L’enseignement professionnel piégé par l’inflation des stages edit

9 septembre 2025

L’enseignement professionnel a été proclamé cause nationale en 2023. Mais il est en grande difficulté et la dernière réforme ne fait qu’aggraver un problème méconnu. L’inflation des stages dans d’autres filières se fait au détriment de ces élèves qui en ont pourtant un besoin crucial ; et cette rareté favorise des accommodements parfois très discutables avec des entreprises dont la culture est à l’opposé de celle de la République.

Pour une grande partie des acteurs de l’Éducation nationale et, au-delà, des décideurs, les lycées professionnels publics n’occupent pas une place centrale dans la démocratisation de l’accès à la qualification scolaire et professionnelle, ce qui est pourtant leur vocation.

La mécanique de la relégation

Ce sont pour la plupart des établissements avec une population aux caractéristiques sociales particulières où les élèves, voire les personnels se sentent laissés pour compte, méprisés, ce qui facilite les comportements de repli. Ils sont composés majoritairement de garçons (plus de 58% des élèves), même si certaines sections sont quasi-exclusivement féminines (métiers du social et de l’aide à la personne), avec des élèves issus très majoritairement de populations cumulant les difficultés et souvent issues de l’immigration. Sans surprise, un fossé important sépare les établissements selon qu'il s'agit de lycées d'enseignement général et technologique (LEGT) ou de lycées professionnels (LP). Les LEGT ont un Indice de Position Sociale (IPS) moyen de 118, et 84,5% d'entre eux se situent au-dessus de la moyenne nationale. On trouve par ailleurs 99 LEGT parmi les cent lycées affichant les IPS les plus élevés. De leur côté, les LP présentent un IPS moyen de 86,8, et seuls 6,7% d'entre eux se positionnent au-dessus de la moyenne nationale. De plus, les LP représentent 76% des cent lycées affichant les IPS les plus bas.

Malgré des discours sur la « revalorisation de la voie professionnelle », l’image dominante de la voie professionnelle reste celle d’une voie destinée aux élèves « faibles ». Ne serait-ce que par le discours entendu de la part des enseignants de troisième ou de seconde, « si tu ne travailles pas mieux, tu iras en voie professionnelle ». Les élèves et leurs familles peuvent la vivre comme une relégation.

Cette voie apparaît d’autant plus singulière aux yeux des enseignants de collèges et de lycées généraux qu’à l’inverse de la voie générale où orientation vaut affectation, l’orientation en lycées professionnels s’accompagne du choix obligatoire de trois filières qui peuvent soit affecter l’élève très loin de son domicile, soit ne lui permettre aucune affectation, et dans ce cas, il sera orienté vers des filières où il reste des places. Ce type d’orientation conforte, de fait, le repli sur son environnement et les dérives communautaires.

La raison essentielle des difficultés de la voie professionnelle, c’est le choix cyniquement fait de « donner moins aux élèves qui en ont le plus besoin » avec toutes les conséquences, y compris pour la société tout entière, que cela peut entraîner. Ainsi, entre 2019 et 2024 les élèves ont perdu 169 heures d’enseignements généraux. Or l’enseignement professionnel en France a toujours voulu articuler le pratique à une bonne culture générale avec une dimension citoyenne et sociale. Le baccalauréat professionnel a été conçu  comme un outil de développement économique pour notre pays, dont la compétitivité s’était affaiblie, et un vecteur d’ascension sociale pour les moins avantagés, grâce à une culture générale enrichie et une formation professionnelle plus aboutie, permettant l’accès à des emplois de plus haute qualification.

La réforme de 2025 et son point aveugle

La réforme mise en place au printemps 2025 prévoit, après les épreuves du baccalauréat professionnel de mai, un « parcours différencié ». Deux voies sont possibles dans ce parcours dit « en Y » : l’une prévoit six semaines de cours, à destination principalement des élèves qui souhaitent poursuivre leurs études après le bac ; l’autre consiste en un stage (une « PFMP », période de formation en milieu professionnel) de la même durée, pensé surtout pour les élèves qui veulent intégrer le marché du travail. Or cette dernière disposition s’est heurtée au problème central du lycée professionnel aujourd’hui qui est, notamment dans les villes moyennes, l’inflation des stages en entreprises à tous les niveaux du système scolaire et universitaire (3e, 2de, BTS, Licence, Master), qui tarit le vivier possible de stages pour des élèves devant absolument en obtenir un pour la validation de leur diplôme.

Les chefs d’entreprise, face à l’inflation du nombre de demandes, sont enclins à choisir ceux qu’ils pensent le plus utiles pour leur entreprise et ce ne sont pas, la plupart du temps, les élèves des lycées professionnels, souvent affublés de mauvaise réputation, mais les élèves et étudiants des filières générales et universitaires. C’est la même logique au niveau des stages qui s’est développée dans le domaine de l’apprentissage où les formations CAP/Bac Pro qui représentaient 80% des formations en 2000 n’en représentant plus en 2024 que 37% pour 63% des formations du supérieur et où on peut constater que les apprentis préparant un diplôme de niveaux 7 et 8  (ingénieur, master) qui sont plus nombreux (24%) que ceux préparant un CAP (21%[1].

Cette situation peut avoir de graves conséquences pour la mise en œuvre des valeurs de la République dans le concret de la vie des lycées professionnels, car les chefs d’établissement se voit souvent contraints de trouver à tout prix des stages à leurs élèves. Cela peut entraîner un repli sur l’établissement, voire sur l’environnement immédiat, qui entraîne des risques de dérives communautaristes et de pressions religieuses à l’intérieur du lycée comme dans le cadre de la formation en milieu professionnel. Le risque existe, pour légitimer une certaine « paix sociale » dans l’établissement ou pour permettre à tous les élèves d’avoir un stage validant, de voir s’instaurer des pratiques communautaristes qu’il est souvent difficile pour un établissement seul de combattre, faute de solutions alternatives permettant aux élèves d’obtenir leurs diplômes. Le témoignage d’un professeur de lycée professionnel atteste de cette situation : « J’ai ainsi observé dans le secteur du bâtiment, au sein de la communauté turque, une organisation systématique des stages du lundi au jeudi, les vendredis étant à dessein laissés libres pour la prière à la mosquée ou des activités dans un centre culturel ».

Un chef d’établissement complète ainsi : « En lycée professionnel, nombre d’élèves se sentent, compte tenu de l’image de l’orientation en LP, rejetés, méprisés. L’appartenance communautaire est exacerbée : les origines sont mises en avant comme élément central de leur identité liée souvent à des dimensions religieuses (notamment musulmans ou évangélistes…), ce qui n’est pas sans poser des problèmes de vie scolaire liés au vivre ensemble, à la cohabitation entre communautés. »

Bien des témoignages sur les périodes de formation en milieu professionnel sont éloquents. Ce sont des moments où les valeurs fondamentales de la République telles que transmises à l’école, en particulier concernant l’égalité entre les femmes et les hommes, peuvent entrer en contradiction avec ce que vivent les élèves dans l’entreprise qui les accueille. Comme nous l’avons évoqué plus haut, il est alors difficile à l’établissement d’intervenir de crainte de ne pouvoir trouver un stage de substitution à l’élève concerné lui permettant d’obtenir son diplôme. Ce type de situations a été relevé à plusieurs reprises par les inspecteurs de l’enseignement technique. : « On découvre ainsi des PFMP communautaires qui ne sont pas questionnées avec parfois même des situations de ségrégation de filles dans ces stages ! »

Les inspecteurs soulignent aussi la responsabilité des chambres de commerce et des organisations professionnelles dans les dérives touchant aux valeurs de la République : « L’égalité filles-garçons est souvent mise en cause au travers de l’orientation « genrée » des stages.  Il arrive que des filles se voient interdites de stage dans certains métiers par leurs familles, voire parmi ceux qui seraient censés les accueillir dans l’entreprise, tel le secteur industriel, y compris au nom de prescriptions religieuses. Pour nous, la pression des chambres de commerce pour accepter, par exemple, l’organisation de stages en boucheries « hallal » ou dans des entreprises refusant en PFMP toute femme à des postes « industriels », fait partie de l’auto-censure cachée dans l’enseignement professionnel.»

Ils ont notamment signalé  avoir découvert que le travail du porc, sous la pression des organisations professionnelles, avait fortement diminué et était même devenu optionnel dans les référentiels des CAP cuisine ou boucherie, au nom du maintien d’un nombre suffisant de candidat à ces diplômes ; ils ont même indiqué que des pratiques similaires se mettaient en place « pour les garçons avec les métiers du soin, voire en cuisine concernant les plats à base de porc ou de sauces alcoolisées. Certains établissements ont même sollicité un imam à Créteil pour qu’il autorise des apprenants à goûter les sauces alcoolisées. »

Sortir du piège

La convergence des témoignages pose donc la question : comment assurer aux élèves de ne pas se trouver victimes de pratiques contraires aux valeurs de la République au cours de leur cursus scolaire ? Il apparait d’autant plus important de réagir que, selon les corps d’inspection, ces éléments ne sont pas tous signalés par les proviseurs par crainte de stigmatiser leur établissement, de ne plus trouver de stages « de proximité », voire d’être sanctionnés par les chambres de commerce ou le ministère du Travail : « Certains chefs d’établissement refusent de faire remonter les faits pour ne pas accentuer la stigmatisation qu’ils ressentent en tant que LP, par renoncement, par peur, par habitude, mais aussi pour ne pas se priver de lieux de stages, si difficiles à trouver pour les élèves de CAP et de Bac Pro. Lorsqu’on va en établissement, on entend beaucoup de récits de ce genre qui pourtant font l’objet de peu de remontées : pour les chefs d’établissement prime la volonté de garantir la paix sociale dans leur lycée et la possibilité de stages (PFMP) indispensables aux diplômes de leurs élèves. »

À partir de ces constats, la plupart des interlocuteurs et notamment les corps d’inspection réclament la mise en place au minimum de conventions tripartites entreprise-lycée professionnel public-élève pour garantir le respect des valeurs de la République et la laïcité pendant les périodes de formation validées dans le cursus de l’élève.

Comme l’indiquent les inspecteurs chargés de l’enseignement technique, il est indispensable de « mettre en place dans chaque établissement une réflexion sur : Que veut-on pour l’élève dans le cadre des lieux de stage pour ces périodes de formation en milieu professionnel (PFMP) ? Celui qui pilote la PFMP est le directeur délégué aux formations professionnelles et technologiques (DDFPT), nouveau nom des chefs de travaux. Or les DDFPT ne sont pas formés sur les questions de laïcité. Il faudrait les former ainsi que le Bureau des entreprises en LP pour qu’ils ne considèrent plus que ces questions de laïcité et de valeurs de la République ne les concernent pas. Il ne faut pas que le LP se sente isolé dans son objectif de formation par rapport à la société et notamment au modèle de l’entreprise. Il faut rédiger en ce sens les conventions de PFMP, organiser le suivi des élèves pour que la dimension éthique soit réellement présente. Nous pensons important que des réunions régulières se fassent au niveau de l’établissement ou du département avec les entreprises accueillant des élèves et il faut poser la question de l’acceptation d’entreprises à visée communautaire ou ne pratiquant pas une réelle égalité femmes/hommes. »

Une réforme en profondeur est nécessaire pour que la voie professionnelle donne envie et ainsi soit pleinement reconnue. Cela ne se fera pas tant qu’elle ne sera pas constituée en un parcours complet, conduisant, en continuité pédagogique, au baccalauréat professionnel puis au-delà, et ce sans que les élèves de la voie professionnelle n’aient à s’insérer dans des parcours conçus pour d’autres, et où ils sont ainsi condamnés, pour la plupart d’entre eux, à échouer.  Avec, à chaque étape, des bifurcations vers l’emploi ou la poursuite de formation. Elle doit apporter un plus de culture générale, développer les approches pluridisciplinaires qu’implique le caractère professionnel des emplois.

Tirer vers le haut l’enseignement professionnel, c’est non seulement accroître la compétitivité de notre économie, mais aussi contribuer à réduire le fossé qui subsiste entre la France de l’enseignement professionnel, et celle qui l’ignore !

Les citations des inspecteurs, chefs d’établissement, enseignants sont tirées du document du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République sur « La mise en œuvre du principe de laïcité dans l’enseignement professionnel ».

[1] Aurélie Demongeot et Mathieu Orzoni, « L’apprentissage au 31 décembre 2024 », Note d'information - DEPP, n° 25-44, juillet 2025.