La sécession des jeunes hommes edit

23 octobre 2025

Dans de nombreuses démocraties occidentales, un fossé préoccupant se creuse au sein de la jeunesse. Alors que les femmes de la génération Z ont tendance à adopter des positions « progressistes », un nombre croissant d’hommes du même âge penchent vers la droite, voire l’extrême droite. Loin d’être anecdotique, cette divergence idéologique pourrait bouleverser les équilibres sociaux et politiques dans les années à venir.

Dans de nombreuses démocraties occidentales, un fossé préoccupant se creuse au sein de la jeunesse. Alors que les femmes de la génération Z ont tendance à adopter des positions « progressistes », un nombre croissant d’hommes du même âge penchent vers la droite, voire l’extrême droite. Loin d’être anecdotique, cette divergence idéologique pourrait bouleverser les équilibres sociaux et politiques dans les années à venir.

Les données confirment cette tendance dans différents pays. Lors des élections fédérales allemandes de février dernier, 24% des hommes âgés de 18 à 24 ans ont voté pour l’extrême droite (AfD), tandis que chez les femmes, le choix le plus soutenu a été la gauche de Die Linke (34%). Aux États-Unis, près de la moitié des jeunes hommes ont voté pour Donald Trump, contre 38% des femmes. En Espagne, lors des élections européennes de 2023, Vox et SALF ont recueilli 34% des voix des jeunes hommes, contre 9% pour le Parti socialiste (PSOE) et 13% pour la droite parlementaire (Partido Popular). L’extrême droite de Vox est en effet en tête des intentions de vote chez les jeunes Espagnols âgés de 18 à 24 ans, avec 24 % des voix, grâce notamment au soutien des hommes.

Cet écart s’est creusé ces dernières années. Le cas espagnol est un bon observatoire. José María Ramírez, professeur de sociologie à l’UNED, a quantifié cette différence dans un calcul publié dans une récente étude. Ramírez explique que « c’est à partir de 2018 que l’écart commence à se creuser de manière significative, atteignant près de 9 points de différence ». Il note un point impoortant : ce changement coïncide avec une plus grande présence publique du féminisme.

Graphique 1. Différence idéologique moyenne entre les hommes et les femmes de moins de 25 ans en Espagne (1987-2024)

Les valeurs positives indiquent que les jeunes femmes sont plus à gauche que les hommes. À partir de 2018, la différence s’accentue comme jamais auparavant depuis le retour de la démocratie en Espagne.

Source : La brecha ideológica de género en la Generación Z en España (Barómetros 1987-2024 del CIS)

Un malaise qui n’est pas seulement idéologique

Qu’est-ce qui explique ce virage à droite chez les jeunes hommes ? En grande partie, une accumulation de frustrations économiques et personnelles. « Cette génération Z s’est socialisée politiquement dans un contexte d’après-crise », précise Ramírez. Beaucoup accèdent au marché du travail dans des conditions très précaires : en Espagne, le chômage des jeunes atteint 33,44 % parmi ceux qui ont un baccalauréat et 43,13 % parmi ceux qui n’ont terminé que le collège. Le manque de stabilité économique et les difficultés à devenir indépendant ou à fonder une famille génèrent de l’insécurité et du mécontentement. Ce découragement s’étend également à la sphère personnelle. Depuis 2008, la proportion de jeunes célibataires a augmenté de 10%, les hommes déclarant des niveaux de solitude plus élevés.

Comme l’explique Javier Carbonell, directeur adjoint du Future Policy Lab, qui vient de publier un rapport sur la dimension économique du problème au European Policy Center : « Il y a eu un déclin économique assez important en termes de revenus, de richesse, de pouvoir d’achat, d’accès au logement et de taux d’emploi. Les jeunes hommes ont perdu sur presque tous les fronts, car les jeunes en général ont perdu sur presque tous les fronts ». Il ajoute une nuance cruciale pour comprendre le fossé idéologique : « Dans le même temps, la situation des femmes s’est améliorée. Évidemment, elles partaient d’une position bien pire, mais la tendance est positive pour elles, alors qu’elle est négative pour eux ». En effet, en Espagne, l’écart salarial était positif en faveur des femmes — c’est-à-dire qu’elles gagnaient plus que les hommes pour le même travail — en 2019, 2020 et 2021, avant de s’inverser.

Graphique 2. Évolution de l’écart salarial horaire entre les sexes (moins de 25 ans), 2014-2023 en Espagne

Données Eurostat. Une valeur inférieure à 0 signifie que les femmes gagnent plus que les hommes.

Cette combinaison de facteurs — détérioration économique générale pour les jeunes, mais progrès relatif des femmes par rapport à leurs homologues masculins — crée une situation particulièrement explosive d’un point de vue politique. Alors que les jeunes femmes, malgré les difficultés, peuvent percevoir certains progrès en termes de droits, de visibilité et d’opportunités (même s’ils restent insuffisants), de nombreux jeunes hommes éprouvent un sentiment de déclin sans compensation.

Un discours qui trouve un écho à l’extrême droite

L’extrême droite a su tirer parti de ce malaise. « Elle fabrique des messages plus simples, plus faciles à comprendre », explique le journaliste Marc Amorós. « Elle identifie des ennemis clairs : les immigrés, les femmes, les politiques d’égalité ». En résumé, elle offre des explications simples à des problèmes complexes. Et dans de nombreux cas, elle parvient à les faire passer.

Le lien entre masculinité et emploi reste très fort. « La masculinité reste très liée au travail », explique Carbonell. « Les hommes ont perdu cela et ne l’ont pas compensé par un développement émotionnel ». La moindre présence masculine dans les études universitaires (36,1 % contre 58 % chez les femmes âgées de 25 à 34 ans) alimente également cette crise d’identité.

Graphique 3. Personnes de chaque sexe et tranche d’âge déclarant leur intention de voter pour Vox ou SALF

34 % des hommes âgés de 18 à 24 ans ont exprimé leur intention de voter pour un parti d’extrême droite

Face à ce vide, les discours antiféministes trouvent un terrain fertile, en particulier sur les réseaux sociaux. Amorós souligne : « Ils créent un concept très ouvert, très générique, et tout ce qui les contredit est rapidement qualifié de « féminazi », puis ils cherchent à le réduire de plus en plus à sa plus simple expression ».

La viralité des contenus antiféministes est renforcée par la conception même des plateformes numériques : « L’algorithme lui-même les radicalise de plus en plus ». Les systèmes de recommandation des grandes plateformes ont tendance à favoriser les contenus polarisants et émotionnels, créant des chambres d’écho où les jeunes hommes s’engagent dans une spirale qui les conduit rapidement, de manière progressive, des messages critiques à l’égard du féminisme à une forme plus extrême « masculinisme », c’est-à-dire au fond de machisme.

Propositions pour renouer le lien

Les experts s’accordent à dire qu’il ne s’agit pas d’un problème mineur et qu’il ne se résoudra pas de lui-même. Il est nécessaire d’agir, et rapidement.

La première étape consiste à améliorer les conditions matérielles des jeunes. Sans emploi décent, sans logement accessible et sans perspectives d’avenir, il sera très difficile d’enrayer la progression du désenchantement. « Si nous ne nous occupons pas des problèmes des jeunes hommes, l’extrême droite le fera », prévient M. Carbonell. Et cela impliquerait un grave recul en matière de politiques d’égalité.

Dans le contexte espagnol un changement culturel est également nécessaire. « Nous manquons de modèles de masculinité positive », note Carbonell. « Quel homme incarne aujourd’hui une masculinité qui ne soit pas toxique, mais qui reste attrayante ? » Aujourd’hui, cet espace est vide, et l’extrême droite le remplit avec ses propres modèles.

Ramírez estime que nous continuons de ressentir l’impact de la dernière grande vague féministe. « Il y a encore peu de place pour que ces modèles émergent, mais avec le temps, ils le feront », assure-t-il. Le défi consiste à créer des modèles alternatifs à la masculinité traditionnelle qui soient inclusifs, empathiques et capables de toucher les jeunes.

Enfin, la politique doit également s’adresser aux jeunes hommes. « Si la gauche veut éviter que ce type d’électeurs ne s’aligne définitivement sur les partis les plus réactionnnaires, elle devra construire un discours capable de les maintenir dans ses rangs », explique M. Carbonell.

Cela ne signifie pas renoncer à l’égalité, mais trouver des moyens d’inclure les préoccupations masculines sans remettre en cause les progrès réalisés. « L’extrême droite est beaucoup plus belliqueuse, plus habile à discréditer », souligne Amorós. Mais, comme le prévient Carbonell, « nous sommes en train de perdre face à une forme de masculinité qui est très caricaturale. Et nous le faisons parce que nous n’offrons rien de mieux en échange ».

La fracture idéologique entre les jeunes hommes et les jeunes femmes est réelle, profonde et croissante. L’ignorer ou la banaliser serait une grave erreur. Comme le rappellent les experts, l’avancée du féminisme a également besoin du soutien électoral des hommes. Si une partie importante d’entre eux se détache du projet démocratique et progressiste, les conséquences peuvent être durables et régressives.

La solution ne consiste pas à céder au machisme ni à brouiller les pistes en matière d’égalité. Elle consiste à élargir le projet politique et à le rendre véritablement inclusif. Il s’agit de donner aux jeunes hommes des raisons de croire, de s’engager, de se sentir partie prenante d’un projet commun. C’est seulement ainsi qu’il sera possible de freiner la progression du désenchantement et de construire une démocratie plus forte, plus juste et plus partagée.

La version espagnole de cet article a été publiée par notre partenaire Agenda Pública.