Triomphe capitaliste et inégalités: les analyses de Branko Milanović edit

L’économiste Branko Milanović observe une victoire historique : le capitalisme domine le monde. Sous ses deux formes, libérale et autoritaire, il couvre la planète. Au-delà des tensions entre deux modèles, partout se posent les problèmes de richesses trop concentrées et d’élites déconnectées. D’où l’importance d’innover face aux inégalités.
Professeur à l’université de la ville de New York, passé par la Banque mondiale, Branko Milanović regarde le monde comme un tout. Il traite autant des inégalités au sein des pays que des inégalités entre les pays. Grâce à un travail virtuose de collecte et de compilation des données, il propose des analyses originales, car globales, en comparant l’ensemble des revenus de la planète, donc par exemple, pauvres américains et riches chinois, classes moyennes françaises et classes moyennes dans les pays en développement.
Constat général de Milanović : tandis que les inégalités nationales augmentent, tirées par les très hauts revenus, les inégalités internationales ont tendance à diminuer. Il rappelle qu’avec la globalisation ce ne sont pas uniquement les plus riches, mais aussi les plus pauvres (en dehors du monde riche) qui s’enrichissent.
Allant au-delà des tableaux sur l’actualité immédiate, il met en lumière des vagues historiques d’inégalité, avec leurs flux et reflux. Ces variations sont fonction de forces bénignes (protection sociale, éducation) et malignes (crises, guerres), généralement conséquences de hautes inégalités.
Ses principaux ouvrages Global Inequality. A New Approach for the Age of Globalization (2016), Capitalism, Alone. The Future of the System That Rules the World (2019), Visions of Inequality. From the French Revolution to the End of the Cold War (2023) ont été publiés aux presses universitaires de Harvard. Deux d’entre eux ont été traduits en français : Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l'égalité des chances (2019), Le capitalisme, sans rival. L’avenir du système qui domine le monde (2020).
Alors qu’il publie, en 2025, une compilation de ses articles, observations et prises de position (The World Under Capitalism, Polity), on peut revenir sur ses analyses relatives au triomphe du capitalisme.
Selon Milanović, les idées, valeurs et désirs que promeut le capitalisme ont globalement en effet triomphé. L’économiste serbo-américain francophone, spécialiste des inégalités, est notamment connu pour sa fameuse courbe de l’éléphant. Celle-ci, à retrouver sur Internet ou sur la couverture de son premier livre traduit en français, décrit la croissance sur vingt ans du revenu moyen de chaque fraction des revenus mondiaux. Elle a été discutée et revue, mais, surtout, elle a marqué les esprits et les expertises.
La courbe de l’éléphant
Ce graphique de Branko Milanović, élaboré avec son collège Christoph Lakner, a les vertus de la synthèse et de l’élégance[1]. Il rend compte des évolutions du revenu mondial, sur une vingtaine d’années, dans 120 pays, entre la chute du mur de Berlin et la crise financière de 2008. La courbe est dite de l’éléphant, parce que sa forme évoque celle d’un éléphant relevant sa trompe.
Cette représentation stylisée met en relation la croissance du revenu moyen des différents fractiles de la distribution mondiale des revenus entre 1988 et 2008 dans 120 pays. La démarche montre l’extension de la classe moyenne mondiale, mais aussi l’attrition des classes moyennes occidentales. Elle souligne également l’importance de l’augmentation des revenus parmi les plus riches (le célèbre 1%).
Un premier groupe de perdants, sur toute cette période, rassemble les 5% les plus pauvres (toujours à l’échelle du monde). Ceux qui correspondent, graphiquement, à la queue pendante de l’éléphant n’ont pas réduit leur handicap relatif puisque, même si leur revenu s’est accru, il l’a fait moins vite que le revenu global moyen. Milanović met l’accent un deuxième groupe de perdants très différent : celui des revenus situés entre le 80e et le 95e percentile – des revenus donc plutôt élevés à l’échelle mondiale, mais pas forcément à l’échelle des pays riches – qui ont également progressé moins vite que le revenu global. Ils se trouvent au milieu de la trompe rebondie de l’éléphant et se sont relativement appauvris. Ce sont les classes moyennes des pays riches. En revanche, tout ceux qui se situent sur le dos de l’éléphant ont vu leurs ressources et leurs situations très favorablement progresser. Ce sont les centaines de millions de personnes sorties de la pauvreté et les centaines de millions qui vivent l’affirmation des classes moyennes dans les pays émergents.
Le sous-titre de l’édition française de son ouvrage « Inégalités mondiales », en couverture de laquelle se trouve le fameux éléphant, rend bien compte de toutes ces tendances : « Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances ». Mais le sous-titre de la version originale, datant de 2016, s’avère plus proche du projet intellectuel de l’auteur : « Une nouvelle approche de la mondialisation ».
Essor des deux mondes du capitalisme et diminution des inégalités
Milanović rappelle, dans son ouvrage sur la victoire du capitalisme, que globalisation et expansion du capitalisme, accélérées par le numérique, accompagnent une baisse des inégalités entre les pays et une augmentation des inégalités au sein des pays. La révolution industrielle avait suscité enrichissement occidental et augmentation des inégalités mondiales. La révolution digitale provoque une convergence globale avec enrichissement asiatique.
La victoire du mode de pensée capitaliste à l’heure de la globalisation facilite la communication et rend compatibles les intérêts et les objectifs. Le capitalisme contemporain n’est pas pour autant uniforme. Il se compose de deux grandes familles dont la confrontation entre les États-Unis et la Chine incarne les différences : « capitalisme libéral » méritocratique contre « capitalisme politique » autoritaire. Le premier type rassemble, selon Milanović, les nations occidentales mais aussi l’Inde ou l’Indonésie. Le second réunit la Russie, une partie de l’Asie, le Rwanda ou encore l’Algérie, souvent des pays anciennement communistes et plus anciennement colonisés.
Ces deux systèmes sont en compétition sans que l’un puisse écraser l’autre. Le capitalisme libéral fait face au populisme et à des systèmes de protection sociale qui se tendent à mesure que les populations se diversifient. Dans le cas du capitalisme politique, dont Milanović attribue la paternité à Deng Xiaoping, des bureaucraties souvent largement corrompues font preuve d’efficacité et d’attractivité.
Le capitalisme, sous toutes ses coutures, voit un renforcement de la concentration du capital. Pour remédier aux problèmes actuels du capitalisme libéral, qui risquent de s’aggraver, le docteur Milanović pense que les potions habituelles, notamment les transferts socio-fiscaux traditionnels, sont sans effet. Pour l’avenir il préconise des dotations en capital pour les jeunes, de l’actionnariat salarié, de l’impôt sur les successions et sur la richesse, des investissements dans le service public éducatif.
Mieux gérer les migrations
À l’échelle globale, il préconise de lutter contre les inégalités par des migrations mieux encadrées. Il avance ainsi la nécessité de réviser les contours et contenus de la citoyenneté, qui est prime pour les uns, pénalité pour les autres. En effet, si les inégalités internationales baissent, elles demeurent très élevées. Ce qui fait du pays de naissance d’un individu, le principal déterminant de son niveau de vie. Plus que le mérite c’est la naissance qui détermine le revenu. Afin de traiter les sujets résolument de manière internationale, et pour dépasser ce qu’il appelle le « nationalisme méthodologique », Milanović propose un système un peu iconoclaste. Il aspire à ce que capital et travail soient abordés de la même manière. Mais il ne veut pas d’une liberté totale de circulation du travail. Il imagine en quelque sorte des migrations circulaires. Les habitants des pays pauvres pourraient venir travailler un temps dans les pays plus aisés puis être obligés de repartir.
Milanović conçoit un accès temporaire à l’entièreté des droits sociaux, mais sans accès garanti aux droits civiques. Il s’agit d’envisager une gradation du contenu de la citoyenneté qu’il voit comme un « actif économique ». Il s’agit surtout de permettre l’acceptation des migrations dans les pays développés.
Sur un plan plus prospectif, Milanović écrit que le capitalisme global de demain ne relèvera pas du doux commerce. Il sera fait d’une « hypercommercialisation » et d’une atomisation de toutes les relations avec toutes les tensions que ceci suppose. L’expert ne voit pas vraiment d’alternative à cela. Aussi, il reprécise ses recommandations, valables pour les deux types de capitalisme : réduction de la concentration des richesses, soutiens à la classe moyenne, valorisation de l’égalité des chances par un système éducatif de qualité et accessible, facilitation des migrations avec limitation des réactions xénophobes, et, pour finir, strict encadrement du financement des campagnes électorales afin que intérêts des riches ne prévalent pas.
Bref, Milanović, malgré le sous-titre de son livre, parfois fouillis, ne dépeint pas vraiment le capitalisme du futur. Il en analyse avec rigueur et vigueur les fondements et les figures. Et il concocte une posologie faite des remèdes radicaux afin de le rendre plus supportable[2]. Le tout est versé, avec bonheur, au débat.
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[1]. Voir Olivier Galland, « Que nous dit la ‘courbe de l’éléphant’ » de Branko Milanović ? », Telos, 29 octobre 2018.
[2]. Pour davantage de précisions et d’actualités voir l’entretien avec Milanović en tant que grand témoin du dossier « Inégalités et pauvreté en comparaison internationale » de la revue Regards (n° 63, 2024).