Quel avenir pour la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne? edit
Le 4 novembre dernier, la commissaire européenne à l’Élargissement, la Slovène Marta Kos, proche du parti proeuropéen Renew, a présenté le rapport annuel de la Commission européenne concernant le statut des dix candidatures officielles à l’Union européenne (UE). Pour sa présentation au Conseil de l’Union européenne, cette publication doublée d’une conférence de presse solennelle et d’une communication active a été l’occasion de scruter les progrès et les difficultés de plusieurs États candidats. Au premier rang desquels l’Ukraine.
La candidature ukrainienne a, pour les Européens, une sensibilité particulière : elle figure dans le plan en 28 points de l’administration Trump sur l’Ukraine ; elle a été retirée du projet amendé par les Européens en 19 points au motif que cette candidature ne concerne que les relations bilatérales UE-Ukraine et non la Russie ; de plus, le statut officiel d’État candidat a été octroyé à Kiev en juin 2022, quelques mois après le début de l’invasion russe, en février ; en outre, avec 40 millions d’habitants, un vaste territoire de 600 000 km2 et une économie diversifiée, l’Ukraine est, avec la République de Turquie (dont la candidature est au point mort), un État candidat, donc un État potentiellement membre, dont la taille peut, à elle seule, recomposer les équilibres de l’UE sur tous les plans : budgétaire, démographique, économique et… géopolitique.
Loin de constituer un jalon technocratique pur et simple, la présentation de ce rapport en général et de la candidature ukrainienne en particulier a constitué un acte politique fort de soutien au pays au moment où son soutien américain est ambivalent, où la progression territoriale russe a repris et où la présidence Zelensky subit des scandales de corruption avec la démission de deux ministres en raison d’allégation de détournement de fonds publics. De même que cette présentation a constitué une tribune pour accentuer la pression sur la présidence Vucic en Serbie, de même l’événement a été un vecteur de soutien supplémentaire de l’UE à Kiev. Enfin, par-delà les aspirations de l’Ukraine à l’OTAN, c’est le chemin européen de l’Ukraine qui a déclenché la crise Euromaïdan de 2014. C’est dire que le sujet est lui aussi très sensible à Moscou : la Russie oscille entre la condescendance et la crainte concernant cette candidature.
Mesurer la progression de l’Ukraine vers l’adhésion pleine et entière, identifier les obstacles à une intégration institutionnelle rapide et esquisser des scénarios pour la candidature du pays est indispensable dans la mesure où l’enjeu, pour les Européens est de vérifier si une approche « géopolitique » et non plus seulement juridique des candidatures est viable, dans l’intérêt de l’UE comme dans l’intérêt des candidats.
Le cas de figure de la candidature ukrainienne est bien distinct des « longues candidatures » des Balkans occidentaux (Albanie, Monténégro, Serbie) : pour celles-ci les accélérations et les ralentissements ont plus de répercussions à l’intérieur des pays candidats que dans les États membres. Pour l’Ukraine, un éventuel élargissement constituerait un Big Bang aussi pour l’UE dans son ensemble : il en va de sa crédibilité à Moscou, de son poids à Washington et de la cohésion à Bruxelles.
Une candidature paradoxalement «normale»?
Alors même qu’elle fait face à une guerre de haute intensité et de longue durée (plus de trois ans), l’Ukraine a été capable d’achever plusieurs étapes essentielles à la progression de sa candidature. Le rapport le souligne sans complaisance mais sans réticence, l’Ukraine a franchi plusieurs jalons essentiels : les discussions de pré-adhésion ont été décidées en décembre 2023 puis officiellement ouvertes en juin 2024 ; le pays a commencé sa convergence avec « l’acquis communautaire » dans plusieurs domaines : la réforme du système judiciaire, la modernisation de son économie, la modernisation de son administration civile, la lutte contre le blanchiment d’argent et la protection des minorités ethniques ; la Commission a ensuite pu achever en septembre 2025, la phase dite de screening de ses réglementations et organisations.
Alors qu’elle est soumise à des contraintes qui sortent de l’ordinaire, l’Ukraine suit donc patiemment, comme la Moldavie déclarée candidate en 2022, le long chemin de l’évaluation, de la convergence et de la reprise de l’acquis, aidés par les fonds d’assistance administrative. Sa feuille de route théorique est désormais d’ouvrir les négociations proprement dites pour les trois groupes de mesures (ou clusters) pour lesquels la Commission estime que l’Ukraine est prête.
À la lecture du rapport de la Commission, on peut être pris d’un sentiment d’irréalité : l’Ukraine suit patiemment le chemin de toutes les autres candidatures à l’UE. Comme si elle n’était pas partiellement occupée et complètement attaquée par la Russie et comme si l’UE n’était pas, par ailleurs, devenue le principal soutien de son effort de guerre. Comme si l’urgence géopolitique n’avait pas présidé au lancement de ce processus. Et comme si la trajectoire de la guerre ne pouvait pas remettre en cause son déroulement comme une épée de Damoclès.
Loin de constituer une candidature normale, la candidature ukrainienne bénéficie (hors processus d’adhésion) d’un soutien stratégique et financier inédit de la part de la Commission. Mais elle est en même temps confrontée à des difficultés hors du commun.
Les embûches sur la route de Kiev à Bruxelles
La présidente de la Commission européenne a beau avoir lié le destin de l’Ukraine à celui de l’Union européenne (et au sien propre), elle ne peut pas, telle la fée des contes, accéder au vœu des autorités ukrainiennes de bénéficier d’une procédure accélérée (ou fast track). Les obstacles à la candidature ukrainienne sont sérieux, qu’ils aient des causes endogènes ou exogènes.
Les difficultés endogènes sont, pour une grande partie, identifiées par le rapport de la Commission européenne : la promotion de la « bonne gouvernance » autrement dit la lutte contre la corruption dans l’administration et les instances politiques est une fragilité systémique historique (en temps de guerre comme en temps de paix) de l’ancienne République Socialiste Soviétique. En outre, la modernisation de l’économie ukrainienne est évidemment ralentie et par l’héritage soviétique et par les destructions à grande échelle causées par les forces armées russes. Enfin, l’aspiration à l’UE ne peut évidemment pas constituer l’horizon d’attente principal d’une population qui lutte pour sa survie quotidienne et nationale. C’est là où l’urgence géopolitique percute la marche du processus diplomatique.
Quant aux obstacles exogènes, ils sont tout aussi redoutables. Premièrement, l’UE comme les autorités ukrainiennes sont toujours à la merci d’une victoire militaire russe, entérinée par l’administration Trump à l’aide d’une négociation internationale bâclée. La Russie comme les États-Unis pourraient en effet exiger d’une Ukraine défaite de renoncer non seulement à ses aspirations otaniennes mais aussi à sa candidature européenne. Deuxièmement, certains États membres et plusieurs États anciennement candidats conservent une certaine inquiétude, exprimée mezza voce, à l’égard d’une possible intégration européenne de l’Ukraine. Les États membres les plus dépendants aux fonds structurels s’inquiètent d’une absorption de ceux-ci par l’Ukraine ; les États anciennement candidats redoutent de se voir reléguer dans la salle d’attente au motif que l’intégration de l’Ukraine est prioritaire ; les États membres les plus prorusses, notamment la Hongrie, peuvent mettre en exergue le sort de leurs minorités ethniques en Ukraine pour bloquer celle-ci. Enfin et surtout, la possibilité d’une prolongation de la guerre n’est pas à exclure : dans ces conditions, la priorité pour l’UE comme pour le pays irait à l’effort de guerre et non au lent et ingrat processus d’adhésion.
Loin de ne dépendre que de l’UE et du pays candidat, le destin de la candidature ukrainienne est structurellement lié au cours de la géopolitique mondiale.
Trois scénarios pour la candidature ukrainienne
Structurée par une procédure diplomatique normée et profondément affectée par le cours de la guerre, la candidature ukrainienne peut, à date, suivre plusieurs trajectoires qui sont comme autant de scénarios possibles.
La première trajectoire serait l’adhésion à moyen terme, à bas bruit (autrement dit sans que le sujet soit inséré dans les discussions actuelles) et en groupe (avec l’Albanie, le Monténégro, la Moldavie, etc.). Un scénario réalisable au nom de l’urgence à arrimer l’Ukraine à l’UE, à la faveur d’une stabilisation nouvelle du front russo-ukrainien, dans le contexte d’un désintérêt des administrations Trump et Poutine pour l’élargissement de l’UE (l’accent serait mis sur l’OTAN), à condition que l’Ukraine réalise quelques progrès décisifs en matière de bonne gouvernance et que l’UE renonce à réformer ses institutions avant l’élargissement. Toutes ces conditions sont difficiles à réunir mais prolongeraient l’impression de « normalité » de la candidature ukrainienne.
La deuxième trajectoire serait constituée par un scénario à la turque ou à la serbe (pour des raisons bien différentes). Autrement dit, l’Ukraine ferait antichambre pendant deux décennies sans réelle perspective d’élargissement. Bloquée par des États membres prorusses (Hongrie, Slovaquie), critiquée par des États par ailleurs pro-ukrainiens mais « radins » (Pays-Bas, Autriche, Suède), entravée par l’administration Trump au nom de son rapprochement avec la Russie, peu soutenue par ses avocats traditionnels dans l’UE (Baltes et Pologne) en raison de différends bilatéraux, la candidature ukrainienne serait alors remise aux « calendes turques », la réforme des institutions. Indéfiniment prolongée, elle serait à la merci de soubresauts intérieurs et extérieurs. Et des tentatives russes pour s’ingérer dans la vie institution du pays.
La troisième trajectoire de la candidature ukrainienne serait celle d’un « lot de consolation » en cas de défaite militaire sévère, de démilitarisation forcée, d’engagement à ne pas rejoindre l’OTAN et de réduction importante de son territoire. Dans ce cas, l’adhésion ukrainienne serait plutôt un plan de reconstruction du pays (avec des statuts dérogatoires prolongés) qu’une intégration pleine et entière.
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