Le retour de l’antisémitisme edit
À la suite d’une demande d’une publication allemande, j’avais rédigé en 2019 un petit texte sur l’état de l’antisémitisme en France[1]. En le relisant aujourd’hui je suis frappée par l’évolution. À cette époque déjà, on ne pouvait manquer d’observer la montée des actes antisémites depuis le tournant du nouveau millénaire. Les chiffres globaux en témoignaient et cela d’autant plus que, par définition, ils sous-estiment la réalité, nombre de gestes, de menaces et d’attitudes hostiles ne donnant pas lieu à déclaration. Entre les périodes 1994-2004 et 2004-2013, le nombre d’actes antisémites déclarés avait triplé. 50% des actes qualifiés de racistes concernaient les juifs qui constituent moins de 1% de la population. Les assassinats de personnes juives avaient déjà fait l’objet d’une triste et inquiétante actualité. De 2003 à 2018 douze personnes avaient été tuées parce qu’elles étaient juives et leur mort, parfois dans des conditions particulièrement atroces – ni la mort des petites filles de l’école Ozar Hatorah de Toulouse en 2012, ni la barbarie des tortures exercées pendant trois semaines par le « gang des barbares » sur Ilan Halimi en 2006 n’avaient suscité une émotion comparable à celle qu’ont provoquée les attentats des années de l’année 2015.
On observait alors la convergence de trois courants d’antisémitisme. Le premier était celui de l’antisémitisme historique de l’extrême droite à la fois nationaliste, catholique et anti-républicaine dont Jean-Marie Le Pen a été la dernière incarnation. Marginal pendant des décennies, il était parvenu progressivement au cœur de la vie publique lors de sa présence au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Le deuxième était celui d’une partie de la population musulmane dont les jeunes générations, socialisées dans notre pays et instruites dans notre Éducation nationale, manifestaient déjà plus d’hostilité et de préjugés antisémites que les précédentes. Enfin, l’extrême gauche développait depuis 1968 une solidarité avec les Palestiniens qui l’apparentait de plus en plus à l’un des courants historiques de la gauche hostile aux juifs en tant que capitalistes et colonisateurs, illustré par Proudhon ou Blanqui. Depuis les attentats de Munich contre les athlètes israéliens en 1972, les Palestiniens étaient devenus les victimes universelles.
Près de sept ans après cette analyse, et deux ans après le 7 octobre 2023, comment comprendre la situation actuelle ?
Trois évolutions significatives : l’augmentation du nombre des actes antisémites ; la virulence accrue de l’extrême-gauche, la marginalisation de l’antisémitisme dans le discours de l’extrême-droite et le maintien de l’antisémitisme du courant musulman, renforcé dans les jeunes générations ; enfin, une diffusion massive dans le monde de la culture et en particulier dans les universités que François Rastier a récemment analysée, en donnant des exemples d’un nouvel obscurantisme qui remet en question l’idée même d’université, lieu de la recherche libre du savoir[2].
Rappelons rapidement quelques données pour illustrer certaines de ces évolutions. Dès le 7 octobre, avant toute réaction israélienne, le nombre des actes antisémites a explosé, 563 en octobre, 504 en novembre, autant en trois mois qu’au cours des trois années antérieures cumulées. Tout se passe comme si la médiatisation du massacre de juifs provoquait l’augmentation des passages à l’acte, un phénomène observé déjà en 2012 après l’attentat dans l’école de Toulouse et après l’attentat contre l’hypercacher en 2015.
Le contrôle de toute proposition antisémite par la direction du Rassemblement national est aussi frappant que les propos électoralistes de la France insoumise pour obtenir les voix des jeunes musulmans de banlieue. Raphaël Enthoven a été innocenté par la justice pour avoir soulevé la question des propos antisémites de Jean-Luc Mélenchon et de son entourage.
La diffusion dans le monde de la culture est la plus frappante, avant même toute réaction israélienne. Selon l’Observatoire européen de la haine en ligne, les attaques contre les artistes juifs ont augmenté de 35% depuis octobre 2023. Campagnes de boycott et de dés-invitations, oblitération du nom des co-auteurs dans les publications scientifiques se multiplient. Les perspectives de mouvement intersectionnel et post-féministes ont transformé le juif en représentant premier du « Mâle, blanc et dominateur », l’ennemi absolu. Les étudiants juifs dissimulent les signes visibles de leur judéité parce qu’ils ont peur.
Dans cette situation, la majorité des juifs français sont sidérés. Ils font face à une série d’assimilations infamantes qu’on peut résumer ainsi : juifs = sionistes = israéliens = partisans de la politique de Netanyahou = génocidaires. Les juifs sont donc des génocidaires. Dès lors toutes les mesures adoptées contre eux sont légitimes.
Pourtant chacun de ces termes fait problème. Les « juifs » sont divers à tous points de vue, dans leurs conditions sociales, leurs opinions politiques, leur rapport au judaïsme. Désigner les « juifs » consiste à les « essentialiser ». Le « sionisme » n’est pas moins problématique. Si l’on garde le sens originel du retour des juifs vers la Terre Sainte, les juifs français ne sont ni sionistes en ce sens ni israéliens (ce qui signifie citoyens de l’État d’Israël) puisqu’ils sont des citoyens français. Il est vrai que beaucoup d’entre eux entretiennent des liens spirituels, sentimentaux ou historiques avec l’État d’Israël, mais ces liens ne font que manifester la liberté des citoyens d’une nation libre. Les Israéliens (citoyens de l’État d’Israël) d’autre part, sont, pour une moitié d’entre eux, hostiles au Premier ministre et à sa politique : pendant des mois ils ont manifesté chaque soir contre son pouvoir et ses velléités de limiter celui de la Cour suprême. Aujourd’hui, la situation de guerre a atténué les protestations, mais l’opposition reste forte et une part conséquente des Israéliens critique radicalement la politique menée par Benjamin Netanyahou. C’est le cas de la grande majorité du monde académique israélien. Quant au « génocide », terme qui rappelle des souvenirs particuliers à la majorité de la population juive, son application ne manque pas de soulever des interrogations pour désigner une politique, certes critiquable, peut-être regrettable, mais qui n’a pas pour ambition de détruire un peuple – même si l’on peut déplorer cette politique de la force. Il est vrai que la puissance militaire ne résout pas les problèmes politiques et que la supériorité militaire actuelle ne les rend pas Israël plus acceptable par le monde qui l’entoure.
C’est dire si les juifs français sont divisés et même divisés en eux-mêmes. Critiquer la politique du Premier ministre israélien et en même temps manifester son attachement à l’existence d’Israël devient impossible – alors que c’est une position que beaucoup partagent. Les partisans convaincus de Netanyahou vont jusqu’à accuser d’antisémitisme ceux qui critiquent sa politique, alors même que ces soi-disant « antisémites » sont profondément attachés au judaïsme, à sa tradition et à ses valeurs. Dans cette confusion générale, les mots n’ont plus de sens et les passions ne sont plus contrôlées. Les nuances sont refusées, la complexité de la situation totalement niée.
Or les conclusions de 2019 restent valides. Le développement de l’antisémitisme, même sous son nom d’antisionisme, témoigne du déclin des convictions démocratiques et du respect des principes et des institutions qui organisent la République. Si l’antisémitisme est une constante de l’histoire européenne, quand il se manifeste politiquement, quand il devient a political issue selon la formule de nos amis anglophones, il témoigne d’un affaiblissement du pouvoir politique démocratique et du délitement de la société. Les changements qu’on peut observer depuis 2019 ne peuvent manquer de susciter une inquiétude renouvelée pour le destin des juifs, mais aussi pour celui de la démocratie.
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[1] On peut retrouver le texte dans le recueil d’articles, Temps inquiets. Réflexions sociologiques sur la condition juive, Paris, Odile Jacob, 2021, p. 259-268. Sur ces sujets on ne peut que renvoyer aux nombreuses publications de P.-A. Taguieff en particulier le récent L’Invention de l’islamo-palestinisme. Jihad mondial contre les Juifs et diabolisation d’Israël, Paris, Odile Jacob, 2025.
[2] François Rastier, « L’antisémitisme contre les universités », Telos, 12 novembre 2025.
