La poule et l’œuf, ou comment l’indice Big Mac a été supplanté par la géopolitique du poulailler edit

2 mai 2025

Longtemps, les investisseurs ont fait confiance au renommé indice Big Mac pour mesurer la parité de pouvoir d’achat (PPA) entre deux devises et établir si une devise est surévaluée ou sous-évaluée. En Inde, en Turquie ou au Bénin, le prix de l’oignon est parfois utilisé pour analyser la politique interne comme le prix du sac de riz peut l’être sur la géopolitique de l’Asie du Sud-Est. Pour la période actuelle, marquée par une hausse des tensions géopolitiques, l’œuf semble être un utile baromètre pour refléter l’impact des conflits commerciaux, du nationalisme des ressources et des préoccupations en matière de sécurité alimentaire. Pour se concentrer uniquement sur les dernières années, des hausses de prix aux États-Unis, de l’ordre de 30% (2025) du fait de politiques commerciales protectionnistes, aux pénuries en Russie, de l’ordre de 40% (2023-2024) en raison de la politique d’autosuffisance dans un contexte de sanctions, l’œuf révèle en effet bien les fragilités des chaînes d’approvisionnement, les rivalités commerciales et les polarisations sociales instrumentalisées par les populistes.

Autrement dit, l’œuf montre bien que dans un monde en phase de fragmentation et marqué par un niveau d’incertitude sans précédent, les entreprises, confrontées à ces chocs systémiques, doivent repenser leur gouvernance.

L’œuf comme indicateur géopolitique

Symbole de la mondialisation des années 1980-1990, l’indice Big Mac, conçu par la revue The Economist en 1986, permettait de prendre en compte des coûts locaux de main-d’œuvre, des ingrédients, des loyers et du transport, normalisés par la chaîne d’approvisionnement mondiale de McDonald’s, tout en étant sensible à l’inflation et aux fluctuations monétaires. La période actuelle nous oblige toutefois à trouver d’autres indicateurs pour comprendre les dynamiques actuelles, et l’œuf fournit un indicateur prometteur.

Signe de l’importance du phénomène, c’est Vladimir Poutine en personne qui avait présenté ses excuses à la télévision pour déplorer la hausse des prix des œufs, concédant par la même occasion qu’il s’agissait d’un échec de son gouvernement. Ainsi, le suivi des œufs, des prix, de la production et du commerce, permet de refléter les tensions géopolitiques, la sécurité alimentaire et l’instabilité économique. Naturellement, cet indicateur est très sensible aux perturbations agricoles (grippes aviaires, coût des aliments pour animaux), mais aussi aux politiques commerciales ou aux prix de l’énergie. Par ailleurs, les œufs sont un aliment de base universel, source de protéines bon marché, ce qui rend l’indice applicable à l’échelle mondiale, y compris dans les régions rurales et en développement. On pourra bien sûr déplorer que l’œuf soit moins standardisé que le Big Mac, dans la mesure où les prix des œufs varient selon le type, bio ou conventionnel, ou que les facteurs biologiques rendent ce produit plus volatil.

Pour le cœur de la démonstration, on pourra retenir que les œufs dépendent de chaînes d’approvisionnement complexes (alimentation, main-d’œuvre, équipements), parfois perturbées par des facteurs exogènes ou endogènes, comme des épidémies (grippe aviaire), les droits de douane (États-Unis) et les sanctions (Russie). Aux États-Unis, les tarifs protectionnistes de Donald Trump sur le Canada et la Chine augmentent les coûts des aliments pour volaille, faisant grimper les prix des œufs et alimentant le mécontentement populaire. En Russie, les sanctions occidentales limitent l’accès aux équipements avicoles, forçant Vladimir Poutine à se tourner vers des partenaires asiatiques instables, ce qui entraîne des pénuries et des protestations. Incontestablement, ces perturbations reflètent des guerres commerciales plus vastes et des réalignements géopolitiques. Aussi, le prix des œufs reflète l’inflation, les barrières commerciales et les fluctuations monétaires, sachant qu’en moyenne trois quarts des œufs sont consommés dans le pays de production et un quart font l’objet d’exportation. La dynamique actuelle de fragmentation mondiale se trouve pleinement illustrée : le recentrage de la Russie sur les exportations d’œufs asiatiques s’inscrit dans sa stratégie géopolitique globale, tandis que les différends tarifaires avec les États-Unis mettent à rude épreuve les alliances occidentales et les chaînes d’approvisionnement classique.

L’œuf entre risques et incertitudes

La période actuelle ne se caractérise pas tant par les risques géopolitiques, qui n’ont jamais cessé d’exister notamment lors de la période de la Guerre froide, que par l’accroissement des incertitudes, voire de l’incertitude radicale (deep uncertainty). En effet, les dynamiques que nous avons observées ne sont pas de simples risques calculables, mais des incertitudes systémiques, comme définies par l’économiste Frank Knight (1921).

Contrairement aux crises passées, les chocs actuels, que ce soit sous forme de guerres commerciales, sanctions, dérèglement climatique ou polarisations populistes, semblent défier les modèles traditionnels de prévision. Les entreprises agroalimentaires, dépendantes des chaînes d’approvisionnement mondiales, sont de fait aujourd’hui particulièrement vulnérables. Les prix des œufs, reflétant ces tensions, soulignent l’interconnexion des marchés et la nécessité d’une vision stratégique au-delà des départements traditionnels.

Le niveau d’incertitude a été particulièrement affecté par les droits de douane protectionnistes initiés par Donald Trump perturbant les chaînes d’approvisionnement en œufs, augmentant les prix et alimentant le mécontentement de la population. En effet, les tarifs douaniers sur les céréales canadiennes et les additifs alimentaires chinois ont par exemple augmenté le coût des aliments pour volaille, un intrant majeur pour la production d’œufs (environ 100 milliards d’œufs produits par an aux Etats-Unis). Cette volatilité, liée à des changements de politique imprévisibles, incarne objectivement une incertitude qui dépasse les risques calculables (par exemple, une épizootie comme la grippe aviaire). Le rôle culturel des œufs, symbole de vie, de renaissance et d’identité culturelle, en tant également qu’aliment de base abordable, fait des flambées de prix un handicap politique, amplifiant les inquiétudes économiques dans un ordre mondial fragmenté. Vues de Russie, les sanctions et la dépendance à des partenaires commerciaux instables (à titre d’exemple, les œufs turcs contaminés par la grippe aviaire) ont créé des pénuries d’œufs, remettant en cause le discours d’autosuffisance de Poutine. Culturellement vénérés comme symboles de Pâques (les krashenki, œufs colorés à la peau d’oignon) et aliments de base pour les fêtes, la rareté des œufs suscite des troubles, reflétant l’incertitude liée au basculement de la Russie vers des alliances non-occidentales, s’éloignant des Européens.

De fait, le symbolisme universel des œufs, symbole de vie et de renouveau, contraste avec leur vulnérabilité aux chocs systémiques (climat, guerres commerciales, maladies), ce qui en fait un baromètre de l’incertitude multipolaire de 2025. Contrairement aux risques prévisibles de la Guerre froide, la fragmentation des alliances et la volatilité des politiques actuelles engendrent des perturbations imprévisibles, illustrées de manière frappante par les flambées des prix des œufs et les conflits commerciaux. Cette incertitude accrue, alimentée par la fragmentation géopolitique, les politiques populistes et les chocs systémiques, positionne les œufs comme un indicateur tangible de tendances abstraites, car leurs rôles culturels et économiques amplifient l’impact des perturbations.

L’indicateur de l’œuf et l’adaptation des organisations

L’environnement plus instable et incertain fait que les chocs internationaux sont aujourd’hui devenus aussi importants que les défis financiers et les résultats opérationnels pour les organisations, qui doivent faire preuve d’une agilité accrue.

L’indicateur de l’œuf, à travers ses dimensions économique, culturelle et géopolitique, montre que ce qui se trouve « sous la coquille » est un réseau de dynamiques interconnectées (volatilité des prix, polarisation sociale, fragmentation mondiale) qui défient les approches traditionnelles de gestion des risques. L’œuf révèle ainsi des fractures économiques sous-jacentes (dépendances globales, volatilité des politiques) que seul un Chief Geopolitical Officer (CGO), dont l’objectif est d’intégrer les enjeux géopolitiques directement dans la prise de décision, peut traiter efficacement en anticipant les chocs et en sécurisant les chaînes d’approvisionnement. L’œuf, en tant qu’indicateur, distille ces complexités en métriques tangibles (prix, approvisionnement), révélant le besoin urgent d’une expertise géopolitique au sein des entreprises.

De fait, pour prospérer dans ce nouvel environnement, les entreprises doivent adopter une nouvelle approche de gouvernance, incarnée par ce Chief Geopolitical Officer. Ce rôle, alliant prospective stratégique et sensibilité culturelle, est essentiel pour transformer l’incertitude en opportunité. Il doit pour cela être capable d’anticiper les chocs systémiques, d’interpréter les sensibilités culturelles et de naviguer les interférences géopolitiques (désinformation, sanctions). En intégrant analyses économiques et géopolitiques, le CGO transforme ainsi l’incertitude économique en opportunité stratégique, protégeant les marges et la stabilité de l’entreprise, à un moment où l’ère de l’économie apolitique semble s’achever, soit pour céder la place à une ère d’économie de guerre (David Baverez), soit une ère où la politique surplombe l’économie.

L’indice de l’œuf, à l’instar des célèbres œufs de Fabergé créés à la fin de l’Empire des Romanov, se révèle être un outil précieux pour comprendre les dynamiques géopolitiques à l’œuvre. Tout comme ces œufs offraient des surprises à l’intérieur, l’indice de l’œuf permet de décrypter des informations subtiles, et parfois inattendues ; il offre également une perspective non conventionnelle sur les chaînes d’approvisionnement, les risques économiques et les tensions géopolitiques. En intégrant cet indice, les organisations peuvent anticiper les chocs systémiques, explorer de nouvelles approches stratégiques et réagir rapidement aux surprises géopolitiques, assurant ainsi une gestion plus efficace et résiliente.