Suspension de la réforme des retraites: un mal pour un bien? edit

31 octobre 2025

Les commentateurs ont beaucoup glosé sur le fait que la « suspension » de la réforme des retraites de 2023, exigée et obtenue par le Parti socialiste pour prix de la non-censure momentanée du gouvernement Lecornu II, était un mal nécessaire à l’obtention d’un bien, la « stabilité politique ». Il nous semble que cette stabilité est très provisoire et donc illusoire. Il pourrait s’agir d’un marché de dupes. Mais là n’est pas la question que nous voulons soulever. Les projets actuels du gouvernement pour la sécurité sociale ont l’avantage de venir briser un véritable tabou : la mise à contribution des retraités actuels.

La lettre rectificative au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2026, adoptée en Conseil des ministres le 23 octobre, est maintenant connue et l’on peut dorénavant déterminer avec précision ce que signifierait la « suspension » de la réforme des retraites de 2023 promise par le Premier ministre (en se reportant à l’article 45bis du PLFSS dans sa version modifiée).

Le gouvernement propose de décaler dans le temps les moments auxquels l’âge minimal requis pour prendre sa retraite (« l’âge d’ouverture des droits ») devaient intervenir. La prochaine « marche » qui devait être grimpée (pour la génération 1964) ne sera pas franchie mais, si le projet était voté et laissé en l’état, la trajectoire de hausses reprendrait son cours à partir de 2028 (pour les générations 1965 et suivantes). Les marches déjà franchies, en revanche, resteraient derrière nous : une cohorte pourra prendre sa retraite plus tôt que prévu dans les deux années qui viennent mais les cohortes déjà affectées par les mesures d’âge ne connaîtront pas de changements. Nous nous arrêtons sur le palier mais nous ne redescendons pas l’escalier. Nous arriverons en haut avec une année de retard (génération 1969 et non 1968). Par ailleurs, pour les générations 1964 et 1965, le nombre de trimestre requis pour une retraite à taux plein n’augmentera pas comme prévu d’un trimestre. Les autres cohortes ne sont pas concernées et devront atteindre l’objectif de 172 trimestres.

De ce point de vue, la réforme est moins « suspendue » que gelée en l’état, avant de reprendre son cours en 2028. Elle l’est d’autant moins qu’elle prévoyait, outre des mesures d’âge, toutes sortes d’avantages qui avaient été négociés (en vain) pour en assurer le vote et qui avaient pour effet d’exonérer environ 40% des actifs de l’obligation de partir à la retraite plus tard (entre autres, car il y avait aussi des mesures concernant la retraite des femmes ou les aidant familiaux). Or, le gouvernement ne propose pas de revenir sur ces « avantages ». Ce n’est donc pas la totalité de la réforme qui est suspendue, seulement les mesures d’âge et de cotisation à venir.

On entend déjà les cris d’orfraie des partisans d’une « abrogation » de la réforme qui voudraient que celle-ci soit définitivement enterrée. Mais ceux-ci devraient faire attention à ce qu’ils souhaitent : une suspension ou une abrogation complète de la réforme Borne lèserait les publics qui ont pu bénéficier de ces mesures catégorielles. Le maximalisme, en la matière, réserverait des surprises peut-être désagréables à leurs électeurs !

Le projet du gouvernement aura un impact négatif sur les finances publiques, sur les régimes de retraites mais aussi sur le budget de l’Etat. Des personnes en âge de travailler partiront en retraite plus tôt : il faudra leur verser une pension (dépense supplémentaire pour la sécurité sociale) et, ne touchant plus de salaires, ils ne verseront plus de cotisations sociales (recette en moins pour la sécurité sociale) et contribueront moins à la CSG et l’impôt sur le revenu (recettes en moins pour le budget de l’Etat).

Puisque l’objectif du jour est de contenir le déficit public, le gouvernement propose, pour compenser le manque-à-gagner pour les régimes de retraite, outre l’augmentation de la taxe sur les régimes complémentaires (ce qui est une manière indirecte de faire payer les retraités actuels), de sous-indexer les retraites par rapport à l’inflation en 2026. Pour être précis, le projet initial de LFSS contenait déjà une mesure de sous-indexation des retraites. La lettre rectificative propose d’en magnifier l’ampleur[1].

Si les retraites sont revalorisées à un taux inférieur à celui de l’inflation, cela signifie que la pouvoir d’achat des retraités actuels va baisser. Ce serait une énorme nouveauté. Les réformes précédentes des retraites ont en effet largement mis à contribution les actifs (en leur demandant de cotiser plus ou de travailler plus longtemps) et les retraités futurs, c.à.d. encore les actifs d’aujourd’hui (en changeant le mode de calcul de certaines pensions pour les faire baisser à l’avenir) ! Mais, jusqu’ici, l’objectif politique des réformes avait toujours été de « garantir » les régimes de retraites, c’est-à-dire d’honorer toutes les obligations existantes pour les personnes déjà pensionnées.

Les enjeux sont énormes. Dans le budget 2025, après moults tergiversations, il avait été décidé de procéder à l’indexation complète des retraites. À cause du poids des retraites dans la dépense publique, cette mesure, à elle seule, avait coûté environ 20 milliards d’euros (régimes complémentaires inclus). 20 milliards ! Soit la moitié de l’effort de réduction du déficit public recherché, cette année-là !

Par la suite, François Bayrou, avant la chute de son gouvernement, avait évoqué une sous-indexation des retraites pour 2026. Comme indiqué, le PLFSS initial contenait déjà une mesure de sous-indexation. La lettre rectificative confirme que cette option fait maintenant partie des discussions. Elle est loin d’être votée (de ce point de vue, le rejet en commission des finances de la « forfaitisation » de l’abattement pour « frais professionnels » des retraités est un indicateur) mais nous pensons qu’il s’agit d’une excellente nouvelle. Pas pour les retraités concernés, évidemment, mais pour la qualité du débat public.

Expliquons-nous. Considérons un régime pur de retraites par répartition dans une économie stationnaire, dans laquelle la croissance de la productivité et la croissance de la population seraient nulles et les seuls inactifs seraient des retraités. Il y aurait donc deux catégories d’agents, les actifs, seuls responsables par leur travail de la production, et les retraités. Chaque année, les actifs sont taxés pour financer les retraites payées aux inactifs. Une partie de leur revenu est donc transféré aux pensionnés. Autrement dit, le revenu national, généré par les seuls actifs, est réparti sur l’ensemble des habitants.

Imaginons qu’à cause du vieillissement de la population, le ratio entre actifs et inactifs se dégrade. Comme la quantité produite par chaque actif (la « productivité apparente du travail ») reste la même, le nombre réduit d’actifs et accru d’inactifs conduit à ce que le produit domestique en baisse soit réparti sur le même nombre d’habitants. En d’autres termes, le revenu par tête moyen dans une telle économie diminue. Organiser le système pour que les pensions payées aux retraités soient « garanties », c’est-à-dire inchangées, revient à dire que l’intégralité de cette baisse du revenu par tête moyen doit être supportée par les actifs. Dans un système fondé sur la solidarité entre générations, on ne voit pas pourquoi cela devrait être le cas. Si le mot a un sens quelconque, il devrait sans doute impliquer que chacun, actif comme inactif, doive prendre sa part du choc adverse frappant l’économie. Le problème qui se pose à une économie vieillissante et stagnante est donc celui de la répartition de la pauvreté grandissante.

Il était par suite tout à fait choquant que la question de la générosité de nos systèmes de retraite ne fût jamais posée, comme si les actifs devaient indéfiniment accepter de baisser leur consommation (ou travailler plus) pour financer celle des inactifs. Dans une économie stationnaire, il y a en effet trois façons de rétablir l’équilibre des retraites et trois seulement. On peut augmenter les prélèvements sur les actifs. On peut baisser les transferts aux inactifs. Ou on peut rétablir les ratios démographiques en diminuant le nombre relatif d’inactifs par rapport aux actifs.

D’un point de vue théorique, une discussion informée devrait considérer sérieusement les trois options (quitte à en rejeter certaines) plutôt que d’en exclure a priori. Telos a déjà publié de vigoureux et intéressant plaidoyers pour la baisse des transferts aux actuels inactifs. Le fait que nous puissions (et allons) en parler maintenant est peut-être le principal avantage associé à la suspension de la réforme des retraites. Espérons que la discussion en soit éclairée.

Cela dit, sortir d’une économie stationnaire, par la croissance économique, desserre les contraintes pesant sur l’équilibre d’un régime de retraites par répartition : il y a plus de revenu national à diviser entre actifs et inactifs. La discussion ne devrait donc pas uniquement porter sur la division du gâteau entre cohortes mais sur les moyens de le faire croître, une problématique largement perdue de vue dans les débats actuels sur la répartition des efforts budgétaires.

C’était (et c’est toujours) l’un des avantages d’un relèvement du taux d’emploi des seniors : non seulement soulageait-il le déficit de la branche vieillesse, il contribuait d’abord à l’augmentation du revenu national. Il est possible de maintenir cet objectif en jouant sur d’autres leviers que l’âge minimal, par exemple, la durée de cotisation requise pour le taux plein ou le système de décote-surcote.

 

[1] Au vrai, des mesures de décalage dans le temps de l’indexation ont déjà eu lieu, par exemple dans la LFSS pour 2014, sous la présidence de François Hollande. Mais on discute maintenant d’une sous-indexation n’ayant pas vocation à être rattrapée.