Le Bhoutan entre «pleine conscience» et investisseurs edit
Le Bhoutan a engagé la planification et la construction de la Gelephu Mindfulness City (GMC), un projet intégrant les valeurs sociales et économiques de la « pleine conscience », qui devrait aboutir d’ici 2035. Faire d’une pratique de santé une matrice de développement urbain, est, à notre connaissance, inédit. Mais est-ce un projet de société ou une stratégie de marque pour attirer les investisseurs ? Quelles sont les valeurs impliquées, et quel est le public visé ?
Selon le discours officiel, cette initiative représente l’expression des valeurs fondamentales du Bonheur national brut qui a fait connaître le Bhoutan. L’indice, plus connu sous son acronyme anglais GNH, s’inspire de la philosophie bouddhiste et repose sur quatre piliers : développement durable et équitable, préservation de la culture, protection de l’environnement et bonne gouvernance. Afin de donner forme à une utopie en accord avec l’identité du Bhoutan, ce projet estime que la transformation de la société s’accompagne d’un changement personnel. C’est le passage d’un individu bienveillant à une économie bienveillante.
Développée par le professeur de médecine américain Jon Kabrat-Zinn dans les années 1970, la « pleine conscience » désigne une « attitude d’attention, de présence et de conscience vigilante qui peut être interne (sensations, pensées, émotions, actions, motivations, etc.) ou externe (au monde environnant, bruits, objets, événements, etc.)[1] » Manière de regarder en soi selon un esprit d’examen et de compréhension, elle puise son origine dans le bouddhisme, puis trouve ses marques dans les soins, la réduction du stress et de la dépression. La notion évolue rapidement vers la psychologie positive et s’installe comme une technique de bien-être et de développement personnel, devenant ainsi une proposition sur un marché pour les individus en quête de sens. En somme, si le concept vient d’Asie, il a été développé en Occident et pour un public occidental.
Le gouvernement du Bhoutan met en avant quatre buts : proposer des emplois qualifiés et un futur aux citoyens, coopérer avec l’Inde afin de créer un hub dans cette région enclavée, attirer des investisseurs internationaux et devenir « un centre spirituel pour le bouddhisme[2] ». La référence au bouddhisme est certes centrale, mais les éléments de langage associés au projet font apparaître deux autres référentiels : les Objectifs du millénaire de l’ONU, et celui de l’économie du développement dans sa version investissements internationaux.
On peut donc voir dans ce projet un élément supplémentaire d’une stratégie de marque originale tournée principalement vers l’extérieur. La combinaison de la pleine conscience, du Bonheur national brut et de la GMC peuvent former, selon la volonté politique du royaume, les composants d’une image que le Bhoutan travaille activement à projeter. À l’automne 2025, le pays a participé à trois manifestations de présentation en France, en Suisse et en Hongrie, en présence du responsable de la communication du projet.
Administrativement, la GMC repose sur une région dotée d’une autonomie politique et économique, selon le modèle des zones économiques spéciales dont l'Inde puis la Chine voisines se sont fait une spécialité. La communication de la Gelephu Mindfullness City promet « une politique de libre-échange et d’investissement, des conditions de concurrence équitables, un État de droit, la libre circulation totale des capitaux, une administration publique transparente et efficace, une fiscalité modérée et simple, un marché financier solide et efficace (…), des infrastructures modernes (…) et un vivier de talents qualifiés et multiculturels[3]. »
Pour attirer les investisseurs, le pays a choisi les cadres juridiques en pointe sur l’économie et les finances, à savoir la « Singapore Common Law » et les « Abu Dhabi Global Market Regulations ». À ce stade, il est difficile de savoir comment ce projet se distingue des zones économiques spéciales et autres cités-États qui ont adopté une stratégie de niche pour se faire une place sur la carte mondiale. Sur le papier, il semble offrir une variété d’options, mais il est encore tôt pour en évaluer les risques.
Comment les citoyens et le reste du monde vont-ils s’insérer dans ce projet ? Le« vivier de talents qualifiés et multiculturels » sera-t-il un hub d’expatriés hors-sol, comme Singapour ou Abou Dhabi, ou la pointe avancée d’une société bhoutanaise faisant le lien entre son identité et un futur mondialisé ? La question est ouverte, avec comme enjeu pour cette utopie urbaine d’avoir comme habitants des citoyens, de simples résidents, ou des touristes attirés par un marketing de la sagesse intérieure.
Quelques doutes que fasse surgir ce projet, il n’en est pas moins original. Il représente un cas rare de combinaison de stratégie économique (« unlocking Bhutan’s potential ») et de philosophie. En articulant le respect des valeurs fondatrices du royaume et la marchandisation contrôlée du bien-être et de la relation, le Bhoutan cherche un modèle de développement qui a le mérite de poser le débat du futur de nos sociétés.
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[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Pleine_conscience, consulté le 7 juillet 2025.
[2] Conférence de M. Rabsel Dorje, responsable de la communication du GMC, Paris, Octobre 2025.
[3] GMC – Unlocking Bhutan’s Potential, January 25, 2024 (https://businessbhutan.bt/2024/01/25/), notre traduction.
