L’Allemagne décide, la France tergiverse: le blocage français dans le miroir allemand edit

Le « changement de paradigme » du leadership allemand sur la dette et l’investissement n’est que le dernier exemple de la capacité d’ajustement, même radical, de la République fédérale. Au contraire des préjugés, le scrutin proportionnel et des partis ouverts au compromis aident beaucoup à la réactivité allemande. Dur contraste avec la France des demi-réformes et des partis irresponsables.
En février, la donne géopolitique en Europe a connu son plus grand bouleversement depuis peut-être 1948 et le début de la guerre froide. La matérialisation soudaine de la fin de l’alliance avec les États-Unis – puisqu’il s’agit bien de cela – ébranle toutes les certitudes présidant aux grands choix politiques des Européens. Qui en a tiré les conséquences et radicalement reformulé sa stratégie ? La France hyper centralisée où la présidence omnipotente est conçue comme un atout réactif à la scène internationale ? Ou la pesante Allemagne fédérale, qui doit construire un consensus avant chaque décision, et reste en retrait des débats internationaux ?
Le lecteur connaît évidemment la réponse. En l’espace de deux semaines l’Allemagne a changé sa Loi fondamentale et s’est engagée dans deux programmes d’investissement massif dans la défense et les infrastructures – un moment qualifié par la presse de Paradigmenwechsel, un changement de paradigme. Pendant cela, la France n’a su qu’animer des sommets à répétition, et émettre des déclarations, certes appréciées de ses alliés, sans cependant engager aucune action d’ampleur qui soutiendrait par des actes ses belles paroles. Le parallèle est révélateur, non seulement de l’actuel dysfonctionnement de gouvernance, mais de problèmes systémiques plus profonds.
En Allemagne le statut constitutionnel des partis politiques et le scrutin proportionnel conspirent pour renforcer l’autorité de la direction des partis et leur capacité à conclure les compromis nécessaires à la formation de coalitions de gouvernement stables et résolues. En France, le mode majoritaire et la présidentialisation induisent une concurrence programmatique, entre les partis et en leur sein, qui les affaiblit et mine leur aptitude à assumer les décisions du gouvernement. Le lieu commun d’une Ve République apte à trancher dans le vif et d’une République fédérale embourbée dans la recherche du consensus doit être revisité.
Le Paradigmenwechsel
Rappelons la chronologie particulièrement dense de ces derniers mois. En novembre, la coalition du chancelier social-démocrate Olaf Scholz, allié aux verts et aux libéraux, s’est brisée sur les exigences budgétaires de ces derniers. Des élections anticipées se sont tenues le 23 février. Les partenaires de la coalition sortante ont tous reculé, perdant collectivement 17%. Les chrétiens-démocrates de l’Union CDU (nationale) et CSU (bavaroise) ont progressé de 24% à 28%, et l’Allianz für Deutschland (AFD) d’extrême droite s’est hissée au deuxième rang, passant de 10% à 21%. Le vainqueur relatif, Friedrich Merz de la CDU, relativement proche des libéraux sur le plan économique, a conduit sa campagne sur des thèmes classiques de baisses d’impôts et d’économies budgétaires.
Suite aux élections, il se passe deux choses ; une prévisible mais éloquente : la création d’une coalition entre les deux principaux adversaires de la campagne électorale, chrétiens-démocrates et socio-démocrates ; et une imprévue mais historique : le tournant à 180° sur la dette et la défense.
À peine cinq jours après les élections, la CDU/CSU et le SPD se rencontraient officiellement pour discuter d’une possible coalition. Un accord de programme a été trouvé début avril, ensuite entériné par les partis, puis Friedrich Merz a été élu chancelier par le Bundestag le 6 mai. Un déroulé prévisible – ce n’est que la reprise du scénario de la Grande Coalition « Noir-Rouge » d’Angela Merkel – mais néanmoins impressionnant vu de ce côté du Rhin. L’accord détaillé de 146 pages a été trouvé en un mois. Les partis se sont rangés derrière leurs dirigeants, la dissidence a été marginale. Mais si la coalition était dans la nature du système, le tournant politique radical était inattendu.
Le 14 février, une semaine à peine avant les élections, le nouveau vice-président américain JD Vance a prononcé son discours à Munich soutenant ouvertement l’AFD. Quelques jours après le vote, le 28 février, le président Volodymyr Zelenski était reçu et agressé verbalement à la Maison-Blanche. Durant la même courte période, le nouveau président Donald Trump émettait des doutes sur la solidarité américaine avec le reste de l’Otan, et indiquait à plusieurs reprises son intention de contraindre Kiev à céder une partie de son territoire à l’envahisseur russe.
La réaction allemande s’est cristallisée dès le 4 mars avec l’annonce par Merz et ses alliés bavarois et socio-démocrates d’une réforme constitutionnelle, cela avant tout accord de coalition. Leur projet a renversé le double consensus centriste des deux dernières décennies, pourtant réaffirmé par Merz pendant la campagne électorale, sur le déficit et la dette publique d’une part, et sur la défense d’autre part. Les amendements à la loi fondamentale ont été adoptés le 18 mars par le Bundestag, avec l’appui des verts. Prenant un risque politique considérable, les alliés ont décidé de convoquer le Bundestag sortant, où ils disposaient de la nécessaire majorité des deux-tiers, plutôt que d’attendre l’installation de la chambre élue en février où ils n’atteignaient pas le seuil.
La réforme est tout aussi radicale sur le fond que sur la forme. Le Paradigmenwechsel assure une augmentation conséquente des investissements en infrastructure et des dépenses militaires, grâce à une réforme de la clause constitutionnelle du frein à l’endettement, le Schuldenbremse, instauré en 2009. La limite du déficit budgétaire à 0,35% du PIB a été maintenue, mais les dépenses de défense au-delà de 1% du PIB ne sont plus comptabilisées (article 109 de la Loi fondamentale), de même qu’un nouveau fond spécial de 500 milliards d’euro pour l’infrastructure (article 143h).
Le refus de l’endettement constituait la boussole des finances publiques allemandes depuis quinze ans, en s’appuyant sur un large consensus populaire et partisan. Sous des dehors de rigueur, la ligne politique confondait morale et économie, et à ce titre le refus de l’endettement était immuable, a pu dire l’ancien Premier ministre italien Mario Monti. Ce dogme a été abandonné en deux semaines. L’effort financier s’accompagne d’une volonté réformatrice misant sur l’action européenne, tant sur la défense que sur l’approfondissement du marché unique, tel que proposé dans le rapport Draghi. Merz se reprouve ainsi en position de leadership européen, ayant démontré que l’Allemagne appuie son discours par des ressources considérables. `
Le paradoxe de la Ve République
Mettons le fer dans la plaie : quel contraste éloquent avec l’immobilisme français !
Le problème est bien plus profond que celui que nous vivons actuellement avec la fragmentation de l’assemblée. Depuis des décennies, la machine gouvernementale française, disposant de majorités obéissantes sans les contraintes d’une puissante chambre haute, n’arrive pas à prendre de décisions « difficiles », c’est-à-dire impopulaires. Emploi, retraite, services publics, budget : l’impuissance institutionnelle se déploie. La comparaison avec l’Allemagne est révélatrice.
Malgré ses gouvernements de coalition et son système fédéral, la République fédérale se révèle beaucoup plus apte à trancher dans le vif. Les réformes constitutionnelles témoignent de la faculté d’ajustement des institutions et du système. Depuis son adoption en 1948, la loi fondamentale allemande a été amendée 63 fois, contre 23 fois pour la constitution française de 1958 et 16 fois pour la constitution italienne de 1947 – prise ici comme un repère d’immobilisme. L’Allemagne a procédé à une réforme tous les 14 mois.
On pourrait aussi objecter que le tournant allemand est plus facile que celui attendu de la France, puisqu’il s’agissait Outre-Rhin de donner carte blanche à la dépense sans appel au sacrifice à quelque partie de la population que ce soit, alors qu’ici il s’agit de négocier un virage dans la douleur après des années de « quoi qu’il en coûte ». Les points de départs des deux pays sont différents. Mais la réaction allemande aux changements géopolitiques s’est concrétisée d’un souffle. En France, au-delà de prises de position rhétorique, aucun choix formel n’a encore été acté, en particulier sur l’augmentation des dépenses de défense.
Un avantage systémique
La réactivité allemande de 2025 révèle en fait un avantage systémique de long-terme sur la France. Prenons les réformes de l’emploi réalisées entre 2002 et 2005 sous le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder. Leur effet a été remarquable : le taux de chômage, qui flirtait comme en France avec les 10%, est aujourd’hui, à 3,5%, moins de la moitié du nôtre. Le coût politique pour Schröder s’est cependant avéré considérable, avec le départ d’une minorité du SPD qui a rejoint les derniers communistes de l’Est pour créer Die Linke. Mais l’absence de réforme aurait-elle vraiment préservé le SPD sur son flanc gauche populiste ?
Autre exemple de l’aptitude allemande à décider : les retraites. En 2001 le gouvernement Schröder a introduit une retraite complémentaire privée par capitalisation, et en 2007 la Grande Coalition CDU/CSU-SPD a décidé d’augmenter l’âge de la retraite de 65 à 67 ans, progressivement sur une période de vingt ans. En France la réforme ambitieuse de 2019 a été abandonnée, et substituée par une correction purement comptable en 2023 repoussant l’âge à seulement 64 ans, dans un cadre très conflictuel.
Le Schuldenbremse lui-même, le frein à la dette adopté en 2009 par la Grande Coalition, manifestait encore une capacité décisionnelle qui échappe à la France. Le ratio dette publique/PIB, qui était comparable dans les deux pays jusqu’à la crise financière de 2008, a dramatiquement divergé depuis, avec la France à 113% et l’Allemagne à 63% en 2024. Signalons que le rigoureux frein constitutionnel n’a pas empêché le soutien à l’économie durant et après la pandémie.
L’ironie est que la Constitution de la Ve République avait été expressément conçue par le Général de Gaulle en réponse à l’impuissance de la IVe. Le texte de 1958 devait corriger le tropisme français du gouvernement d’assemblée dont l’exécutif ne serait qu’un exécutant. Un exécutif stable, légitimé par l’élection du président de la République au suffrage universel, devait maîtriser un parlement « rationalisé », et ainsi se montrer capable de trancher dans le vif même quand c’est difficile.
Le contraste est marqué avec l’Allemagne fédérale où certes la stabilité gouvernementale est protégée par le mécanisme de la censure constructive, mais où le chancelier ne peut se passer de l’accord des partis de la coalition, et où les Länder possèdent des pouvoirs étendus, dont celui de censurer plusieurs types de projets de loi via leurs représentants au Bundesrat.
Il serait donc difficile d’avancer que, comparée à l’Allemagne, la capacité décisionnelle de la France serait handicapée par sa constitution, comme elle l’était, par exemple, sous la IVe République. L’Allemagne a développé une culture du compromis qu’on peut lui envier. Mais cette culture est concomitante à une architecture institutionnelle favorable. La différence de gouvernance entre les deux pays est à trouver ailleurs. Je propose deux pistes explicatives : le statut des partis politiques, et le rôle des instances d’analyse et de recherche autonomes.
Les partis institutionnalisés et la proportionnelle
L’Allemagne de l’Ouest de l’après-guerre s’est constituée comme un Parteienstaat, un État de partis : les partis politiques sont à la fois puissants et institutionnalisés. C’est d’abord un fait constitutionnel. L’article 21 de la Loi fondamentale reconnaît leur rôle dans la vie politique et encadre leur organisation : ils doivent rendre compte publiquement de leur patrimoine et de leurs ressources. Le même article déclare anticonstitutionnels les partis cherchant à miner l’ordre démocratique libre de la république fédérale. Enfin, le texte appelait le parlement à adopter une loi encadrant les partis. Votée en 1967, elle aménage dans le détail leur organisation interne, leur financement (public et privé), et prévoit des sanctions. Les partis allemands sont de fait des organisations semi-publiques.
La centralité systémique des partis est confortée par le mode de scrutin établi par une loi de 1949. La moitié des députés sont élus sur des listes, donc au vote proportionnel, et la moitié dans des circonscriptions. Le nombre d’élus sur les listes est ajusté à celui des élus par circonscription, de façon que chaque parti obtienne un pourcentage de députés conforme à son score électoral national. Un seuil minimal de 5% limite la fragmentation. La loi de 1967 prévoit que les candidats dans les circonscriptions doivent être choisis par les membres de leur parti dans un scrutin secret, un mécanisme qui renforce l’enracinement local. En revanche, les listes sont établies par les partis, ce qui a aidé au développement d’une forte discipline parlementaire, les cas de votes dissidents et passages d’un parti à un autre sont très rares. Le contrôle du temps de parole au Bundestag par les grands partis aide à marginaliser les dissidents. Autre avantage des partis : le Parlement est un passage obligé pour entrer au gouvernement, les ministres sont presque tous choisis parmi les députés de la coalition au pouvoir ; à Berlin, pas de ministres « techniques » à la française.
Aspect unique du système politique allemand, chaque grand parti est associé à une fondation-sœur. Ces dernières bénéficient du statut constitutionnel des partis, et de financements publics, mais elles demeurent légalement et financièrement indépendantes. Les fondations fonctionnent comme des think tanks en amont des programmes des partis, la Konrad-Adenauer-Stiftung de la CDU est connue pour ses travaux sur les questions de défense et l’alliance atlantique et sur l’économie sociale de marché, la Friedrich-Ebert-Stiftung du SPD a beaucoup publié sur l’effet des nouvelles technologie sur le travail et sur l’intégration européenne.
En France la constitution de 1958 a reconnu les partis dans son article 4, sur l’insistance de Michel Debré, mais elle ne leur attribue qu’un rôle électoral. Et la méfiance du Général de Gaulle a contrecarré ce début d’institutionnalisation. De Gaulle a poursuivi un double jeu, s’appuyant de fait sur un parti majoritaire, mais lui refusant tout rôle formel dans l’élection présidentielle et le choix du Premier ministre. La Constitution, en interdisant aux députés d’être ministres, a renforcé la distanciation du gouvernement d’avec les partis. Aujourd’hui les candidats à la présidence se présentent aux électeurs à titre personnel avec le soutien de divers partis, non comme le chef d’un parti.
La faiblesse des partis français est un corolaire de la présidentialisation du régime. Ils articulent leurs activités autour de la sélection d’un candidat à la présidence et la programmation, mais cette dernière est déconnectée de l’activité gouvernementale. La pratique des primaires n’a fait qu’accentuer la déconnection. Comme le pouvoir est concentré à l’Élysée, la fonction de gouvernement, de contribution aux choix politiques, et de défense et illustration de l’action du gouvernement, se voit supplantée par une surenchère programmatique irresponsable. La réflexion programmatique manque par ailleurs d’un soutien organique dédié comme les fondations allemandes.
Le parti au pouvoir agit comme s’il était un lobby parmi d’autres. La schizophrénie a longtemps été le propre de la SFIO et du PS, de Guy Mollet à François Hollande, qui associe un discours de rupture à une pratique gouvernementale centriste. Le mal s’est aujourd’hui étendu aux Républicains, comme en témoigne la récente campagne pour l’élection de leur président, où un parti au pouvoir s’abandonne à des rhétoriques militantes. Quant à Ensemble et Horizons, ils ressemblent à des comités électoraux pour 2027.
Le système électoral majoritaire constitue un obstacle à la recherche de compromis, particulièrement lorsqu’il est associé à des partis travaillés de forces centrifuges, dominés par les candidats à la présidence. On peut aussi remarquer que le système politique français souffre beaucoup plus d’instabilité et de fractionnement que son alter ego allemand.
On pourrait spéculer que des directions plus collectives (on pense aux présidences à deux du SPD et des Grünen) et un dialogue plus structuré avec les institutions aideraient à la formulation de politiques sur le moyen-terme. Il serait illusoire de croire que les partis français pourraient retourner à un modèle du XXe siècle alors que tout pousse à la désintermédiation, au lien direct entre leader et électeurs. Mais le passage à un scrutin proportionnel donnerait certainement un coup de barre dans la bonne direction.
L’expertise indépendante
La deuxième piste allemande, l’expertise autonome, pourrait aider à la nécessaire restructuration du système politique. En Allemagne comme en France, le travail d’étude et de recherche des organismes publics au statut autonome, comme la banque centrale, ou des commissions d’étude ad hoc[1], influence le débat politique. Mais Outre-Rhin ces contributions bénéficient généralement d’une attention et d’un respect beaucoup plus marqué de la quasi-totalité de l’arc des partis et des médias. Cette différence est fortement accentuée par un écosystème d’organismes non-gouvernementaux dont nous n’avons pas l’équivalent.
Prenons l’exemple du Conseil des experts économiques, une institution créée en 1963 qui a toujours su se montrer indépendante et souvent critique des gouvernements. Les cinq membres du collège sont nommés par le président sur proposition du gouvernement, et comprennent un expert proposé par les syndicats, et un par le patronat. Le rapport annuel sur l’état de l’économie, publié en novembre, constitue un événement médiatique de premier ordre et impose ses priorités, à défaut de ses recommandations en détail, au débat public et à l’action gouvernementale.
Autre cas d’école : le Gemeinschaftsdiagnose, ou le diagnostic commun, un rapport semestriel commandé par le ministère de l’Économie depuis 1950 et préparé par une demi-douzaine d’instituts de recherche, fait autorité tant à droite qu’à gauche. L’idée d’un fonds spécial d’investissement dans l’infrastructure vient d’un article de mai 2024 de deux économistes affiliés à des instituts qui ont collaboré aux rapports au cours des années.
Les autorités indépendantes entretiennent un débat intellectuel de haut niveau avec les fondations des partis et les centres d’études des syndicats et du patronat. La pandémie a montré que l’on pouvait obtenir un large soutien de l’opinion publique autour du consensus scientifique, qui reste très respecté, même à l’âge des médias sociaux. C’est cette crédibilité scientifique que les organismes de recherche économique et sociale, publics et parapubliques, réussissent à mobiliser en Allemagne pour impulser des réformes difficiles. À une époque, le Commissariat général du plan réussissait un similaire tour de force en France. Pourrait-on songer à en réactiver le mécanisme ?
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[1] Les réformes Schröder de 2003 avaient été préparées par un comité dirigé par Peter Hartz, directeur des ressources humaines de Volkswagen, et proche des syndicats.