Transformation numérique de l’État: encore un effort! edit
L’essor des startups d’État atteste une prise de conscience : l’administration peut innover. Depuis 2013, plus de 200 initiatives ont appliqué des méthodes agiles, du design centré sur l’usager et une évaluation rigoureuse de l’impact. Elles ont été développées par des équipes pluridisciplinaires (technique, design, business…), coachées par des mentors riches d’une expérience dans le secteur privé, souvent dans l’entrepreneuriat. Leur financement est conditionné à des résultats concrets, évalués par un comité analogue à celui d’un fonds d’investissement. Ce mode de fonctionnement, rappelant celui des startups du secteur privé, explique leur nom.
Les résultats sont remarquables, et on regrette que les gouvernements successifs n’aient pas donné plus de visibilité à la discrète révolution qu’ont amorcée ces initiatives. Même le terme de startup d’État est mal connu du grand public. Mais les services et dispositifs qu’elles ont développés, eux, sont connus et appréciés des usagers. Quelques exemples suffisent à le constater.
Le service « Mes Aides », intégré à Service-Public.fr, vise à aider les citoyens à identifier les aides sociales auxquelles ils ont droit. Des millions de simulations ont été réalisées, avec un impact social très concret : la réduction du non-recours aux prestations sociales.
Autre exemple emblématique, FranceConnect, véritable colonne vertébrale de l’administration numérique française, qui simplifie la connexion aux différents services publics en ligne, avec une seule identité numérique. Plus de 40 millions d’utilisateurs étaient actifs en 2025 ; et le dispositif a été adopté par plus de 400 services publics et partenaires privés.
Moins connu, SignalConso permet aux consommateurs de signaler facilement un problème rencontré avec un professionnel (fraude, pratique commerciale abusive, etc.). Plusieurs centaines de milliers de signalements ont été traités, ce qui atteste du rapprochement inédit des usagers avec les services de la répression des fraudes.
Enfin, la plateforme « Démarches simplifiées » facilite la tâche aux administrations qui souhaitent dématérialiser leurs démarches (formulaires, autorisations, inscriptions, etc.). C’est un outil en open source, facilement réutilisable par toutes les administrations, qui permet de transposer ou créer une démarche au format numérique sans avoir besoin de coder. Des milliers de procédures ont ainsi été dématérialisées, ce qui représente un gain considérable en accessibilité — pour les usagers — et en efficacité — pour les usagers et les administrations : réduction des erreurs, des délais et des coûts.
Ces quelques exemples ne sont que l’arbre qui cache la forêt. Les startups d’État, incarnations dans l’administration des approches agiles et lean, ont démontré leur capacité à simplifier les démarches et à améliorer les services publics. Pourtant, ces succès restent marginaux. Les startups d’État sont des îlots d’innovation dans un océan de complexité administrative. Leur passage à l’échelle bute sur des freins structurels : résistance au changement, manque de formation des agents, processus d’achat inadaptés, équipes réduites et difficultés d’attractivité face au secteur privé. Ce sont surtout des pansements sur une hémorragie.
Le constat dépasse la question technique. Malgré des dépenses publiques parmi les plus élevées d’Europe, la France recule dans les classements internationaux en éducation, santé et justice. Cette « dérosion » du service public — la dilution des moyens en croissance conjuguée à la dégradation de la qualité du service rendu, phénomène finement analysé par un récent rapport de l’Observatoire du Long Terme — est le symptôme d’un problème simple mais systémique : l’administration gère par les coûts, non par la valeur. Les projets numériques isolés ne peuvent compenser des décennies de cette logique défaillante.
Trois leviers pour une transformation en profondeur
Une vraie modernisation exige de passer d’une logique de projets numériques isolés à une stratégie systémique. Cela signifie trois choses.
D’abord, généraliser les méthodes agiles et lean et former massivement les agents aux compétences numériques. Ces méthodes — itération rapide, élimination du gaspillage, centrage sur la valeur — sont à l’origine de l’efficacité des entreprises qui délivrent le plus de valeur à leurs usagers. Leur efficacité opérationnelle est prouvée. Les startups d’État doivent cesser d’être des expériences et devenir la norme.
Ensuite, bâtir un « État plateforme » avec des infrastructures mutualisées : identité numérique, paiement, notification, circulation des données des usagers. Aujourd’hui, cette mutualisation n’existe pas ou peu. À titre d’exemple, plusieurs millions d’étudiants paient chaque année la contribution de vie étudiante et de campus (CVEC) au ministère de l’Enseignement supérieur, puis doivent justifier manuellement ce paiement auprès de leur établissement de formation ; deux services qui auraient pu être associés via une infrastructure commune de paiement, mais qui restent isolés. Cette absence de coordination numérique est la norme dès qu’il s’agit de faire dialoguer différentes administrations. Ces dysfonctionnements, symptômes d’une vision étroite du numérique, génèrent des millions de démarches inutiles et dégradent l’expérience des citoyens. Ils révèlent un double échec : celui de l’interopérabilité des systèmes et celui d’une approche encore trop cloisonnée du service public.
Enfin, replacer le numérique au cœur de la transformation. Aujourd’hui, les directeurs des systèmes d’information du service public sont avant tout des gestionnaires d’une informatique souvent obsolète, aux budgets d’investissement atrophiés. Leur agenda se concentre sur la maintenance plutôt que sur l’innovation, ce qui engendre des surcoûts, une complexité d’accès renforcée et une fuite des talents vers des environnements moins chaotiques. Or, cette mutation s’observe déjà dans le secteur privé : les DSI y sont devenus des chefs des opérations, des architectes de la transformation responsables de la qualité des services rendus aux clients. L’État doit suivre ce mouvement. Les DSI pourraient devenir les chefs des opérations de la mutation des services publics, responsables d’optimiser l’expérience utilisateur et de créer des solutions mutualisées entre administrations.
Le vrai défi, faire du numérique le pivot d’une administration plus fluide, plus efficace et respectueuse du temps des citoyens, n’est pas technique mais culturel. Il s’agit de passer d’une conception archaïque, cloisonnée et technicienne du numérique, à une approche intégratrice où les données circulent et les services communiquent.
Certes, cette transformation exige des investissements initiaux. Mais le coût d’opportunité de l’inaction — celui des millions d’heures perdues par les citoyens dans des démarches non dématérialisées, celui des systèmes informatiques obsolètes qui multiplient les coûts de maintenance et frustrant aussi bien les agents que les administrés, celui des talents du numérique qui fuient un système à bout de souffle — dépasse de loin celui de la modernisation.
Mais ce chantier doit impérativement veiller à ne pas creuser la fracture numérique. Un système d’information performant n’est un levier de transformation au service de l’intérêt général que s’il demeure accessible à tous. Sans accompagnement massif des publics éloignés du numérique — formation, médiation, maintien d’alternatives non dématérialisées —, la digitalisation de l’État risque de trahir la vocation même du service public : réduire les inégalités plutôt que les aggraver. L’efficacité ne peut se construire au prix de l’exclusion.
Il y a près de 200 ans, Tocqueville déplorait que le « péril d’innover » fût « le mot sacramentel de toutes les administrations[1] ». Les startups d’État ont fini par lui donner tort : l’État peut innover. C’est un début. Mais un début ne suffit pas. Il faut maintenant que l’innovation devienne systémique, que la culture agile devienne la culture de l’administration, et que le numérique cesse d’être une rustine pour devenir le ciment d’un service public enfin unifié et centré sur l’usager.
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[1] Alexis de Tocqueville, Oeuvres complètes, IV, I, p. 116, cité par Françoise Mélonio, Tocqueville, Gallimard, 2025, p. 157.
