Les sociétés devant la guerre edit
Avec près de quatre ans de combats acharnés en Ukraine, quel bilan peut-on faire de cette guerre, chez les belligérants mais aussi en Europe ? Si sur le terrain le front progresse peu, au sein des sociétés on observe des dynamiques très différentes.
Partons du conflit proprement dit. Dans les airs comme en mer ni sur terre, la Russie n’a pas vraiment réussi à imposer une domination effective sur l’Ukraine. La guerre est devenue donc une guerre d’usure pour maintenir celle-ci dans une déstabilisation permanente en empêchant toute velléité d’intégration dans l’Europe. Loin de la stratégie initiale d’une opération spéciale limitée dans le temps, le conflit s’inscrit maintenant dans la durée et s’apparente à une véritable guerre psychologique. Même si les pertes sont énormes de part et d’autre avec plus d’un million de morts et blessés comptabilisés depuis trois ans. Un décompte précis est impossible, mais une estimation du ministère de la Défense britannique évalue le nombre de victimes russes à plus de 950 000, dont 200 000 à 250 000 morts. En juin 2025 le Center for Strategic and International Studies donne une estimation comparable, évoquant en outre 400 000 victimes côté ukrainien, dont 60 000 à 100 000 morts.
Ces chiffres considérables contrastent avec l’immobilisation de la ligne de front. Après les succès russes initiaux qui ont permis la conquête d’un cinquième du territoire ukrainien puis la contre-attaque de l’automne 2022 qui a permis d’en reprendre une partie, la ligne de front n’a guère évolué : l’armée russe grignote du territoire, mais n’aurait conquis depuis novembre 2022 qu’un peu plus de 1% de l’Ukraine. Cette guerre de positions rappelle les tranchées de la première guerre mondiale, mais la pluie incessante de drones rappelle que le front est partout. En déployant les nouvelles formes de sa guerre tactique sur des objectifs indistincts, à la fois civils et militaires, la Russie est capable de faire d’énormes dégâts de nuit comme de jour parmi les populations civiles ukrainiennes.
L’esprit de résilience et la résistance des Ukrainiens ont surpris les Russes, y compris des dirigeants qui avaient fini par croire à leur propagande d’un pays sans consistance et dont les russophones étaient forcément russophiles. Pour une majorité d’Ukrainiens, cette guerre incarne avant tout la défense de valeurs démocratiques et de la souveraineté de leur pays. Elle n’implique pas nécessairement un ralliement rapide à l’UE mais témoigne de l’adhésion aux valeurs acquises depuis Maidan en 2014[1]. Cette implication active de la société ukrainienne, quelles que soient les réticences d’une partie de la jeunesse devant la perspective d’aller au front, contraste avec le contexte chaotique russe, où la tradition impérialiste est indissociable d’un modèle organisationnel défaillant portant la marque de l’héritage soviétique. Ce modèle a été porté au front par des mercenaires issus de minorités appauvries, mais aussi d’ex-détenus constituant une armée finalement précaire, enrôlée pour des motivations pécuniaires. À l’opposé, le modèle militaire ukrainien apparaît non seulement comme innovant mais s’inscrit profondément dans un esprit de résistance générationnelle. De fait l’idée d’une démocratie à défendre, plus que d’un territoire à conquérir, donne une perspective durable aux Ukrainiens pour conforter leur volonté de se battre pour ces valeurs démocratiques[2].
Malgré d’importantes pertes humaines et attaques massives de drones Shahed iraniens fabriqués désormais en Russie et de missiles balistiques transférés de Corée du Nord, l’Ukraine a réussi ces derniers mois de spectaculaires percées militaires capable d’affecter certains sites industriels dans la région de Rostov ou de détruire comme en juin dernier des aéroports militaires russes jusqu’en Sibérie. Le ciblage méthodique des capacités de raffinage finit par avoir un impact sur le prix de l’essence et même sa disponibilité.
Guerre au quotidien, guerres aux frontières
La guerre s’immisce dans le quotidien. Un récent article de Novaya Gazeta, journal d’opposition russe en exil, citait le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov annonçant une série de restrictions économiques à l’échelle du pays sous forme de levées d’impôts du fait de l’état de guerre. Selon Peskov, « la société russe aujourd’hui devrait à nouveau être prête à devoir tout endurer bien que la grande majorité de la population de notre pays ait contribué à renforcer le président Poutine. Un fait absolument incontestable, reconnu et peu probable qu’il soit contesté[3]. » De fait, Poutine a été réélu en 2024 à plus de 88% avec un fort consensus malgré des élections truquées. Il applique à la lettre le programme de guerre qu’il avait préconisé dès 2021, sans toutefois en maîtriser les conséquences. En avril 2014, on parlait d’une guerre russe confinée au Donbass, en février 2022 d’une « opération spéciale », devenue invasion puis transformée peu à peu en guerre généralisée.
Expliquant la situation économique du pays sous l’effet des sanctions occidentales, le journaliste Anton Orekh précise : « Jusqu'à présent, nous avons toujours entendu dire que nos affaires allaient soit simplement bien, soit très bien. Un indicateur miraculeux a été trouvé. Et pas n'importe où, mais dans les calculs de la Banque mondiale. Selon ce paramètre, la Russie n'est certes pas sur le podium, mais devenue la quatrième économie mondiale. Peu importe que la plupart des Russes n'aient jamais vécu dans ce « monde » et n'y ont même jamais mis les pieds… La majorité de nos concitoyens n'ont pas de passeport étranger et ne sont jamais allés plus loin que leur capitale régionale. Pour eux, même Moscou n'est pas l'étranger, mais reste une autre planète… »
La Russie vit dans une réalité aux antipodes de l’Europe, bien que ses dirigeants commencent à mesurer maintenant le poids de cette histoire mortifère poursuivie par la politique de Poutine. Le 3 octobre dernier à Sotchi, le président russe dénonçait « l’escalade permanente et la militarisation de l’Europe », légitimant ainsi sa posture de chef de guerre qui fait l’ossature d’une économie de la mort, qualifiée en Russie de « smertonomika ». La Fédération a consacré en 2025 un budget d’environ 126 milliards de dollars à sa défense soit 400 millions au quotidien pour entretenir une armée de plus de 500 000 soldats mobilisés dans la guerre en Ukraine. Ce budget militaire absorbe plus d’un tiers du budget fédéral[4].
Dans un contexte morose marqué par de fortes inégalités sociales et territoriales, la smertonomika suppose une nouvelle centralisation et une étatisation de l’économie. Elle expose aussi la Fédération aux pressions de ses alliés. Renflouée par l’aide militaire chinoise et nord-coréenne sur le front ukrainien, la Russie soumise aux sanctions est maintenant obligée de faire des concessions majeures pour tolérer les investissements massifs chinois et la venue de plus de 50 000 travailleurs nord-coréens dans ses confins orientaux réputés stratégiques. La Chine a remplacé l’Union européenne en tant que premier acheteur d’énergie et fournisseurs de matériels en Russie avec des échanges commerciaux se chiffrant à plus de 240 milliards de dollars.
Une issue est-elle en vue ? La tentative de médiation américaine a fait long feu. Les Russes souhaitent toujours réinscrire les propositions initiales d’Istanbul de 2022 d’une demande de démilitarisation de l’Ukraine, qui n’aboutit jamais faute de garanties russes en contrepartie. Mais la question des territoires du Donbass occupés en partie par la Russie comme d’autres territoires plus à l’est bien que jamais vraiment vaincus militairement, n’a jamais fait l’objet de véritables discussions en profondeur. L’Ukraine n'accepte a priori aucun accord impliquant des concessions territoriales en faveur de la Russie, tout en insistant sur un cessez-le-feu global comme premier pas vers un accord de paix possible. Kiev rejette également l'offre récente de Poutine à Trump de geler le reste de la ligne de front si l'Ukraine retirait ses troupes des régions orientales de Donetsk et de Lougansk.
Guerre des sanctions, guerre des contributions
Au terme de futurs accords, Kiev insiste pour obtenir une indemnisation complète de la part de la Russie pour tous les dommages de guerre subis, qui pourraient être payés par l’ensemble des actifs souverains russes gelés dans de nombreux pays occidentaux. Du côté de l’UE, le levier des avoirs russes au-delà des seules sanctions, pose différents problèmes à la fois techniques et juridiques. L’UE vient juste de voter un 19e paquet de sanctions sur les hydrocarbures russes détournés et réexportés par pays tiers sous pavillon de complaisance. Au sein de l’UE tout assouplissement des sanctions ne devrait être accordé que si la Russie respectait un futur accord de paix tandis que les Etats-Unis sont bien plus empressés de renouer leurs relations commerciales avec la Russie. Celle-ci renforcée aujourd’hui par le soutien américain menace l’Europe de représailles et envoie des signaux par l’incursion d’avions, bateaux ou drones dans son proche espace frontalier.
Cette guerre a contribué à l’échelle de l’Europe à renforcer l’alliance militaire de l’OTAN, que la Suède et la Finlande ont décidé de rejoindre. Mais l’Europe « belliciste » décrite par Poutine reste une image de propagande. Le soutien à l’Ukraine toutefois se renforce graduellement, compensant en partie le désengagement américain. L’aide à l’Ukraine jusqu’ici a toujours été multiforme à la fois humanitaire et militaire. Le soutien de l’UE à l’Ukraine est estimé en 2025 à 167,4 milliards d’euros et dépasse maintenant nettement celle des Etats-Unis, soit 114,6 milliards d’euros. L’aide financière, économique et humanitaire de l’UE est chiffrée à 84,6 milliards, le soutien militaire à 59,6 milliards et l’aide aux réfugiés à 17 milliards, le reliquat étant constitué du produit des avoirs russes immobilisés[5].
Dans une Europe divisée face à la guerre en Ukraine, ce sont paradoxalement deux pays européens hors de l’UE qui restent les plus gros contributeurs individuels de l’aide à l’Ukraine, la Grande-Bretagne avec 24 milliards d’euros et la Norvège avec 43 milliards d’euros. En dehors de l’aide militaire à l’Ukraine par la France, évaluée à 3 milliards d’euros, l’aide médicale française avait été effective dès le début de la guerre en 2014. Depuis l’aide globale française en 2025 s’élève à 7,5 milliards, juste derrière la Suède et loin pourtant derrière l’Allemagne, les Pays-Bas ou le Danemark. L’Union Européenne concourt aussi à mettre en œuvre différents programmes pilotés d’aide humanitaire sur le terrain en termes d’assistance médicale alimentaire et sanitaire dans les régions les plus détruites. Le soutien médical passe donc essentiellement par une série d’aides multiformes comme de dons, où l’essentiel reste concentré au sein d’organisations spécialisées (Croix Rouge, Médecins du Monde ou Médecins sans Frontières, Aide médicale et Caritative France-Ukraine…). Certaines villes françaises ne sont pas non plus de reste dans le cadre d’accord de partenariats ou de jumelages avec des villes ukrainiennes pour apporter des aides ponctuelles. Pourtant pour une majorité d’Européens, cette guerre semble encore bien lointaine tandis que la sympathie envers les victimes s’étiole passée la stupeur de l’invasion de 2022, alors que la société ukrainienne marquée par l’usure de cette guerre s’efforce sans autres choix de combattre pour sa survie.
Guerre proche et lointaine
La plupart des budgets militaires en Europe viennent d’être votés à la hausse[6]. Mais de récentes enquêtes ont pointé que près de 70% des jeunes Européens ne seraient pas prêts à se battre en cas de mondialisation du conflit. Ainsi en Italie, un sondage du Centre d'études sur les investissements sociaux (CENSIS) montrait que même si environ un tiers des Italiens comprennent que leur pays pourrait être entraîné dans un conflit militaire au cours des cinq prochaines années en raison de l'instabilité mondiale et des guerres en cours en Ukraine ou au Moyen-Orient, seuls 16% des Italiens en âge d'être appelés sous les drapeaux seraient prêts à prendre les armes. Moins de la moitié soit 49% serait favorable au renforcement de l'OTAN. Un tableau confirmé par les résultats d'une étude similaire menée par le Conseil européen des relations internationales, selon laquelle seuls 17% des Italiens soutiennent l'augmentation des dépenses militaires (le taux le plus bas parmi une douzaine de pays européens). Cette culture nouvelle du pacifisme aux portes de l’Ukraine se retrouve aussi en Allemagne où près de 60% des jeunes Allemands refuseraient aujourd’hui de combattre. Au printemps 2025, un jeune journaliste et pacifiste allemand, Ole Nymoen, publiait un best-seller : Pourquoi je ne me battrai jamais pour mon pays[7].
En Autriche, on retrouve de mêmes ratios défaitistes sur l’engagement face à l’Ukraine : seulement 21% ont répondu par l'affirmative, tandis qu’au Royaume-Uni, ce rapport est de 49% contre 41%, en Espagne de 53% contre 47% et en France de 67% contre 29%. Seuls les pays européens ayant connu l’occupation soviétique, tout comme la Scandinavie aux frontières proches, inversent ces ratios en connaissance de cause.
Pendant la guerre froide, le pacifisme à l’ouest fut l’allié objectif des soviétiques envahissant tour à tour Budapest, Prague ou militarisant Cuba. Mais après une décennie de guerre en Ukraine, l’échec récurrent des efforts de paix et les limites de la dissuasion dans un monde devenu plus dangereux, les récentes menaces russes sur l’Europe suivies de démonstrations de force russes et chinoises, de surenchères nucléaires américaines et russes, concrétisent de nouvelles peurs. Elles concourent à brader au prix de milliers de morts encore les territoires occupés de l’Ukraine sans aucun gage d’avenir pour sa sécurité globale. Devant la guerre, les Ukrainiens à la veille d’un cinquième hiver de guerre n’ont guère d’autre choix que de continuer à se battre et survivre.
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[1]Kristian Feigelson, « Retour d’Ukraine: C’est arrivé près de chez vous », Desk-Russie, 15 juin 2025.
[2] Yuval Noah Harari, “Why Ukraine is winning War?”, Financial Times, 27 septembre 2025 ; Anna Colin Lebedev, Ukraine. La force des faibles, Paris, Seuil, 2025 ; voir aussi Dan Reiter et Allan C. Stam, Democracies at War, Princeton University Press, 2002.
[3] Anton Orekh, Novaya Gazeta, 29 septembre 2025 (en russe).
[4] https://desk-russie.eu/2025/05/29/leconomie-de-la-mort-des-pyramides-egyptiennes-aux-champs-de-bataille-en-ukraine.html et https://desk-russie.eu/2025/10/12/la-guerre-sans-fin-de-poutine-ambitions-imperiales-et-moment-de-verite-pour-leurope.html
[5] Voir les données du Kiel Institute.
[6] Cf. Evgeny Dobrenko, « Victimes et spectateurs de la guerre », Radio Svoboda, 25 août 2025 (en russe).
[7] Ole Nymoen, Warum ich niemals fûr mein Land, kämpfen würde, Rowohlt Verlag, 2025.
