à un équilibre stable est en effet « beaucoup plus difficile », admet Vladimir Poutine.
Le Président russe a salué le rôle joué par l’ONU qui vient de marquer son 80e anniversaire, mais constaté que le système des Nations Unies est en crise. Il a déploré que le Conseil de sécurité soit souvent paralysé… sans toutefois évoquer la responsabilité de Washington et de Moscou, qui ont largement recours à leur droit de veto, de même qu’il s’est abstenu de toute proposition concrète de réforme.
Tout en convenant que, dans ce monde multipolaire, compromis et équilibres sont plus difficiles à trouver, le Président russe a évité toute référence au droit international et privilégié les transactions au cas par cas entre les protagonistes. Cette approche présente là aussi des analogies avec Donald Trump, à la recherche de « deals », et qui affiche son dédain pour la loi internationale. En mars, lors d’un forum arctique à Mourmansk, Vladimir Poutine avait estimé que ceux qui voient dans les menaces du Président des États-Unis d’annexer le Groenland des « propos extravagants » commettaient une « erreur profonde » [2]. « Rien de tel », explique alors le Président russe. « Les États-Unis ont des plans sérieux au Groenland. Ces projets ont des racines historiques profondes […]. Il est évident que les États-Unis vont continuer à promouvoir de façon systématique leurs intérêts géopolitiques, politico-militaires et économiques dans l’Arctique. (…) La discussion sur le Groenland est un problème qui concerne deux nations spécifiques, qui n’a rien à voir avec nous. »
La victoire de Monroe sur Wilson
Cette analyse du trumpisme est reprise et partagée par de nombreux anaystes russes. Ce qui distingue nettement la nouvelle administration américaine de la précédente c’est la reconnaissance par l’ensemble de l’administration Trump de la réalité de la multipolarité, relève ainsi l’ancien diplomate Alexandr Iakovenko[3]. Des politologues comme Dmitri Trenine et Alexandr Douguine saluent eux aussi le fait que Donald Trump accélère la formation du monde multipolaire[4].
C’est cette conception d’un ordre mondial, inspirée de Carl Schmitt et de son concept de « grands espaces » (« Großräume »), organisé autour de quelques « États-civilisations », que Donald Trump utilise comme feuille de route pour sa révolution géopolitique, observe Alexandr Douguine, initiateur depuis les années 1990 de cette vision hiérarchisée de l’ordre international[5]. Le monde de Trump, explique ce théoricien de l’eurasisme, est « fondé d’une part sur un refus total de la mondialisation et d’autre part sur une intégration régionale au sein de grands espaces, nécessaire pour assurer l’indépendance et l’autarcie de la grande puissance »[6]. À son retour à la Maison blanche, Donald Trump a rejeté la doctrine de politique étrangère formulée jadis par Woodrow Wilson, son idéal de « démocratie sans frontière » et de « gouvernement mondial » (la SDN), ambition qui avait prospéré lors des présidences démocrates de Barack Obama et de Joe Biden, observe Dmitri Trenine. À ce projet qui devait assurer « le triomphe mondial du libéralisme et d’une élite globalisée post-nationale » s’est substitué un programme conservateur destiné à rétablir la grandeur de l’Amérique. Le modèle des relations internationales dont s’inspire le Président des États-Unis peut être défini comme « un ordre des grandes puissances », qui est la « suite logique de toute l’idéologie MAGA », résume Alexandr Douguine. Donald Trump met fin à l’ordre libéral du monde et à l’usurpation du pouvoir par les élites cosmopolites et par « l’État profond », son leadership est celui exercé par une grande puissance, conjointement avec d’autres grandes puissances, qui disposent d’une souveraineté réelle et non fictive (cf. les Européens).
Beaucoup d’experts russes partagent cette analyse de la politique étrangère de Donald Trump, interprétée comme un retour à la doctrine Monroe (1823). Ils utilisent le terme de « doctrine Donroe », pour évoquer ses revendications vis-à-vis du Canada, du Groenland et du Panama. Ainsi, Sergueï Riabkov, vice-ministre des Affaires étrangères, explique qu’avec le retour à la Maison blanche de Donald Trump, les États-Unis sont entrés dans « la réalité d’un nouveau national-populisme et d’un expansionnisme classique » avec une « géopolitique de puissance, mais sans emballage humanitaire, de genre et autre »[7].
Les politologues moscovites expliquent ce repli en particulier par la volonté de Washington de contenir l’influence croissante de la Chine sur le continent américain. Les États-Unis redoutent notamment que Moscou et Pékin, qui disposent d’une flotte importante de brise-glaces, ne développent leur influence dans les territoires stratégiques que sont désormais le Groenland et l’Arctique, jugent-ils.
Ce retour à une conception du XIXe siècle procède aussi du constat que le monde a changé et qu’il ne peut plus être dominé par une super-puissance hégémonique, la Russie, la Chine et les BRICS sont devenus incontournables, Donald Trump l’a compris. Ce renoncement des États-Unis à une ambition universaliste au profit du projet MAGA est bien accueilli à Moscou. Quand il parle de « America », Donald Trump a-t-il en vue « le continent américain, l’Amérique du nord, les États-Unis ? », s’interroge toutefois Alexandr Douguine. D’après lui, cette imprécision ne doit rien au hasard, elle « ouvre l’horizon d’un grand espace sans frontières précises définies a priori » et constitue un « appel aux agrandissements territoriaux ».
MAGA et «monde russe»
Alexandr Douguine rapproche le projet MAGA du « monde russe » (« Русский мир »), équivalent écrit-il de « l’État-civilisation » russe, « c’est-à-dire de la grande Russie », qui ne comporte pas non plus de contours géographiques précis. Il se félicite que Donald Trump pense dans les mêmes catégories. Cette vision commune permet désormais, selon certains politologues russes, d’envisager un partage du monde en sphères d’influence (« nouveau Yalta ») entre grands acteurs mondiaux, qui devrait entraîner la fin des ingérences extérieures au nom des droits de l’homme.
Faire ainsi des Amériques la chasse gardée de Washington permet aussi de légitimer la défense des intérêts de la Russie dans son pré carré et le maintien de sa propre sphère d’influence en Eurasie. « Dès lors que Washington évoque ses prérogatives et insiste pour promouvoir ses droits exclusifs sur certains territoires de l’hémisphère occidental, Moscou peut-il agir de même dans l’espace soviétique ? », s’interroge Stanislav Tkachenko, qui fait part de son scepticisme : raisonner en termes de sphères d’influence nettement délimitées correspond à l’esprit de Trump, mais comprendre la Russie et reconnaître ses intérêts sont « deux choses très différentes », note-t-il, d’autant que le Département d’État et qu’une partie importante des élites aux États-Unis « ne sont pas prêts à reconnaître à la Russie une sphère d’influence aussi vaste »[8]. Alexandr Iakovenko se montre plus optimiste : il imagine dans l’Arctique une sorte de condominium, convaincu que « Washington insistera pour préserver à l’avenir l’exclusivité des intérêts de nos deux pays », cette collaboration pouvant prendre la forme d’une « doctrine Monroe bilatérale ». Le choix symbolique de l’Alaska - racheté par les États-Unis à l’empire russe au XIXe siècle – pour organiser la rencontre Trump-Poutine en août dernier est interprété comme le signe de la volonté partagée de coopérer pour exploiter les richesses de l’Arctique. Kirill Dmitriev, président du Fonds russe d’investissements directs et proche de Vladimir Poutine, a marqué que Moscou est ouvert à la participation d’entreprises américaines. Rosneft et Exxon mobil ont d’ailleurs mené récemment des pourparlers en vue d’une reprise de leur coopération.
«Comment aimer le désordre»
L’effondrement de l’URSS a créé l’illusion qu’un monde idéal, fondé sur les seuls principes de la démocratie libérale, était possible, écrivent les auteurs du rapport du club Valdaï présenté à Sotchi et intitulé « Dr Chaos ou : comment ne plus s’en faire et aimer le désordre », en référence au Dr Folamour de Stanley Kubrick[9]. Il faut acter « la fin de l’universalisme », affirment les auteurs, on assiste à une renaissance des pratiques de politique étrangère qui avaient cours au XVIIIe siècle, à l’origine de guerres meurtrières, mais pas de la destruction de l’adversaire. On peut y voir là aussi une référence à Carl Schmitt et à son analyse du jus publicum europaeum qui, expliquait le juriste allemand, a permis de limiter la guerre, période qui a pris fin avec la Première Guerre mondiale.
Le facteur nucléaire constitue toutefois un élément nouveau, relèvent les spécialistes russes. « Nous espérons qu’il dissuadera les États d’un échange de frappes nucléaires d’ampleur ». Cela dit, « comme le montrent les événements » (cf. l’Ukraine, où la Russie mène une guerre à l’abri de son parapluie nucléaire - ndr), l’arme atomique « ne peut prévenir des conflits importants avec des armes conventionnelles ». De plus, ajoutent-ils, « on ne peut exclure totalement la possibilité de l’emploi de l’arme nucléaire tactique, qui était jugé inadmissible » pendant la guerre froide[10].
Un monde sans règles évidentes et sans personne pour veiller à leur respect semble « inconfortable », admettent les experts du club Valdaï, qui considèrent toutefois que, dans l’histoire des relations internationales, l’ordre n’est pas la norme. En réalité, font-ils valoir, les règles qui fondent l’ordre mondial sont le produit de conflits séculaires, internes à l’Occident, leur validité est restreinte. Les rapports États-Unis – Europe, objet de longs dégagements, sont présentés comme une relation « patron-client » (« Daddy Trump ») par analogie à la Rome antique. La question de « l’Étranger proche » et des relations de la Russie avec ses voisins n’est en revanche pas abordée (gêne ou incapacité à formuler les véritables objectifs du Kremlin ?), alors qu’officiellement elle figure au premier rang des priorités de la politique extérieure russe. S’agissant de l’Ukraine, les experts du club Valdaï souscrivent à la démarche de Donald Trump dans les négociations – dont l’objectif est de mettre un terme aux combats – qui consiste à extraire « le processus de la sphère morale où un marchandage est jugé inapproprié », tout en reconnaissant qu’un tel accord « n’apporterait sans doute pas de solution aux contradictions profondes » et que « des récidives seraient pratiquement inévitables ».
Les affinités idéologiques actuelles entre Washington et Moscou, la nostalgie du Kremlin pour le duopole américano-soviétique et l’attirance éprouvée de longue date par Donald Trump envers la Russie ne garantissent pas une coopération sans à-coups entre les deux capitales. L’Ukraine demeure à ce jour un obstacle à ce rapprochement. La volonté de Vladimir Poutine de poursuivre la guerre, qui cause un nombre croissant de victimes, suscite une frustration croissante chez Donald Trump, mais le Kremlin mise sur sa lassitude, sur la division et les difficultés des Européens. Moscou escompte un désengagement des États-Unis du conflit ukrainien, qui ouvrirait la voie au rétablissement de la coopération bilatérale et à une entente russo-américaine dans d’autres domaines.
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[1] Valdai Discussion Club meeting, en.kremlin.ru, 02.10.2025
[2] Vladimir Putin addressed a plenary session of the 6th International Arctic Forum, The Arctic: Territory of Dialogue, en.kremlin.ru, 27.03.2025
[3] A. Iakovenko, « multipolarité et ‘grande stratégie’ de Trump » (en russe), russiancouncil.ru, 26.02.2025
[4] A. Douguine, « Trump favorise personnellement la constitution du monde multipolaire » (en russe), gazeta.ru, 03.09.2025 ; D. Trenine, « Avec Trump le monde est devenu multipolaire plus rapidement qu’on pouvait le penser » (en russe), russiancouncil.ru, 26.03.2025
[5] A. Douguine, « les cinq leçons de Carl Schmitt pour la Russie (1991) », geopolitika.ru
[6] A. Douguine, « Trump construit l’ordre mondial des grandes puissances » (en russe), vpk.name, 13.03.2025
[7] S. Riabkov, « la politique étrangère des États-Unis de Trump va se réclamer de la ‘doctrine Donroe’ » (en russe), tass.ru, 22. 01.2025
[8] « La doctrine Donroe a déterminé les plans de Trump dans le nouveau partage du monde », vz.ru, 23.01.2025
[9] « Dr. Chaos or: How to Stop Worrying and Love the Disorder », valdaiclub.com, 29.09.2025
[10] Sergueï Karaganov, l’un des politologues les plus influents de Russie, s’est fait l’avocat de l’utilisation de l’arme nucléaire, cf. « Dieu, la bombe et la ‘roulette russe’ », Telos, 28.06.2023