UE: l’autre budget en discussion edit

Présentée à la mi-juillet par la Commission européenne comme « un budget ambitieux au service d’une Europe plus forte », la proposition de cadre financier pluriannuel (CFP) 2028-2034 est-elle à la hauteur des besoins d’une Union européenne confrontée aux multiples défis de la transition climatique, du réarmement et d’investissements de compétitivité, qui s’ajoutent aux dépenses actuelles, notamment celles de la politiques agricole commune (PAC) et de la cohésion, sans compter le service de la dette découlant du remboursement du plan de relance ?
Les rapports Letta et Draghi ont mis en évidence la nécessité d’accroître fortement les investissements (800 milliards d’€). Si on peut toujours prétendre mobiliser le secteur privé, ces nouvelles priorités impliquent inévitablement le secteur public et notamment le budget européen. Par ailleurs, la gravité de la situation internationale se traduit par des besoins nouveaux de grande ampleur, notamment pour la défense, dont la promesse faite lors de la dernières réunion OTAN d’élever les dépenses militaires jusqu’à 3.5% du PIB, qui impactent aussi le budget européen, même si l’UE n’a pas de compétence dans ce domaine.
En dépit de sa croissance, car le CFP 2028-2034 propose une augmentation en termes réels de plus de 40% par rapport au précédent, le montant global de ce budget reste bien modeste : 1,26% du PNB de l’UE en moyenne de 2028 à 2034 (2000 milliards sur sept ans). Certes, la Commission est allée au maximum de ses prérogatives, mais l’ambition affichée est-elle à la hauteur des défis et des menaces qui se sont récemment multipliés ? Est-il possible de faire face à toutes ces obligations en restant sous ce plafond jusqu’en 2034? Pour de nombreux experts, le seuil de crédibilité du budget européen serait bien plus élevé, à 3 ou même à 4% du PIB.
L’insuffisance des recettes
Actuellement (2025), les États membres le financent à travers une contribution basée sur leur revenu national brut (RNB, pour 64%) et une contribution TVA (pour 16%). Seulement 19% des recettes sont des ressources propres, provenant des droits de douane (14%) et d’une contribution fondée sur les déchets de plastiques non recyclés (5%). Mais ces nouvelles recettes sont en partie hypothétiques, comme l’indique la Cour des Comptes européenne.
Les pays « frugaux » prétendent que l’Europe ne doit pas recevoir davantage : ils s’opposent à la fois à l’accroissement des recettes et au recours à l’emprunt tel qu’il a été pratiqué dans le plan de relance. Dans plusieurs pays, dont la France, les populistes font même campagne pour une réduction des contributions nationales. Par ailleurs, l’augmentation des transferts en provenance des budgets nationaux n’est pas à la portée de tous. Certains pays, dont l’Allemagne qui a aboli le « frein à la dette » peuvent le faire, mais beaucoup d’autres, comme la France, sont au plafond de leur pression fiscale et de leur capacité d’endettement. Même si on trouve un peu de marge en « dépensant mieux », un slogan régulièrement invoqué par les partisans de l’austérité budgétaire, on ne pourra pas aller très loin dans cette direction. À moins de se lancer dans un endettement massif, si on estime nécessaire une forte croissance du budget européen, il faut lui trouver de nouvelles ressources, indépendamment des budgets nationaux.
Dans le passé, la Commission a fait, le plus souvent en vain, plusieurs propositions qui réduiraient la dépendance vis-à-vis des États membres. Dans le CFP, elle propose un système d’échanges des quotas d’émission (9.6 milliards d’€/an), un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (1.4 milliard), l’augmentation de la taxation des déchets électroniques non collectés (15 milliards) et des droits d’accise sur le tabac (11,2 milliards). Avec une contribution forfaitaire des grandes entreprises, sur laquelle nous allons revenir, ces recettes nouvelles devraient générer environ 58,5 milliards d’€/an aux prix de 2025. Mais ces nouvelles recettes sont en partie hypothétiques, comme l’indique la Cour des Comptes.
Les effets pervers de la course au moins-disant fiscal
Depuis longtemps, les fiscalistes étudient une réforme de l’impôt sur les sociétés qui fait débat et pas seulement à Bruxelles. Non seulement les grandes entreprises, notamment les multinationales, bénéficient des avantages du marché unique, mais l’accentuation de la concurrence fiscale entre les États membres a conduit à des baisses massives de l’impôt sur les sociétés, entraînant un manque à gagner important pour les Trésors publics.
Cette « race to the bottom » s’est accompagnée de transferts artificiels de bénéfices vers les pays offrant les taux les plus attractifs (moins de 15%). Avec la négociation de rescrits fiscaux (sweetheart deals), de nombreuses multinationales sont parvenues à des taux d’imposition encore plus bas. Sans être illégal, ce mouvement d’optimisation aboutit à des distorsions de concurrence et à des pertes importantes de recettes au détriment des pays ayant maintenu les taux les plus élevés.
Selon Tax Justice Network (TJN)[1], les pertes infligées par les pays « les moins disant » à d’autres (tax loss inflicted on others) s’élèveraient dans l’UE à 74 milliards d’US$/an, dont 55 milliards découlant du comportement des cinq pays les plus accommodants : en premier lieu l’Irlande (34,3 milliards), puis le Luxembourg (9 milliards) et les Pays-Bas (6,3 milliards), ainsi que Chypre et Malte (respectivement 3.6 et 1,8 milliards).
Un rapport spécial de la Cour des Comptes européenne[2] converge avec les conclusions du TJN. Il déplore le développement des « régimes fiscaux dommageables et l’évasion fiscale des entreprises » et ses effets négatifs, « comme une érosion des bases d’imposition étrangères et une répartition déloyale de la charge fiscale. » En clair, au moins cinq pays empêchent les autres de maintenir leurs taux d’imposition et développent des comportements préjudiciables à la bonne gestion du marché unique.
En septembre 2024, le cas de la firme Apple a fait l’objet d’un arrêt de la Cour de Justice de Luxembourg : la firme, qui ne payait que des sommes dérisoires d’impôt sur les sociétés, a dû verser 13 milliards d’€ au Trésor irlandais qui n’en voulait pas ; plusieurs pays ont alors revendiqué une part de ce versement. D’après The Economist[3], en apportant 83% de l’impôt sur les sociétés pour 10% des emplois, les multinationales ont fait de l’île un pays rentier, au détriment de ses partenaires. Telle que pratiquée en Irlande, mais aussi au Benelux, à Chypre et à Malte, la manipulation des prix de transfert a pris une dimension macro-économique, en devenant une source d’asymétries statistiques entre les comptes de la zone euro et des États-Unis[4].
La correction de ces déséquilibres est donc une question importante à plusieurs dimensions que nous ne pouvons pas développer ici.
D’une part, l’allègement de la fiscalité en faveur des multinationales crée de fortes inégalités entre les grandes et les petites entreprises : celles qui font le plus de bénéfices sont aussi celles qui paient proportionnellement le moins. En France, cette inégalité vient d’être rappelée par une note de l’INSEE du 2 septembre 2025 : selon des données de 2022, l’écart au détriment des PME serait de 50%[5].
D’autre part, de 1980 à 2020, le taux moyen de l’impôt sur les sociétés dans le monde est passé en moyenne de 50 à 24%[6]. Cet allègement de la charge fiscale des entreprises, auquel s’ajoute le versement d’aides publiques massives[7], qui résulte de mesures diverses mais convergentes prises depuis plusieurs décennies, serait de nature à faire peser un lourd fardeau sur le compte des ménages, contraint de financer des dépenses publiques très difficiles à réduire, compte tenu des protections existantes et du vieillissement de la population, menant vers un moins disant social déjà observé dans certains pays.
Les tentatives de la Commission
Du point de vue européen, une certaine équité fiscale est nécessaire au respect de la concurrence et à la bonne gestion du marché unique, des responsabilités qui sont du ressort de la Commission, la fiscalité proprement dite restant de la compétence des États membres et de décisions du Conseil à l’unanimité. Ensuite, il faut avoir la capacité de les faire appliquer, compte tenu du secret des affaires et des limites de la coopération fiscale. Dans une économie de libre circulation des capitaux, la marge d’action publique est donc limitée mais pas inexistante, comme on tente parfois de le faire croire.
La concurrence fiscale n’est pas seulement un problème interne à l’Union. En dépit des progrès réalisés dans la lutte contre les paradis fiscaux, des législations complaisantes se maintiennent aux portes de l’UE. Il faut aussi compter avec l’opposition des États-Unis : Donald Trump a volé au secours de ses multinationales et compte bien obtenir leur exonération des taxes européennes. Le monde serait-il devenu la proie d’une autre génération de « robber barons[8] », une nouvelle noblesse qui entend s’exonérer de ses charges ? En fait, les États membres ont perdu une partie de leur souveraineté fiscale, mais ils ont du mal à le reconnaître.
En raison de l’absence d’accords internationaux et suite à l’échec de l’OCDE à créer un consensus sur un montant minimal de l’impôt sur les sociétés, en attendant la mise en œuvre de la convention fiscale dans le cadre des Nations que TJN appelle de ses vœux, une éventuelle réforme repose maintenant sur la volonté politique de l’UE.
En dépit de son importance, les États membres qui exercent par ailleurs une surveillance attentive sur les dépenses, ne semblent pas très pressés d’accroître leurs recettes en luttant efficacement contre l’optimisation fiscale dont ils sont pourtant victimes. Au nom de leur souveraineté, il s’opposent aux propositions législatives de la Commission[9] et ne montrent pas non plus un zèle excessif à les appliquer quand elles sont décidées[10]. Aussi longtemps que les oppositions de certains d’entre eux se maintiennent, il est très difficile de progresser vers une gestion équitable de l’impôt sur les sociétés.
Telle qu’envisagée par la Commission, l’attribution d’une partie de celui-ci au budget de l’UE, pourtant justifiée par les avantages que recueillent les grandes sociétés du marché unique sans avoir contribué directement à son financement, ne sera pas facile à obtenir. Pourtant, l’harmonisation fiscale entre États membres serait aussi un moyen d’assurer de nouvelles ressources au budget communautaire et notamment de lui attribuer une contribution équitable des multinationales. Ce qui explique que celles-ci y soient tout à fait opposées, ainsi que les États membres les plus complaisants, qui comptent bloquer toute avancée dans ce domaine en abusant de la règle de l’unanimité.
La proposition CORE (Corporate Own Resource for Europe)
Déjà abordée dans une précédente chronique[11], l’affectation au budget européen d’une partie de l’impôt sur les sociétés est maintenant inscrite dans le CFP 2028-2034. Parmi les nouvelles ressources propres, la Commission propose une contribution forfaitaire des entreprises ayant un chiffre d’affaires supérieur à 100 millions d’€, suivant des procédures à déterminer ultérieurement. Son taux serait le plus souvent inférieur à 0,1%.
La Commission en attend 6,8 milliards d’€/an de recettes supplémentaires. Si elle était mise en place, il sera possible d’en augmenter le taux, encore très modique : à 1% du chiffre d’affaires, elle rapporterait 68 milliards d’€/an et bien davantage en cas de création d’assiettes fiscales consolidées au niveau de l’UE.
C’est une raison de plus pour ceux qui s’y opposent de la combattre avec énergie, en multipliant les objections techniques. Mais ces objections sont surmontables. Quant aux risques d’évasion vers des cieux plus cléments, il existe des moyens d’y faire face. Comme le montre l’impact de l’effet Bruxelles[12], si on peut comprendre qu’un État membre n’ait plus les moyens de défendre sa souveraineté fiscale, il en va différemment d’un ensemble de 450 millions d’habitants, pour autant qu’il en ait la volonté politique.
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[1] Tax Justice Network, State of Tax justice, novembre 2024.
[2] Lutte contre les régimes fiscaux dommageables et l’évasion fiscale des entreprises, rapport spécial n°27, Luxembourg 29 novembre 2024.
[3] Charlemagne, « The Emerald petro-state », in Charlemagne, The Economist du 14 juin 2025, p. 21.
[4] Voir la note du bloc-notes Éco de la Banque de France de Jérémi Montornès et Marie-Baïanne Khder, mise en ligne le 3 février 2021.
[5] « Les PME paient plus d’impôts sur les bénéfices que les grandes entreprises », Le Monde, 4 septembre 2025.
[6] Voir Mickael Sixdenier, On the Social Cost of Fiscal Dumping, Lower and Upper Bound Estimates: How much Race to the Bottom Hurts People at the Bottom, Master Thesis, Paris School of Economics (PSE), 47p. (Superviseur Thomas Picketty).
[7] Voir Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Le Grand Détournement. Comment milliardaires et multinationales captent l’argent de l’État, Allary Éditions, Paris, septembre 2025.
[8] Expression apparue en 1859 dans le New York Times pour caractériser les grands capitalistes sans scrupules du Gilded Age aux États-Unis.
[9] Qu’on ne peut pas détailler ici, notamment les directives européennes de coopération administrative dans le domaine fiscal (n°2011/16/UE et suivantes) et la proposition BEFIT, Business in Europe : Framework for Income Taxation (en français, Entreprises en Europe : Cadre pour l’Imposition des Revenus) de septembre 2023.
[10] Échanges d’informations fiscales dans l’UE : le système est solide, mais sa mise en œuvre laisse à désirer, rapport spécial de la Cour des Comptes européenne 03/2021.
[11] Voir « L’Europe doit investir », Futuribles, n° 464, janvier-février 2025.
[12] Voir les travaux d’Anu Bradford, repris dans Futuribles n° 437 de juillet-août 2020 : « L’effet Bruxelles, une stratégie d’influence ? »