Les stéréotypes de genre: quel est le bon combat? edit

Un rapport publié en mai 2025 par France Stratégie entend saisir avec un bon recul les évolutions des stéréotypes de genre[1]. Une heureuse nouvelle : les Français se révèlent particulièrement progressistes, les préjugés sur les rôles des hommes et des femmes étant moins prégnants chez nous que dans d’autres pays européens. Ainsi dans ce domaine la France occupe la seconde place après la Suède, à égalité avec l’Islande. Pourtant, la tonalité générale est plutôt celle de la déploration, tout va trop mal et encore plus mal. Pourquoi ? En tout premier lieu parce que, martèle le rapport, « persiste l’idée d’une vocation maternelle des femmes ». Magnifique sujet et magnifique formule. Mais est-ce vraiment le premier combat à mener ?
Nous proposons une lecture toute différente de la masse de données réunies dans ce document. En commençant par la fin.
Les GAFAM privilégient l’image de la femme objet sexuel
Dans un ultime chapitre, presque détaché de l’essentiel du rapport, les stéréotypes de genres sont examinés au filtre des industries de l’image et de la communication. Au cours des années 1980, la sexualisation de l’espace public s’est accentuée au rythme de la prolifération de la culture marchande, et des modèles sexués qu’elle promeut. Après 2000, Internet et les réseaux sociaux lui ont donné un immense coup d’accélération. Les images associées aux activités genrées, en particulier dans la sphère des adolescents, mode, maquillage pour les filles, sport et violence pour les garçons, prédominent sur les écrans de smartphones. Les usages sont extrêmement genrées, dans le droit fil d’une spécificité des pratiques culturelles : les filles fabriquent et échangent des photos, regardent des séries et des films[2] ; les garçons s’adonnent aux jeux vidéo et consultent les sites à caractère sexuel. Les influenceurs[3], figures centrales des réseaux sociaux, véhiculent une vision stéréotypée des filles et des garçons (présence d’attitudes ou de discours marqués par des stéréotypes sexistes, utilisation d’un langage ad hoc, promotion du masculinisme ou de la femme « pin-up », comme on disait autrefois). Ce qui occupe la scène numérique, ce sont les activités autour des affects et du sexe – et aussi de l’argent si on examine la fonction des influenceurs. Dans le domaine des rapports femmes/hommes, la culture numérique a déclenché une régression spectaculaire qui a inversé le sens émancipateur du mouvement pour la libération sexuelle. Incitation au narcissisme/exhibitionnisme et au racolage : l’entrée dans la vie sentimentale et des affects des adolescents passe, pour une part, par des échanges à connotations sexuelles. Les filles sont particulières malmenées : repérées sur la toile, objets de sollicitations pour obtenir un rendez-vous, pour l’envoi de photos de nudes dans le cadre de relations intimes, et parfois pour monnayer leur corps ; les règlements de compte s’exercent via des sextapes (photos divulguées pour se venger, une pratique plutôt masculine) et le cyberharcèlement (moqueries, dénonciations, stigmatisations diverses, etc.) s’est répandu. L’image de l’homme viril face à la femme séductrice et à la sensibilité à fleur de peau, le mâle alpha et la victime, le schéma circule plus que jamais. La culture numérique met en images les fantasmes masculins sur les femmes et démolissent les représentations que cinquante années d’actions féministes ont tenté d’affaiblir.
Le chapitre sur l’hypersexualisation de l’espace public, qui évoque son influence sur les images croisées et les relations entre homme et femmes, est particulière documenté et convaincant. Il rend presque dérisoires les débats sur la trop grande assimilation de la femme à son rôle de mère qui structure la réflexion menée par France Stratégie. Entre la maman et la putain, les GAFAM ont choisi leur camp, ils ne mettent pas leurs dollars dans le tableau de la maternité enchantée ou de la mama qui mijote des petits plats.
La longue marche vers l’égalité : une évolution spectaculaire
Dans un premier temps, le rapport semble emprunter la voie de l’optimisme. Depuis 1990 (et sans doute avant…), l’imputation aux femmes de qualités intellectuelles et scientifiques égales à celle des hommes progresse continuellement et ce pour toutes les générations : en 2022 elle gagne l’unanimité, ce qui n’a rien d’étonnant à l’aune des succès scolaires des filles, meilleures à l’école que des garçons. La reconnaissance du travail des femmes suit le même chemin : l’idée selon laquelle « dans l’idéal, les femmes devraient rester à la maison pour s’occuper des enfants » n’a cessé de chuter. En 2014 déjà, seulement un individu de 18-24 ans sur cinq pensait ainsi, contre un tiers des plus de 65 ans ; en 2022, alors que les jeunes adultes continuent de repousser avec vigueur le cliché des « femmes à la maison », celui-ci a aussi diminué clairement pour toutes les autres classes d’âge[4]. D’autres données le confirment : pour les nouvelles générations l’image de la femme a été complètement renouvelée au bénéfice d’une égalité avec les hommes et elles pensent que travailler est parfaitement compatible avec le fait d’avoir des relations chaleureuses et sécurisantes avec ses enfants[5]. Le renouvellement générationnel et la progression des hommes vers des représentations plus égalitaires expliquent cette évolution.
Mais au fil du texte s’exprime une vive inquiétude : dans toutes les enquêtes, persiste l’idée d’une vocation maternelle des femmes qui sont vues comme dotées d’un avantage comparatif par rapport aux hommes dans les tâches de la vie familiale et éducative en vertu de leur « disposition de genre ». Notons que cette appréciation émerge d’une batterie de questions sur le sujet mais dont les réponses sont balancées et donc l’opinion n’apparait pas comme radicale – c’est juste une inclination de la société, et cet avis est plus porté par les hommes que par les femmes. L’adhésion au stéréotype de « la mater familias » croît avec l’âge et le degré de religiosité et sans surprise, elle diminue avec le niveau de diplôme (de 25% pour les sans diplômes, il chute à 5% pour les bac +5).
L’idée de la prédisposition des femmes à « s’occuper des enfants » connaît certes un certain regain dans la période récente, mais pas au point de remettre en cause les acquis féminins. Sur le thème « Les mères savent mieux répondre aux besoins et attentes des enfants que les pères », l’adhésion des 18-24 ans passe de 50% à 57% entre 2014 et 2022 et augmente davantage pour les 25-34 ans (la classe d’âge qui débute son expérience de la parentalité), allant de 36% à 54%, un chiffre qui se stabilise pour la cohorte suivante. Les adolescents adhèrent à cette image maternelle renforcée[6], mais ce sont les garçons qui l’expriment davantage que les filles[7]. Parallèlement, les jeunes ne souhaitent en rien un retour en arrière sur les rôles sociaux, seulement une faible partie d’entre eux adhèrent à la conception traditionnelle de l’homme travaillant tandis que la femme reste à la maison pour s’occuper des enfants et ils ont une vision relativement égalitaire des tâches parentales à la maison et du travail des mères comme des pères. On peut regarder les choses autrement : l’image d’une femme réussissant sur différents tableaux, la légitimité professionnelle et les qualités maternelles, rayonne.
La mère comme problème ?
C’est essentiellement sur l’image de la femme comme mère que subsiste « un sujet » ou, si l’on en croit la tonalité de l’analyse, un problème. Plutôt que de se réjouir de l’évolution des mentalités sur les femmes, les auteurs du rapport (ou plutôt les autrices, car de l’encadrement du texte aux groupes de travail, ne figurent presque que des femmes) voient en noir cette « résistance » de l’image de la mère et la déplorent. Pourquoi ? Cela n’enlève rien aux femmes, puisque leurs aptitudes dans le monde du travail sont largement reconnues. Cela enlève-t-il quelque chose aux hommes ? Rien ne les empêche de prendre en charge davantage les soins et de développer les relations affectives et éducatives, et d’ailleurs un nombre croissant le font. S’agit-il d’un retour aux stéréotypes d’antan, ou plutôt d’un reflet d’autres évolutions ? Aujourd’hui un enfant sur quatre est élevé dans un foyer monoparental, avec une femme à sa tête dans la plupart des cas ; 10% de la population vivant en France est issue de l’immigration, chez elle la religion est plus présente aussi, et les rôles sociaux entre hommes et femmes plus distincts[8] ? S’agit-il de déplorer, en creux, l’affaiblissement du rôle des pères, souvent relevé en cas de séparation des couples ? Aucune de ces dernières causes ne sont citées. On ne voit donc réellement qu’une seule raison à cette déploration face à l’image forte de la mère : celle-ci pourrait apparaître comme une référence à la dimension biologique des femmes…
Le rapport ne touche évidemment pas la question biologique et de la place des femmes dans la reproduction, puisqu’il se place sous l’emblème de la culture du genre – les aptitudes des femmes à s’occuper des enfants sont une construction sociale et non une réalité concrète liée à leur statut de procréatrice[9]. Mais ce point noir, qui est aussi un point opaque dans le rapport, constitue la pierre angulaire de la réflexion conduite dans ce rapport, et sa limite. Il est souhaitable, bien sûr, d’accentuer les mesures pour favoriser une meilleure participation des hommes aux tâches domestiques, à leur insertion dans la parentalité, à une vision plus égalitaire de la femme ; on doit aussi accélérer, par des politiques publiques, le cheminement des femmes à des postes d’encadrement et à des postes de pouvoir, et exiger l’égalité des salaires (ces deux dernières questions étant les plus cruciales) ; on doit évidemment renforcer les moyens pour aider les femmes à faire les arbitrages qu’elles souhaitent entre réussite professionnelle et maternité, et en tout cas les aider à tout concilier. Mais le fait est que, bien souvent, arbitrage choisi ou subi, les femmes s’occupent davantage des enfants que les hommes, elles acquièrent et solidifient leurs compétences en matière de soins et d’éducation, et donc gagnent une réputation de « bonne parente ». Cela explique qu’elles aient acquis une image plutôt réussie de diversité des rôles et des aptitudes. Quand on regarde le chemin parcouru, doit-on déplorer à ce point que l’évolution soit encore loin de l’idéal du parallélisme parfait des rôles ?
Si on remet le rapport à l’endroit dans son déroulement, on peut conclure ainsi : ce qui interroge dans l’évolution contemporaine, c’est la réduction des rapports hommes/femmes à l’image de la sexualité, de surcroît sous l’égide du masculin, une tendance imprimée dans les réseaux sociaux et qui engage une vraie régression des représentations. La représentation féminine à rejeter plus que jamais, c’est celle de l’objet sexuel. Les stéréotypes sociaux, dans le monde du travail et la parentalité, sur les cinquante dernières années, ont précisément progressé vers une autre direction, plus égalitaire. Aujourd’hui, l’image féminine est composite, même si on continue de lui associer aussi une certaine prédisposition maternelle : mais faut-il à ce point nier le biologique ? À déplorer toujours plus, on rate l’essentiel du raisonnement, on nourrit le pessimisme général, et on se trompe de combat.
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[1] Lutter contre les stéréotypes filles/garçons, France-Stratégie, mai 2025. Le rapport a été coordonné par trois femmes, Marine de Montaignac (coord.), Cécile Jolly, Peggy Furic, avec la contribution de trois autres femmes.
[2] France-Stratégies cite plusieurs études notamment le Rapport de l'Observatoire des pratiques numériques des adolescents en Normandie, 2023.
[3] Arias-Rodriguez A. et Sánchez-Bello A. (2022), « Informal learning with a gender perspective transmitted by
influencers through content on YouTube and Instagram in Spain », Social Sciences, vol. 11(8):341; REECH (2021), Les influenceurs et les marques. Étude annuelle 2021.
[4] Passant de 20% à 15% pour les 25-34 ans, de 20% à 16% pour les 35-49 ans ; de 22% à 20% pour les 50-64 ans, de 33% à 28% pour les 65 ans et plus. Sources : Papuchon A., « Rôles sociaux des femmes et des hommes. L’idée persistante d’une vocation maternelle des femmes malgré le déclin de l’adhésion aux stéréotypes de genre », dans Insee, Femmes et hommes, l’égalité en question, 2017, coll. « Insee Références ». Baromètre d’opinion, ISSP 2002, 2012, actualisé avec les données ISSP pour 2022 par France Stratégie.
[5] « Avoir un travail c’est bien, mais ce que la plupart des femmes veulent vraiment c’est un foyer et un enfant », cette vision de la femme ne touche que 12% des personnes de 15-24 ans (17% pour l’ensemble de la population.) en 2022 ; « Une mère qui travaille peut avoir avec ses enfants des relations aussi chaleureuses et sécurisantes » :86% d’adhésion pour les 15-24 ans (87% pour l’ensemble de la population). Données ISSP pour 2022 par France Stratégie.
[6] Enquête autoadministrée en 2022 de France Stratégie et l’institut de sondage CSA auprès de jeunes âgés de 11-17 ans en France (1500 répondants)
[7] Quand on leur demande si les mères savent mieux répondre aux besoins et attentes des enfants que les pères, 56% des 11-14 ans, filles comme garçons, acquiescent, ce pourcentage s’atténuant toutefois pour les filles de 14-17 ans, mais restant le même étiage pour les garçons de cette tranche d’âge. Parallèlement, 17% des adolescentes et 28% des adolescents pensent que les garçons sont de meilleurs chefs que les femmes.
[8] INSEE, Portrait social, 2021
[9] Le rapport établit bien la distinction entre sexe (catégorisation par les organes génitaux et la fonction reproductive) et genre (catégorisation par la culture et les représentations associées au sexe), une catégorisation évidemment pertinente, mais devenue complètement étanche dans les études sociologiques qui signalent en fait que les images associées à chacun des sexes sont des représentations collectives, ce terme glissant rapidement vers l’idée de préjugés, de partis pris, emplie donc d’une consonnance négative. Autrement dit, l’image de la vocation maternelle des femmes est un préjugé qu’il ne faut même pas tenter d’interroger un tant soit peu au risque de tomber dans le déterminisme biologique le plus honteux.