Quelques leçons de la controverse sur la loi Duplomb edit

2 septembre 2025

La loi Duplomb a animé le débat politique pendant une bonne partie de l’été. Rappelons que cette loi visait à répondre à certaines demandes de filières agricoles, en réautorisant l’usage d’un insecticide néonicotinoïde, l’acétamipride, et en facilitant, sous certaines conditions, les projets de bâtiments d’élevage et de stockage d’eau, comme les mégabassines. Le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions concernant les pesticides, jugeant les possibilités de dérogation trop larges. Il n’a pas censuré le projet sur les mégabassines, mais a formulé à ce sujet une réserve d’interprétation en permettant de contester devant le juge l’intérêt général majeur des projets, ce qui risque de multiplier les contentieux.

Une pétition rédigée par une doctorante de 23 ans[1], s’opposant radicalement à la loi Duplomb, a recueilli plus de deux millions de signatures[2]. Le texte de la pétition dénonce « une aberration scientifique, éthique, environnementale et sanitaire » et « une attaque frontale contre la santé publique, la biodiversité, la cohérence des politiques climatiques, la sécurité alimentaire, et le bon sens. » « Nous sommes ce que nous mangeons, et vous voulez nous faire manger quoi ? Du poison », est-il encore écrit. Le nombre élevé de signatures recueillies constitue indéniablement un succès pour les détracteurs de la loi Duplomb. Sans faire injure au Conseil Constitutionnel qui a fait état dans sa décision d’arguments juridiques[3], on peut penser qu’il n’a pas été insensible à l’état de l’opinion que reflétait le succès de cette pétition. Au demeurant les fondements juridiques sur lesquels il s’appuie (la Chartre de l’environnement notamment) sont eux-mêmes le reflet de cette évolution de l’opinion française sur ces questions environnementales. Quelles leçons tirer de cette controverse et de son épilogue provisoire ?

La rupture de l’opinion avec le monde agricole

Une première leçon est que l’opinion semble être devenue très largement insensible aux arguments des agriculteurs. Le succès de la pétition en témoigne (même si, bien sûr, elle n’a été signée que par une infime minorité de Français), comme le fait qu’aucun contre-discours à celui dénonçant cette loi n’a trouvé d’écho médiatique et politique. Selon un sondage réalisé par l’institut Cluster 17 le 27 juillet, 61% des Français se disaient défavorables à la loi Duplomb, dont 46% « très défavorables ». Le rejet est donc net.

Pourtant, la France se targue depuis longtemps d’être une grande puissance agricole. Elle flatte aussi souvent ses racines rurales (rappelons-nous l’affiche de la campagne de François Mitterrand en 1981 représentant l’église d’un petit village). Mais la célébration de cette grandeur agricole semble passée de mise. L’agriculture française est d’ailleurs elle-même en déclin :  par rapport à ses concurrents la ferme France perd constamment en compétitivité. Comme l’expliquait un rapport du Sénat en 2022[4], en l’espace de vingt ans, l’Hexagone est passé du 2e au 5e rang des exportateurs mondiaux de produits agricoles. Parallèlement les importations alimentaires explosent, elles ont doublé depuis 2000 et représentent parfois plus de la moitié des denrées consommées en France dans certaines familles. La question de l’autosuffisance alimentaire du pays est donc posée mais l’opinion y semble insensible. Elle valorise un modèle fondé sur de petites fermes familiales, bien que celles-ci ne soient plus compétitives face à des concurrents européens, comme la Pologne pour les volailles, qui a quadruplé sa production depuis 2000.

La représentation idéale de l’agriculture qui prévaut dans l’opinion – le bio, de petites exploitations – ne correspond pas aux impératifs qu’impose la concurrence internationale. Au-delà même de la question des pesticides, c’est le fond du débat. La France peut choisir de ne pas s’adapter à ce modèle agricole compétitif – c’est un choix politique – mais elle devrait le faire en connaissance de cause et en ayant conscience des conséquences économiques et sociales (et pas seulement environnementales) d’un tel choix. Mais cette alternative n’a jamais été clairement posé dans le débat qui a accompagné la loi Duplomb. Dans une chronique assez virulente, Jean-Luc Demarty, ancien directeur général de l’agriculture de la Commission européenne et ancien conseiller de Jacques Delors, juge l’état de l’agriculture française désastreux et fustige l’aveuglement de la population à ce sujet : « Les Français aiment les agriculteurs, comme décoration dans le paysage, à la condition qu’ils produisent selon des techniques archaïques sur de petites surfaces. Ils n’ont aucune conscience que ce sont des entrepreneurs individuels qui travaillent beaucoup et qui mobilisent un capital personnel important en prenant des risques non négligeables. » écrit-il[5]. La phrase de Sandrine Rousseau déclarant qu’elle « n’en a rien à p… de  la rentabilité des agriculteurs » est vulgaire et outrancière, mais elle reflète bien au moins une partie de l’opinion.

Il est vrai que les agriculteurs représentent une infime minorité de la population et que leur poids politique est désormais faible. Ils ont pendant longtemps compensé cette faiblesse numérique par une organisation syndicale puissante, extrêmement solide et organisée (la FNSEA) qui, de fait, cogérait la politique agricole.  Mais cette époque semble révolue : la FNSEA est affaiblie, elle est concurrencée par d’autres organisations, plus radicales (dont certaines comme la Coordination rurale sont réputées proche de l’extrême-droite), ce qui ne contribue ni à accroître la cote d’amour des agriculteurs dans l’opinion, ni à apaiser le débat.

Confusion et incertitudes scientifiques

Dans une démocratie mature, des décisions politiques de ce type concernant les pesticides, la santé humaine et l’environnement, devraient pouvoir s’appuyer sur des travaux scientifiques aboutissant à un certain consensus sur les effets attendus de ces usages. Or, en ce qui concerne l’acétamipride, force est de constater que ce consensus a fait défaut, ce qui a introduit beaucoup de confusion et d’incertitude. En effet, on a pu lire dans la presse des avis de scientifiques – personnalités ou organisations – extrêmement divergents.

Le Conseil national de l’ordre des médecins, par exemple, a pris nettement position contre la loi Duplomb en mettant en garde contre « des substances susceptibles d'exposer la population à des risques majeurs » et en faisant appel au « principe de précaution ». De son côté, l’EFSA, l’agence de sécurité alimentaire européenne, n’a pas interdit l’acétamipride, se contentant d’abaisser le seuil (en le divisant par cinq) en dessous desquels ingérer la substance ne pose pas de problème. Ainsi, cet insecticide est-il autorisé dans tous les autres pays européens.

En réalité, la science est aujourd’hui incapable de trancher avec certitude. Le directeur de l’EFSA, Marco Binaglia, dans une interview à L’Express[6], explique que les analyses toxicologiques sur l’acétamipride sont extrêmement complexes et n’ont pas totalement abouti, jusqu’à présent, à des résultats démontrant un effet de causalité entre l’utilisation du produit et des effets supposés, par exemple, sur le développement des neurones chez l’enfant (ce que certaines études suggèrent mais ne démontrent pas).

C’est la difficulté de ce défi méthodologique que souligne également un chercheur de l’INSERM, Luc Multigner, épidémiologiste et coauteur du rapport Inserm 2021[7] sur les pesticides et leurs effets sur la santé. La démarche consiste à évaluer les effets toxicologiques dans des études menées en laboratoire sur des animaux soumis à de très fortes doses, pour ensuite déterminer à partir de quel seuil ces effets cessent de se produire. On cherche ensuite à extrapoler ces données aux humains en fixant des doses maximums d’exposition (en divisant le seuil par un facteur 100 ou 1000). Mais jusqu’à présent aucune étude n’est parvenue à des résultats incontestables car il faudrait mener ces études sur de très larges échantillons et les suivre pendant des années, voire des dizaines d’années ce qui n’a pas encore été fait.

Au bout du compte, on ne dispose pas de preuves que l’acétamipride constitue, aux doses où il est autorisé actuellement en Europe, un risque grave pour la santé humaine…mais on ne dispose pas non plus de preuves du contraire.

Dans ce contexte d’incertitude scientifique, c’est effectivement un principe de précaution qui s’applique. Le Conseil constitutionnel le fait de manière drastique en interdisant purement et simplement son usage (tout en laissant ouverte la possibilité de l’autoriser en limitant plus strictement son utilisation) ; l’EFSA le fait de manière plus souple en abaissant les seuils à partir desquels il peut être utilisé sans danger pour l’homme. Sur le fond, les démarches ne sont pas si divergentes, sauf évidemment pour les agriculteurs français qui sont totalement privés de son utilisation.

Au terme de ce tour d’horizon, la réflexion qui vient à l’esprit est que la polémique politique s’accommode mal des doutes et des incertitudes scientifiques. Le contraste est frappant entre les attitudes tranchées des responsables politiques et les propos nuancés des véritables experts des analyses toxicologiques.

[1] Elle est disponible sur le site de l’Assemblée Nationale.

[2] A partir de 100 000 signatures, les pétitions sont mises en ligne sur le site de l’Assemblée nationale ;  à partir de 500 000 signatures, la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale peut également décider d'organiser un débat en séance publique.

[3] Voir cette analyse de la décision par un juriste.

[4] https://www.senat.fr/rap/r21-905/r21-9051.html#toc9

[5] « Censure de la loi Duplomb : la politique agricole française est un désastre », L’Express, 11 août 2025.

[6] Publié le 26 juillet 2025.

[7] https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/