Plus de 15% de pauvres en France. Que penser du chiffre? edit

12 septembre 2025

Selon la mesure la plus classiquement employée en France la pauvreté a atteint un sommet en 2023, affectant plus de 15% de la population. Ce pic statistique, nourrissant l’alarme des chroniqueurs, doit être relativisé.

Attendus chaque année, les chiffres de l’INSEE sur la pauvreté font légitimement parler. La dernière livraison porte sur l’année 2023[1]. On notera d’emblée que ces données paraissent toujours avec un décalage certain par rapport à l’actualité. Cette distance temporelle s’explique par la source choisie, une enquête sur les revenus fiscaux et sociaux qui ne peuvent se calculer, pour une année n, qu’après avoir été déclarés en n+1 et retraités en n+2. Bref, méthodologiquement, le choix conduit à ne disposer d’informations solides qu’avec un délai d’un an et demi. D’autres pays, comme les États-Unis ou l’Argentine (où le sujet de la pauvreté est scruté à pas bien plus rapprochés), abordent différemment les statistiques de la pauvreté, à partir d’enquêtes sur échantillons plus restreints, ce qui permet des chiffres plus frais.

Dans le cas français, la livraison 2023 n’a pas manqué d’être particulièrement répercutée. Selon l'indicateur le plus classique employé en France, comme dans l’Union européenne, le taux de pauvreté et le nombre de pauvres ainsi décomptés ont connu un pic, en 2023. Le principal coupable, selon l’INSEE ? L'inflation. Or l’inflation a fortement reculé ensuite. Que dira donc l’affichage officiel de la pauvreté en 2024 ? On le saura au milieu de l’année 2026. Et rien ne permet de déduire mécaniquement l’évolution de la pauvreté de l’évolution de la seule inflation. D’ailleurs, pour 2023, l’INSEE met également en avant, parmi les déterminants de la hausse de la pauvreté, la progression du nombre de familles monoparentales et celle des actifs indépendants aux revenus très modestes, en particulier parmi les micro-entrepreneurs. L’institut évoque également l’augmentation des temps partiels de quotité inférieure ou égale à un mi-temps qui comptent ainsi parmi les explications de la hausse de la pauvreté entre 2022 et 2023. Au titre des explications relevant du système de redistribution, la non-reconduction des mesures exceptionnelles mises en place en 2022 pour protéger le pouvoir d’achat des ménages (notamment l’« indemnité inflation » et la « prime exceptionnelle de rentrée ») alimentent également la hausse du taux de pauvreté en 2023. En outre, les aides au logement, qui figurent parmi les principales aides sociales, ont été revalorisées en deçà de l’inflation ce qui, mécaniquement, pèse défavorablement sur l’évolution du niveau de vie de leurs bénéficiaires.

Quels constats chiffrés ?

En 2023, en France métropolitaine, 9,8 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté monétaire. Le taux de pauvreté est ainsi de 15,4%. Le seuil de pauvreté est fixé par convention à 60% du niveau de vie médian de la population. Il correspond à un revenu disponible de 1 288 euros par mois pour une personne vivant seule et de 2 705 euros pour un couple avec deux enfants âgés de moins de 14 ans.

Ce niveau de pauvreté est particulièrement élevé, car il n’avait pas été atteint depuis 1996, date de début de la série. On comptait alors 14,3% de pauvres en France, selon cette mesure, soit 8 millions de personnes. La pauvreté, toujours selon cette approche, avait connu, depuis, un point bas en 2004, avec 7,2 millions de personnes concernées soit 12,4% de la population. En réalité, sur toute cette période, avec des pics et des creux, la pauvreté restait dans un tunnel entre 12% et 15%. Le passage, en 2023, à un taux supérieur à 15% est incontestablement un événement marquant.

Les évolutions de la pauvreté monétaire au seuil de 60% de la médiane des niveaux de vie

Nombre de personnes pauvres (en milliers)

Taux de pauvreté (en %)

Source : INSEE

Formellement, au regard de cette approche, la pauvreté connaît, entre 2022 et 2023, une progression marquée. Il n’est pas forcément judicieux de commenter les variations annuelles, mais le taux de pauvreté a gagné un point (de 14,4% à 15,4%) en un an.

Mais regardons un autre indicateur, celui non pas de la pauvreté à 60% de la médiane des niveaux de vie (le chiffre le plus suivi) mais à 50% de la médiane des niveaux de vie (un chiffre suivi préférentiellement par l’OCDE et, en France, par le dynamique Observatoire des inégalités). Alors la pauvreté est plutôt stable. Certes, il y a une augmentation entre 2022 et 2023 : on passe de 8,1% en 2022 à 8,4%. La croissance (+ 0,3 point) est bien moins marquée qu’au seuil à 60%. Surtout ce niveau n’est pas inédit, il avait déjà été atteint en 2012.

Les évolutions de la pauvreté monétaire au seuil de 50% de la médiane des niveaux de vie

Nombre de personnes pauvres (en milliers)

Taux de pauvreté (en %)

Source : INSEE

Quelles nuances apporter ?

Nombre de commentaires ont, comme c’est systématiquement le cas en matière de pauvreté depuis quelques décennies, sonné l’alarme. Il importe toutefois de nuancer, car une grande partie des tendances sont en réalité fonction de l’indicateur choisi.

Ainsi, s’il y a une augmentation significative de la pauvreté au seuil de 60% du niveau de vie médian, c’est d’abord parce qu’il y a, en 2023, une augmentation forte de ce niveau de vie médian (l'inflation c'est aussi une augmentation des revenus), ce qui a un impact sur le seuil de pauvreté qui se réhausse significativement, d'où davantage de personnes sous ce seuil à 60%. L’affaire est mathématique. Il y a là d’ailleurs une critique récurrente adressée à cette mesure de la pauvreté monétaire relative : quand le niveau de vie augmente, la pauvreté aussi !

D’autre part, on peut constater, avec la moindre progression de la pauvreté au seuil de 50% du niveau de vie médian, une meilleure couverture sociale des personnes ainsi repérées statistiquement. Il faut avoir à l’esprit que si le seuil à 60% est, concrètement, à près de 1 300 euros mensuels, il est, au seuil à 50%, d’environ 1 050 euros. Et nombre de minima sociaux (minimum vieillesse, allocations aux adultes handicapés) se situent à des montants proches, d’autant plus qu’il faut y ajouter, pour leurs bénéficiaires, les allocations logement. D’ailleurs - autre réserve prononcée à l’égard de la méthode française – la non prise en compte de la situation de logement produit des discussions qui ne sont pas que théoriques. Ainsi un allocataire du minimum vieillesse qui est propriétaire de son logement sera compté comme pauvre, mais s’il est locataire et bénéficie d’allocations logement son niveau de vie sera supérieur au seuil de pauvreté. Il ne sera pas compté comme pauvre.

Sur le registre de la pauvreté, comme plus largement sur celui des inégalités, il importe de bien savoir de quoi on parle et de connaître les bases des définitions afin de nourrir une discussion utile. Alors, au sujet du point haut de 2023, trois conclusions se dégagent aisément :

  1. la pauvreté à 50% est bien mieux contenue qu’à 60% ;
  2. depuis 1996 c’est plus une stabilité de la pauvreté qui prévaut, dans un tunnel entre 13% et 15% de la population pour le seuil à 60% (avec tout de même un pic supérieur en 2023), et entre 7% et 9% pour le seuil à 50% ;
  3. certes la situation se dégrade statistiquement en 2023, mais le catastrophisme ne doit pas être de mise.

Une dernière information originale est mise en avant par l’INSEE lui-même. Parmi les limites de l’indicateur et de sa source française figure le champ de l’enquête. Celle-ci porte sur les ménages dits ordinaires et en métropole. Ne sont donc pas décomptés, comme le souligne l’INSEE, les situations ultra-marines et les situations des personnes vivant dans des habitations mobiles, des hébergements (EHPAD notamment ou centres d’hébergement pour sans-domicile) ou complètement à la rue (les sans-abri). Dans un encadré, l’INSEE rapporte que pour 2021 (quand des travaux complémentaires ont été menés), ce n’était pas seulement 9,1 millions de personnes qui étaient alors comptées comme pauvres, mais, selon l’approche monétaire étendue aux outre-mer et aux situations « non ordinaires », 11,2 millions. On peut aisément faire une rapide règle de trois pour signaler qu’au seuil de 60% de la médiane des niveaux de vie, la pauvreté en 2023 ne concerne pas près de 10 millions de personnes, mais plutôt 12. Ce n’est pas une approche catastrophiste que de faire cette addition. Cette dernière devrait désormais être faite chaque année afin de pouvoir bénéficier d’une vision plus complète de la pauvreté.

Le taux de pauvreté à venir ne se lit pas dans une boule de cristal. Au-delà de l’aridité des seuls chiffres, on peut envisager, pour les années qui viennent, des changements ou des compléments dans les mesures mêmes de la pauvreté. D’abord, avec des informations qui peuvent être plus fraiches. Pour débattre de la pauvreté en 2025 il est judicieux de disposer d’informations plus récentes que 2023. Ensuite, avec des méthodes et des agrégats approchant plus exactement ce que les Français envisagent comme du dénuement, notamment en prenant bien en compte les situations des personnes à la rue. L’INSEE développera donc très probablement davantage encore ses observations sur les formes marginales de la pauvreté.

[1]. Christelle Rieg et Arnaud Rousset, « Niveau de vie et pauvreté en 2023 », INSEE Première, n° 2063, 7 juillet 2025.