Pourquoi il faut réguler les jeux vidéo edit

« Reclus, noyé dans ses jeux vidéo et les réseaux sociaux » : tel était, selon son frère, l’assassin de la mosquée de la Grand-Combe qui, en avril, a attaqué un musulman de vingt-cinq coups de couteau, filmant et diffusant son acte[1]. De même, l’adolescent qui, en juin, a poignardé une surveillante à la sortie d’un collège de Nogent, a mentionné de lui-même qu’il visionnait beaucoup de jeux vidéo mais sans que ni lui ni ses parents ne le considèrent pour autant comme « addict » (on se demande toutefois quel degré de lucidité sur ces pratiques il convient de leur attribuer). L’article du Monde qui relate l’affaire affirme néanmoins qu’il n’existerait « aucun signe de pathologie qui permettrait d’expliquer ce geste ». Voilà qui incite à reconsidérer le statut des jeux vidéo : ne faut-il pas prendre au sérieux l’hypothèse qu’ils seraient vecteurs de pathologies psychiques ?
C’est ce qu’a récemment proposé le psychologue Sébastien Dupont dans un article de Telos consacré aux « troubles psychopathiques : un point aveugle sur les violences adolescentes »[2]. Ces troubles présentent une frappante similitude avec les comportements mis en scène dans les jeux vidéo : « mépris et transgression des droits d’autrui », « incapacité à se conformer aux normes sociales », « tromperies intentionnelles », « bagarres ou agressions physiques répétées », « négligence de sa propre sécurité ou de celle d’autrui », « absence de remords », « indifférence à la souffrance d’autrui », « froideur émotionnelle, manque d’empathie et insensibilité morale ou affective » – le tout compromettant « l’intégration sociale » et conduisant à des « situations de délinquance, de marginalisation, voire d’incarcération ».
Et ne croyons pas qu’il n’y ait là, comme disent les adeptes du déni, « rien de nouveau sous le soleil » : car le dernier demi-siècle a vu une inflexion considérable des représentations culturelles de la violence, avec, rappelle encore Sébastien Dupont, « la mise en scène, visuelle et crue, de scénarios d’ordre psychopathique (violence froide et gratuite, torture, sadisme…) ». Or c’est un phénomène qui n’est plus réservé au cinéma d’auteur ou de genre mais s’est répandu dans les blockbusters tant appréciés des adolescents, où « c’est le héros lui-même, et pas seulement ses adversaires, qui peut commettre des actes de violence froide et arbitraire ». Plus récemment, ce type de violence s’est particulièrement illustré dans les jeux vidéo : le psychologue cite notamment Grand Theft Auto V, Call of Duty, Modern Warfare 2, Hitman… Le joueur n’y est plus, comme dans les films violents, en position passive, mais c’est lui-même qui « met en acte des violences répétées, virtuelles mais réalistes ».
Ces pratiques induisent-elles des comportements psychopathiques ? Il n’existe pas de consensus scientifique sur le sujet, mais comment pourraient-elles ne pas induire, au minimum, une forme de « désensibilisation à la violence », ou un « renforcement de traits de personnalité problématiques » ? Cette accoutumance à la représentation d’actes violents ne peut être considérée comme un simple reflet d’une augmentation globale de la violence dans nos sociétés : elle ne peut qu’y participer activement, par la modification des imaginaires et, à travers eux, des risques de passage à l’acte.
Le psychiatre Serge Hefez ne dit pas autre chose lorsqu’il commente l’affaire de Nogent, notant chez le jeune assassin l’absence d’empathie et de remords, la violence radicale, l’inconscience de la mort : « Rencontrer le monde à travers un écran ne permet pas au cerveau des enfants d’établir des connexions pourtant indispensables, et cela crée un rapport de plus en plus abstrait à la souffrance et à la mort » ; car, ajoute-t-il, « on n’éprouve pas d’empathie envers un écran. On éprouve des sensations, joie ou colère, plaisir ou déception, des sensations qui, parce qu’elles ne sont pas corporellement partagées, macèrent, s’enveniment, encombrent, deviennent un poids mort plutôt qu’une promesse de vie et de partage »[3]. Il y a là tous les signes d’un processus de « décivilisation », selon le concept élaboré par le sociologue Norbert Elias pour désigner le desserrement de l’auto-contrôle des pulsions et, notamment, des pulsions de violence et de destruction.
Faut-il s’y résigner, au nom de la « liberté » ou de la « modernité » ? En dépit des mises en garde des spécialistes (« ces questions appellent donc un débat global sur la légitimité de ces productions, et sur l’accès des adolescents à ces médias », estime Sébastien Dupont), l’on n’entend pas d’appel à appliquer aux éditeurs de jeux vidéo des obligations et des régulations analogues à celles qui existent dans le domaine des publications destinées à la jeunesse, ou dans celui de la diffusion des images pornographiques, sans même parler des interdictions touchant les contenus pédopornographiques. Et lorsqu’il est question d’interdire, c’est trop souvent sur le mode du « je sais bien (qu’il faudrait le faire), mais quand même (on ne va pas aller jusque-là ! ») : à peine évoquée, l’éventualité de l’interdiction est aussitôt recouverte par l’incitation vertueuse à davantage d’éducation (ainsi, Serge Hefez : « Certes des mesures d’interdiction ou de limitation d’écran, de restriction de l’usage des smartphones peuvent être de l’ordre du bon sens. Mais elles ne seront d’aucune utilité si ne se met pas en place une véritable politique d’alliance éducative et soignante visant à (…) cultiver une capacité d’empathie »).
C’est le même phénomène de déni ou d’aveuglement nourri de bonnes intentions qu’a abondamment documenté le pédopsychiatre Maurice Berger, spécialiste de la violence des mineurs[4] : il dénonce depuis longtemps le refus, pour des raisons idéologiques, de sanctions adaptées face à des agressions hyperviolentes. C’est d’ailleurs ce même déni, et ce même refus de l’interdit, que l’on constate régulièrement lorsqu’il est question des ravages des réseaux sociaux – l’idéologie libertaire rejoignant ainsi les intérêts mercantiles[5].
La régulation, l’interdit, la sanction semblent faire peur, là où c’est la violence effrayante et mortifère d’adolescents – et même, parfois, d’enfants – qui devrait nous terrifier, et nous inciter à agir, pour le bien de tous, y compris d’eux-mêmes. La difficulté de réguler voire d’interdire ne peut pas être un argument valable, puisqu’il existe bien des outils juridiques et techniques pour contrôler les productions audiovisuelles en matière de protection de l’enfance, de terrorisme, d’atteinte à la dignité. Quant à l’argument selon lequel les interdictions seraient forcément contournées, il incite à prévoir une surveillance et des sanctions efficaces, mais certainement pas à y renoncer – faudrait-il donc renoncer à sanctionner le meurtre au motif que son interdit risque d’être transgressé ?
Les bonnes raisons d’interdire existent, ainsi que les valeurs sur lesquelles elles reposent et, surtout, les instruments nécessaires pour cela. Encore faut-il avoir le courage de s’en emparer.
Il est temps de réguler drastiquement les jeux vidéo.
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[1] Le Monde, 5 juillet 2025.
[2] Sébastien Dupont, « Les troubles psychopathiques: un point aveugle dans les débats sur les violences adolescentes », Telos, 2 juillet 2025..
[3] « Nos enfants sont trop seuls face aux écrans », Le Monde, 22 juin 2025.
[4] Voir notamment son dernier ouvrage, Mineurs violents, État inconsistant. Pour une révolution pénale, L’artilleur, 2025.
[5] Cf. notamment Monique Dagnaud, « Le populisme médiatique », Telos, 27 avril 2023 ; ainsi que (à paraître), « Les ravages des réseaux sociaux », dossier coordonné par Nathalie Heinich et Valérie Kokoszka, Cités, n° 104.