Les Européens ont-ils tort de ménager Trump? edit

28 juillet 2025

Beaucoup de voix se sont élevées pour réclamer une attitude plus ferme des Européens vis-à-vis de l’administration Trump, qui alterne mesures protectionnistes, revendications inégales, chantage à la sécurité, désolidarisation des valeurs européennes, et prétentions territoriales sur ses voisins.

L’auteur de ces lignes envisageait, avant le début du second mandat Trump, quatre scénarios pour l’Union européenne : la fragmentation, le sursaut, la vassalisation et la « stratégie du dos rond ». Comme c’était prévisible, c’est cette dernière stratégie que les dirigeants européens semblent avoir choisie, évitant de rompre ou de surenchérir, mais cherchant à influencer et à négocier. Plusieurs raisons expliquent cette posture diplomatique qui n’est pas forcément la moins efficace.

La dépendance stratégique

C’est un fait que les Européens sont sous la protection américaine depuis la création de l’OTAN en 1949. L’élection de Trump, s’ajoutant au réarmement mondial et à la menace russe, n’a fait qu’accélérer la prise de conscience qu’ils doivent « assumer davantage la responsabilité de leur sécurité » (selon une phrase agréée par le Conseil européen depuis 2016) et « prendre leur destin en main » (selon les mots d’Angela Merkel en 2017), notamment par l’augmentation des dépenses militaires nationales (plan ReArm Europe de 800 milliards d’euros présenté par Mme von der Leyen en mars, qui repose essentiellement sur l’endettement des États membres). Les pays européens n’ont cependant pas esquissé la création d’une garantie de sécurité européenne qui se substituerait à la garantie américaine. Au contraire, ils ont tout fait pour garder les États-Unis à bord au sommet de l’OTAN à La Haye les 24-25 juin.

La guerre en Ukraine n’a pu que renforcer cette posture. Face aux risques de voir les États-Unis lâcher les Ukrainiens face à Poutine et passer des accords derrière leur dos, les capitales européennes ont habilement travaillé à assortir un possible cessez-le-feu de véritables garanties de sécurité (y compris par des déploiements terrestres au sol en Ukraine) et à influencer Trump et son administration face aux tentations de céder aux conditions maximalistes de Poutine. Ils ont aussi renforcé leur aide à l’Ukraine, qui dépasserait désormais celle des États-Unis, y compris au plan militaire. Certes, tous les pays européens ne se sont pas montrés disposés à envoyer des troupes, mais il est intéressant qu’un format « Weimar + », incluant les Britanniques, et rappelant les « Big 6 » d’avant le Brexit (les six principaux États membres de l’UE), a pu se formaliser à cette occasion (rencontre de Londres le 12 mai).

On a parfois dit que les Européens s’étaient couchés face à Trump en acceptant de relever de 2% (seuil fixé après la première crise ukrainienne en 2014) à 5% du PIB le niveau de leurs dépenses militaires. Mais on peut aussi voir les choses sous un autre angle. Ils ont réussi à faire venir Trump à un sommet de l’OTAN. La garantie de l’article 5 est explicitement réaffirmée. Le seuil des 5% se subdivise lui-même entre dépenses militaires à proprement parler (3,5%, proche du niveau dépensé par les États-Unis eux-mêmes) et dépenses d’investissements dans les infrastructures et dans le civil (1,5%), ces seuils étant à atteindre en 2035 (dans dix ans !), avec une clause de réexamen en 2029 (sous la prochaine présidence américaine). Les Européens promettent de soutenir la coopération transatlantique dans l’industrie de défense, mais dans le même temps les Français faisaient admettre à leurs partenaires une sorte de « Buy European Act » dans le règlement SAFE (l’emprunt commun de 150 milliards d’euros pour financer la hausse des dépenses militaires), avec un minimum de 65% de composants européens dans les acquisitions (en principe). Sur l’Ukraine, le communiqué (très court) n’évoque plus la perspective d’élargissement de l’OTAN, mais réaffirme un « soutien dans la durée », et cette position manifeste un réel virage dans l’approche de Washington, déçu par le manque de réponses sérieuses de Vladimir Poutine aux offres de paix.

C’est donc une séquence diplomatique réussie qui couronne l’effort coordonné des principaux pays européens, qui sont parvenus tout à la fois à préserver l’alliance transatlantique, à muscler leur propre effort, et à éviter le scénario d’une mauvaise paix en Ukraine.

Les conflits commerciaux

Un résultat similaire pourrait-il couronner l’épreuve commerciale en cours entre les deux rives de l’Atlantique ? Rappelons d’abord que l’Union européenne avait très largement échappé à la vindicte de l’administration Trump I, dirigée en premier lieu contre les partenaires les plus proches des États-Unis (renégociation de l’ALENA avec le Canada et le Mexique) et contre la Chine. Le second mandat a débuté de façon beaucoup plus offensive, avec la rafale de droits de douane annoncée lors du « Liberation Day » du 2 avril, aussitôt suspendue sous l’effet du dévissage des bourses et pour donner le temps de négocier.

L’Union européenne doit naviguer entre plusieurs contraintes. Elle considère toujours les États-Unis comme un allié, malgré les postures idéologiques préoccupantes affichées par la nouvelle administration (cf. le discours de J. D. Vance à Munich), et ne peut jouer sérieusement la carte d’une réorientation vers la Chine, considérée comme un « rival systémique » selon une expression consacrée depuis 2019. Les économies européenne et américaine sont aussi tellement imbriquées, non seulement au niveau du commerce mais aussi au niveau des investissements, que le premier intérêt (mutuel) est de préserver cette interdépendance, créatrice de richesse.

Au plan interne, certains pays comme la Hongrie et l’Italie ont affiché leurs sympathies pour Trump, le Royaume-Uni a dû faire cavalier seul après le Brexit (cf. l’accord commercial du 8 mai), l’Allemagne songe d’abord à préserver ses exportations (70 milliards d’euros d’excédent commercial avec les États-Unis en 2024), et la France navigue entre ses aspirations traditionnelles à une Europe autonome et souveraine et ses propres intérêts commerciaux (aéronautique, produits pharmaceutiques, boissons), jouant un rôle utile d’aiguillon pour renforcer la position de négociation européenne. Mais la politique commerciale est une compétence « exclusive » (c’est-à-dire fédérale) de l’Union, elle est conduite par la Commission et se décide à la majorité qualifiée, et cette unité est aussi un atout dans la négociation, empêchant Washington de diviser ses partenaires européens.

Au plan externe, compte tenu de la puissance du marché européen (plus vaste que le marché américain en nombre de consommateurs), il est théoriquement plus facile de tenir tête, de créer un rapport de force favorable, face aux prétentions américaines. Mais l’UE est limitée dans ses possibles représailles par le fait qu’une bonne partie des exportations américaines sont des produits primaires dont elle a besoin (énergie), et qu’il est difficile de traiter avec une administration qui fait beaucoup de communication mais a du mal à s’organiser pour négocier professionnellement. Les Européens ont évité de surenchérir sur les tarifs américains et ont maintenu certains outils de représailles au niveau des menaces (instrument anticoercition, taxe sur les services numériques).

Les négociations qui se sont engagées ont été menées avec l’objectif d’aboutir à un accord mutuellement bénéfique. Elles se sont terminées par une victoire américaine symbolique (une surtaxe asymétrique des importations en provenance d’Europe, déjà acceptée par plusieurs pays dont le Royaume-Uni et le Japon, et destinée à rééquilibrer le déficit commercial américain), mais en préservant la relation transatlantique d’un point de vue économique et en sauvegardant un certain nombre d’intérêts européens majeurs (aéronautique, boissons, voitures…).

«L’art du deal» à l’européenne

Les Européens peuvent facilement se désunir lorsqu’il s’agit de s’opposer aux États-Unis. Mais dans les six derniers mois ils ont affiché un bon niveau d’unité et de coordination, en évitant de braquer Trump, en préservant le cadre transatlantique, en ménageant l’avenir, tout en marquant leurs lignes rouges. Et leurs divergences d’intérêts et d’analyses ont pu être surmontées au profit d’une stratégie convergente.

La négociation est différente selon les sujets. Sur les questions « politico-militaires », les Français et les Anglais sont traditionnellement à la manœuvre, et les derniers mois ont d’ailleurs permis de solder la brouille franco-britannique « post-Brexit » (cf. la visite d’État du Président de la République à Londres en juillet). Sur les questions commerciales, c’est plutôt la Commission européenne et l’Allemagne qui ont le leadership, même si la Commission doit veiller à une négociation équitable pour l’ensemble des États membres.

Cette manière européenne de ménager Trump en apparence tout en défendant ses intérêts avec diplomatie ne doit pas prêter à rougir. Évidemment, il serait préférable que les Européens soient capables de s’affirmer davantage à travers un vrai « sursaut » d’unité et de puissance, et l’évolution du monde (protectionnisme et tensions géopolitiques) doit les encourager à accélérer sur le terrain de la réciprocité des échanges et sur celui de l’autonomie stratégique, comme les Français y poussent depuis longtemps. Mais dans l’état actuel de la construction européenne et des rapports de force mondiaux, la stratégie du moindre mal permet de gagner du temps et de préparer l’avenir.