En Allemagne, pas de gouvernement sans géographie edit

5 juin 2025

Avant même la conclusion de l’accord de coalition entre la CDU/CSU et le SPD, des débats familiers sur l’attribution des postes ministériels agitaient déjà les médias et les sièges des partis. Qui obtiendra quel ministère ? Combien de femmes seront nommées ? Quels courants internes seront représentés ? Et, tout aussi important, de quels Länder (de quelles régions) viendront les futurs ministres ? 

Une fois la composition du nouveau gouvernement connue, les premières réactions ont révélé des tensions quant à l’origine géographique de ses membres. Ainsi, la CDU de Basse-Saxe a déploré l’absence de ministres issus de ses rangs – malgré son poids électoral au niveau fédéral. Certes, deux secrétaires d’État originaires du Land (Mareike Wulff et Siliva Breher) ont été nommées, mais cela a éte jugé insuffisant au regard de l’importance de cette fédération régionale. Tout autre a été la réaction à la CDU au Schleswig-Holstein : ce petit Land du nord a vu deux de ses représentants accéder au rang ministériel – Johann Wadephul aux Affaires étrangères, et Karin Prien à l’Éducation, à la Famille et à la Jeunesse.

Des disparités sont également apparues au sein du SPD : tandis que la fédération de Basse-Saxe se voit (à nouveau) fortement représentée avec Lars Klingbeil (vice-chancelier et ministre des Finances) et Boris Pistorius (Défense) ; de son côté, la fédération de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, pourtant très influente, se sent marginalisée. Même si Bärbel Bas – originaire de Duisburg – a obtenu le ministère du Travail, le bilan d’ensemble est jugé décevant au regard des équilibres internes.

Dans un système constitutionnel comme celui de l’Allemagne, de telles disproportions entre fédérations régionales suscitent invariablement des crispations internes : elles ne sont pas perçues comme un détail, mais comme un déséquilibre.

Comment fonctionne la répartition des portefeuilles ministériels

La composition du gouvernement fédéral se négocie dans le cadre de l’accord de coalition : le contrat de coalition fixe aussi le nombre de ministères attribués à chaque parti, en fonction des résultats électoraux. Le poste de chancelier fédéral revient au parti majoritaire et à son candidat, en l’occurrence Friedrich Merz. Le partenaire de coalition bénéficie ensuite du droit de premier choix : le SPD et son président, Lars Klingbeil, ont opté pour le puissant ministère des Finances. Au final, la CDU et le SPD se partagent à parts égales sept portefeuilles chacun tandis que la CSU en obtient trois. Les présidents de parti désignent ensuite les personnalités qui occuperont ces postes. La nomination officielle est faite par le président de la République fédérale, sur proposition du chancelier – qui entérine les propositions de ses partenaires de coalition. Si un ministre se retire, c’est à nouveau le parti concerné qui propose un successeur.

Ces débats sont le reflet d’une réalité institutionnelle : le fédéralisme allemand. Les 16 Länder ne sont pas de simples entités administratives, mais des acteurs politiques autonomes, dotés de gouvernements et de parlements propres. Via le Bundesrat, ils participent directement à l’élaboration des lois. Leurs ministres-présidents exercent une influence notable sur la politique nationale – notamment au sein de leur parti. C’est pourquoi les grands partis allemands ne sont pas organisés de manière centralisée, mais régionale. Les fédérations régionales (Landesverbände) disposent d’un pouvoir important et exigent d’être consultées pour la répartition des postes ministériels. Les responsables politiques qui ont remporté des élections ou dirigent des Länder clés revendiquent leur place autour de la table du gouvernement – un principe implicite mais puissant, dont la transgression peut provoquer de vives tensions internes.

À côté de la parité hommes/femmes et de l’équilibre entre courants idéologiques, le Regionalproporz constitue un critère décisif dans la formation d’un gouvernement. Il vise à assurer une représentation équilibrée entre le nord et le sud, l’est et l’ouest, les zones urbaines et rurales. Un gouvernement uniquement composé de ministres issus du sud de l’Allemagne serait difficilement défendable, quelle que soient les compétences de ses membres.

Un cas particulier est celui de la CSU, présente uniquement en Bavière, qui obtient régulièrement plusieurs portefeuilles ministériels – cette fois, l’Intérieur, la Recherche et l’Agriculture. Parti « sœur de la CDU », elle revendique une influence propre afin de défendre les intérêts bavarois. Mais, même en son sein, le principe du Regionalproporz s’applique : trois ministres issus de Franconie alors que la Haute-Bavière n’en obtiendrait aucun serait tout simplement impensable.

France – Allemagne, des logiques différentes

Cette approche peut surprendre en France où la logique est toute autre : le centralisme politique y est profondément ancré. Les régions et départements disposent de compétences accrues mais leur poids institutionnel reste très limité comparé à celui des Länder. La carrière politique nationale passe presque toujours par Paris. Certes, les présidents prennent parfois soin de nommer un « Premier de province » pour donner une image d’ancrage territorial. Mais ce geste est souvent symbolique. Paris reste le cœur du pouvoir – non seulement en pratique mais aussi dans la structure même du système. En France, personne ne réclamerait, au nom d’un quelconque équilibre territorial, que la Normandie, l’Occitanie ou le Grand Est disposent de deux ministres.

La principale explication de cette divergence réside dans l’histoire des deux pays : l’unification de l’Allemagne sous la forme d’un État-nation n’a été réalisée qu’à la fin du XIXème siècle, plusieurs siècles après celle de la France. En Allemagne, l’héritage historique des anciens royaumes, principautés et grands duchés se manifeste à travers les particularismes régionaux. Surtout, les électeurs y demeurent attachés.

Le Regionalproporz allemand dépasse les simples jeux d’influence internes. Il permet l’intégration des intérêts régionaux dans la politique fédérale. Lorsque les citoyens de Saxe, du Schleswig-Holstein ou de Sarre voient leur région (périphérique et économiquement faible) représentée au sein du gouvernement, cela renforce leur confiance dans les institutions nationales. Ils peuvent légitimement penser que le pouvoir ne se concentre pas uniquement dans quelques grandes métropoles.

Le modèle allemand est (beaucoup) plus complexe que le modèle français, mais c’est précisément cette complexité qui fait sa force. Il favorise l’inclusion, la diversité et l’équilibre politique et incarne une culture fédérale profonde, dans laquelle Berlin ne détient pas toujours le dernier mot – et c’est précisément ce qui mérite qu’on s’y intéresse !

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