Tocqueville n’est pas celui qu’on croit edit

6 décembre 2025

La Démocratie en Amérique (analyse sur le fonctionnement d’une société fondée sur une conception égalitaire des individus) et L’Ancien Régime et la Révolution (retour réflexif sur la continuité du mouvement de construction de l’État centralisé) figurent parmi les œuvres les plus lues et les plus étudiées dans les sociétés occidentales. Pourtant leur auteur, Alexis de Tocqueville, a rarement été mis en lumière, faute d’une investigation biographique approfondie. L’historienne Françoise Mélonio comble cette lacune et livre un document qui se dévore comme un roman tant le personnage principal, lisse au premier abord, dissimule de coins secrets.

Un idéaliste qui pense que la démocratie est le destin irrésistible des hommes ? Un noble révolté contre sa classe ? Un lettré acharné à comprendre son époque ? Un clairvoyant, un intellectuel au sens contemporain du mot ? Un moraliste ? Un esprit libre mal à l’aise dans le mode d’existence imposé par sa classe et déterminé à penser par lui-même – en matière politique, très tôt « dans les années troublées où une monarchie tangue entre réaction et réformes inabouties il va acquérir son indépendance de pensée », précise sa biographe ?  Ambitionnant d’abord la gloire littéraire après le livre sur son périple en Amérique, aspirant à devenir un penseur célébré par la pertinence de ses vues, le cadet des frères Tocqueville entre dans la bataille politique dès 1833, d’abord comme élu local dans la circonscription de Valognes en Normandie, proche du fief familial, puis comme député. Rapidement il apparaît comme le notable de la Manche. Autrement dit, comme par mission héréditaire, il devient aussi un acteur de la politique, noyé dans les affres des débats parlementaires, sommé de faire des choix presque toujours décevants. Passé à la postérité grâce à ses essais, il a donc été aussi un homme d’action influent, un libéral social, monarchiste d’abord puis républicain, qui cherche sa place dans une gauche sans illusions.

Alexis de Tocqueville est né en 1805 dans un pays encore traumatisé par les violences révolutionnaires. Ses multiples facettes, héritier d’une famille de la petite noblesse ayant subi des persécutions, puis jeune adulte sensible à la montée des aspirations à l’égalité, et donc dissident dans l’âme face aux valeurs et coutumes de son milieu, en particulier face à son père (préfet, puis pair de France) et ses deux frères aînés (hobereaux quelque peu désœuvrés), tous ces éléments sont restitués au fil d’un récit chronologique dans lequel Françoise Mélonio  interroge sans cesse son sujet – et parfois répond malicieusement à sa place. Il y a d’abord le voyage en Amérique : parcourant ses territoires dans tous les sens, risquant sa vie dans des moyens de transports aléatoires, rencontrant quantités d’édiles et de responsables (aristocrate français, les portes lui sont facilement ouvertes), il idéalise ce pays dans un premier temps, en raison de la prospérité économique et surtout du fait que « l’intérêt particulier n’y est jamais contraire à l’intérêt général » ; puis son enthousiasme se modère lorsqu’il découvre qu’existent encore des rapports de classe : « les classes supérieures méprisent la multitude,  les classes moyennes écartent les plus riches du gouvernement. On ne se mêle pas. Mais au moins on ne se hait pas, on ne s’envie pas ». La curiosité de Tocqueville est sans cesse relancée par la comparaison avec la situation française et le trauma né de la haine que sa famille a subie. Il cherche à saisir la responsabilité historique de l’aristocratie, maudit son oisiveté (p. 282), et détaille les briques de l’édifice politico-juridique construit en Amérique sur le socle de l’égalité entre les individus.

L’historienne consacre plusieurs chapitres à sa carrière politique locale et nationale du début des années 1830 au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851. Elle suit pas à pas ses prises de positions dans l’arène parlementaire au fil des soubresauts politiques qui traversent le XIXe siècle (notamment la révolution de 1848) et de l’avancée du processus démocratique : une évolution que Tocqueville juge inéluctable tout en étant conscient des limites de l’exercice dans une société qui oscille entre pulsions désordonnées vers la liberté et tentation du despotisme.  Le Tocqueville parlementaire est offensif sur les lois sociales, partisan de l’abolition de l’esclavage, favorable à la colonisation de l’Algérie  (pour des raisons économiques) tout en fustigeant les méthodes brutales du colonisateur, et il adhère à l’avènement de la République. Il est guidé par un fil directeur, conserver la confiance des masses, mais il continue de se méfier de leurs agitations. D’un trait, l’historienne croque le personnage : « partout il est l’homme de l’écart. Il est aristocratique par instinct, sans croire à l’avenir d’une noblesse qu’il juge décadente ; il s’est rallié à la démocratie tout en méprisant le monde bourgeois. C’est comme s’il existait deux fois, une fois dans le monde passé, une autre dans le monde en gestation. (…). Cette guerre civile qui fait rage entre ses idées déchire aussi sa sensibilité » (p. 455).

Certes, il y a une gageure à dépeindre en héros romantique un personnage toujours ramené à la raison, et dont les passions semblent plutôt cérébrales. On retient son talent à décrypter les sociétés par le biais du droit et des institutions, son goût pour l’étude des mœurs et l’organisation du pouvoir, son intérêt pour la question sociale et l’aménagement du territoire, son efficacité à conduire des enquêtes administratives, sa capacité à construire des classifications et des comparaisons entre les sociétés, son entrain pour fréquenter les commissions et rédiger des rapports – le voyage en Amérique s’est d’abord soldé par un rapport sur le système pénitentiaire américain, mais il en a écrit beaucoup d’autres sur la société française, dont un sur les enfants abandonnés. Pour la postérité, Alexis de Tocqueville demeure le visionnaire des sociétés fondées sur l’égalité, et l’auteur de deux œuvres majeures déjà citées, des œuvres marquées, chez ce contemporain de Michelet et Augustin Thierry, par une combinaison entre ampleur de vue historique et décorticage scrupuleux des faits. Au cours de sa carrière politique, il se révèle prudent, modéré et réfléchi, faisant souvent « le choix du moindre mal » sans trop compromettre ses idées progressistes. Dans le domaine privé, on note un entourage aimant et sécurisant, et aussi un comportement empli de sagesse et de cohérence.  Lors de son enfance il a été tendrement entouré par les siens, son père, attentif à son éducation, a accompagné ses premiers pas dans la magistrature, et ne lui en voudra pas (trop) de rejeter la caste et les idéaux aristocratiques :  malgré les éloignements intellectuels, il restera toujours attaché à ses liens familiaux et ira souvent rédiger ses essais dans les diverses demeures mises à sa disposition par sa parentèle. Appréciant les plaisirs d’une vie agrémentée de contacts humains et d’une sociabilité de bon goût, il noue dès l’adolescence des amitiés qui sauront lui être toujours fidèles, et dont les conseils seront fructueux pour ses écrits. Enfin, il fait un mariage d’inclination avec une Anglaise désargentée, qui l’accompagne dans ses voyages et saura, le temps de longs séjours, lui concocter une villégiature paisible dans leur château normand (ils n’auront pas d’enfants).  Avec constance, il prouve sa loyauté envers lui-même en adoptant un mode de vie distant de sa classe d’origine, par exemple, le rejet du luxe ostentatoire (à Paris, il déménage souvent et ne sera jamais propriétaire d’un hôtel ou même d’un logement), il ne guette pas les honneurs mais en recevra beaucoup (il est vite élu à l’Académie des sciences morales et politiques puis à l’Académie française), manifeste peu de goût pour les mondanités, et épouse une roturière. Il est un homme libre, ayant déjà un pied dans la société des individus.

Cette biographie aurait pu se cantonner à cerner un personnage vertueux et un peu terne (il est décrit par nombre d’interlocuteurs, alors qu’il a 35 ans, comme un jeune-vieux[1]), et peut-être un peu trop d’un seul bloc pour captiver le lecteur. Or de l’exploration de Françoise Mélonio, Tocqueville sort rehaussé de l’image d’un héros à la sensibilité moderne, pris dans les tourments d’une subjectivité qui se construit entre le corps et l’âme, un enfant du siècle qui reflète les désarrois de son temps (p. 453). En creusant avec subtilité les traits du personnage, s’appuyant notamment sur la correspondance entretenue avec ses intimes, elle restitue un portrait inattendu : celui d’un écrivain voyageur,  d’un aventurier toujours sur le départ pour aller tester ses hypothèses sur de nouveaux pays (Canada, Angleterre, Italie, Allemagne, etc.) , celui d’un penseur rigoureux mais animé par un déchirement, d’un politique appliqué mais déçu et parfois cynique, d’un mari pas toujours élégant et pas trop fidèle, et d’un homme  habité  par le doute et la mélancolie. Le livre est donc le contraire d’une hagiographie et est porté par un regard oblique qui fait de Tocqueville un personnage attachant, traversé de forces contraires mais « tenu », qui, en digne aristocrate, ne fléchit pas entre exaltation de l’imaginaire et réalisme que son tempérament rationnel l’incite à endosser.

Françoise Mélonio, Tocqueville, Gallimard, 2025.

 

[1] « Jeune homme pressé de parvenir, Tocqueville semble vieux, parce que son histoire personnelle et l’histoire de France sont faites de ruines. » (p. 252).