Les enjeux de l’élection polonaise edit

Le second tour de l’élection présidentielle polonaise risque de produire l’inverse de l’élection roumaine qui vient, à la surprise générale, de donner la victoire à un candidat modéré pro-européen, Nicosur Dan, contre un nationaliste de la droite dure, George Simion. Arrivé en tête au premier tour (31,5%), le maire de Varsovie, Rafal Trzaszkowski, libéral pro-européen, ne garde qu’une assez faible chance de l’emporter au second tour face au candidat du PiS, Karol Nawrocki (29,5%). En effet, le candidat de la Plateforme citoyenne de Donald Tusk semble n’avoir qu’un faible réservoir de voix pour le second tour (10% des candidats de gauche), alors que Nawrocki peut compter sur un report probable des électeurs de deux candidats, encore plus à droite et totalisant 21% : Slawomir Mentzen, présenté par la Konfederacija, un ultra-trumpiste, nationaliste xénophobe et libertarien sur l’économie ; ainsi que Grzegorz Braun aux propos fascisants voir antisémites, « protégé » par son immunité d’eurodéputé.
Comment expliquer ce résultat ? Et surtout quel est l’enjeu de ce scrutin pour la Pologne, pour l’Europe centrale et pour l’Union européenne ?
Ni la dynamique économique forte de la Pologne (certains investisseurs hésitants face aux incertitudes du marché américain se tourneraient même, selon le Financial Times, vers la bourse polonaise prometteuse !), ni les succès indéniables de la présidence polonaise de l’Union européenne de Donald Tusk ne sont portés au crédit du gouvernement. En un an et demi il n’a pas fait de vraies réformes et son candidat n’avait pas de thème fort à proposer dans la campagne. Son souci principal était de ne pas laisser d’espace à son rival du PiS : fermeté sur l’immigration, le pacte migratoire européen n’était qu’un pas insuffisant dans la bonne direction. Ni sur l’avortement, la loi n’a toujours pas été assouplie, ni sur d’autres questions de société, il n’a voulu confronter son adversaire. Difficile dans ces conditions de mobiliser l’électorat jeune et urbain qui avait permis l’alternance à la fin de 2023.
Il y a aussi les profils opposés des deux candidats : Trzaskowski, le maire de Varsovie, est un intellectuel libéral, modéré dans ses propos, pro-européen parlant cinq langues. Face à lui Nawrocki, un tempérament combatif d’ancien boxeur, avec quelques liens dans le milieu à Gdansk, mais aussi historien, ancien directeur du Musée de la Deuxième guerre mondiale à Gdansk puis celui de la Mémoire nationale à Varsovie, qui lui ont permis d’imposer la version PiS de la politique mémorielle. Dès son arrivée au Musée de Gdansk il s’efforça d’effacer l’héritage de son prédécesseur, l’historien Pawel Machcewicz, qui cherchait à tenir compte des débats des années 2000 sur des questions sensibles telles que le comportement de certaines parties de la population polonaise face à la Shoah pendant la guerre (les deux livres de Jan Gross, Jedwabne et Les Voisins avaient eu un retentissement considérable). Nawrocki, devenu directeur de l’Institut de la Mémoire Nationale, privilégiait la construction d’un récit national d’une Pologne résistante, victime de l’histoire et surtout de ses deux grands voisins, la Russie et l’Allemagne.
Ceux-ci ont aussi joué un rôle dans la campagne qui vient d’avoir lieu. Il y a en Pologne un consensus total sur la menace russe et la nécessaire augmentation massive des dépenses de défense décidée par le gouvernement Tusk : de 2% en 2022 à 4% en 2024 et 4,7% en 2025. Mais très vite des différences se sont exprimées sur la relation avec l’Ukraine : pas sur le soutien à sa résistance à l’agression russe, mais sur les aides apportées après l’arrivée massive de migrants ukrainiens, soit 1,5 million rien que pour la première année du conflit dont une partie s’est depuis déplacée vers l’Allemagne ou d’autres pays de l’UE. Mais surtout : la droite nationaliste, PiS et Konfederacija , ont relancé le contentieux historique sur les massacres en Wolynie de plus de cent mille Polonais par les nationalistes ukrainiens entre 1943 et 1944. Toujours soucieux de ne pas laisser d’espace à ses adversaires du PiS, le gouvernement Tusk aussi a établi un lien entre l’acquiescement à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et la contrition ukrainienne sur le passé qui ne passe pas de la Deuxième Guerre Mondiale.
Dans la même veine, le candidat Nawrocki et le PiS utilisent une politique mémorielle antiallemande contre Trzaskowski, le gouvernement Tusk et sa politique européenne. Lors de l’investiture de Donald Tusk au Sejm en décembre 2023, Kaczynski, leader du PiS, hurlait : « Vous êtes un agent allemand » !
Dans le discours de la droite nationaliste et du candidat Nawrocki, revient le thème récurrent d’une Allemagne qui doit payer les réparations pour les destructions de la dernière guerre et qui aujourd’hui domine l’Europe. L’anti-germanisme se prolonge dans un euroscepticisme souverainiste. Nowrocki président apporterait une dissonance par rapport à l’orientation résolument pro-européenne du gouvernement Tusk.
Il y a un triple enjeu à l’élection présidentielle en Pologne.
D’abord l’enjeu intérieur, à savoir la possibilité de démanteler un régime « illibéral » hérité des année PiS (2015-2023) sans recourir à des moyens illibéraux. Or, élu président, Duda Nawrocki pourrait même durcir cette position, en bloquant les réformes, refusant de signer certaines lois ou les nominations proposées par le gouvernement dans la justice, à commencer par la Cour Suprême où trois chambres sur cinq sont contrôlées par des juges nommés par le PiS. Il va sans dire que l’expérience polonaise en la matière aura une portée plus large à commencer en Europe centrale.
L’enjeu centre-européen est tout aussi important. La région est divisée entre deux pôles, la Pologne de Donald Tusk et la Hongrie de Viktor Orban qui s’opposent tant sur la conception de la démocratie (libérale vs autoritaire) que sur la Russie et la guerre en Ukraine. La Pologne de Tusk et Trzaskowski fait le lien entre la défense de la démocratie européenne face à la guerre de Poutine. Les pays Baltes sont sur la même position. Viktor Orban se voit en chef de fil de « trumpistes » eurosceptiques allant du slovaque Fico à Simion en Roumanie ou, or UE, Vucic en Serbie. Les Tchèques penchent du côté polonais, la Slovaquie de Robert Fico du côté hongrois.
La même semaine le président ukrainien Zelensky était accueilli à Prague alors que Fico se rendait à Moscou à l’occasion des commémorations du 9 mai. Fiala, premier ministre tchèque, a coordonné une initiative européenne pour livrer des munitions à l’Ukraine ; Fico, qui avait adhéré au parti communiste le jour en 1987 où Ronald Reagan lançait son fameux « Mr Gorbachev, tear down this wall ! », vient de se rendre à Washington au congrès des conservateurs trumpistes CPAC. Comme Trump il a survécu à un attentat et vient de commémorer le premier anniversaire par un rassemblement, exhibant dans le journal la photo de son ventre avec ses cicatrices…
Exit le groupe de Visegrad (Pologne-Hongrie-République tchèque-Slovaquie), retour du triangle de Weimar, France-Allemagne-Pologne, comme nouvel axe stratégique de l’UE. La France vient de signer à Nancy un traité avec la Pologne sur le modèle de celui signé avec l’Allemagne. Au départ, en 1991, le triangle avait pour but principal d’offrir un cadre pour un rapprochement, une réconciliation polono-allemande. Malgré les efforts de Bronislaw Geremek lorsqu’il fut ministre des Affaires étrangères il y a plus de vingt-cinq ans, il n’a que rarement accompli sa mission. C’est en train de se réaliser grâce à l’évolution de la position française sur la Russie, un nouveau gouvernement allemand prenant pleinement la mesure de ses responsabilités face aux enjeux de sécurité européenne, un retour de la Pologne de Donald Tusk au cœur de l’UE, élément-clef de la transition géopolitique de l’Europe dont le centre de gravité de l’UE se déplace vers l’Est.
L’élection de Rafal Trzaskowski permettrait de poursuivre et renforcer cette orientation. Celle de Karol Nawrocki risque de l’entraver surtout quant à la dimension polono-allemande du Triangle de Weimar. Elle risque aussi de continuer à bloquer les réformes envisagées par le gouvernement Tusk, aggravant son impopularité. Il reste néanmoins l’hypothèse d’une cohabitation entre un président de la droite national-souverainiste et un gouvernement libéral pro-européen contribuant à atténuer la polarisation politique, liée à la coupure entre les deux Pologne (grandes villes / petites villes et milieu rural, entre les Nord-Ouest et les Sud Est). Hypothèse (très) optimiste et piètre consolation pour le camp libéral, mais parfois ses échecs ne sont pas incompatibles avec la consolidation d’une culture politique démocratique.
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