Pourquoi la Russie ne respecte jamais les accords avec ses voisins edit

14 juillet 2025

Depuis 2022 et le début de la guerre d’invasion totale que la Fédération de Russie mène en Ukraine, les tentatives de négocier une trêve, un cessez-le-feu, un armistice ou une paix se sont multipliées. Pourtant, aucune initiative en ce sens ne saurait être prise au sérieux, non parce qu’à l’évidence aucune paix n’est éternelle, mais parce que la Russie n’y accorde aucune valeur, en raison d’un double comportement politique et historique. Premièrement, elle ne respecte que les grandes puissances et les accords passés avec elles. Elle cherche d’ailleurs sans relâche à être elle-même reconnue comme une grande puissance. Deuxièmement, elle soumet ses voisins moins imposants, qu’elle considère comme des proies et dont elle ne reconnaît fondamentalement pas la souveraineté. Cela inclut la remise en cause systématique de leur indépendance et de tout accord qu’elle signe dès qu’un aspect lui est défavorable.

Dans cette optique, le droit international n’a aucune valeur ; il n’est qu’un moyen parmi d’autres pour atteindre ces buts. Cette attitude n’est pas propre à son président, Vladimir Poutine : elle s’inscrit dans une tradition séculaire de l’État russe.

Au cours des siècles passés, l’expansionnisme russe en Europe a emprunté principalement trois modes d’expression : l’appropriation territoriale en dehors du droit, la signature puis la violation d’accords internationaux et la déstabilisation politique de ses voisins convoités, associée à une revendication constitutionnelle opportune. Tout cela avalisé, en creux, par l’inaction occidentale. 

L’appropriation territoriale en dehors du droit: un long héritage expansionniste

Cela fait longtemps que la Russie n’attend pas de posséder formellement un territoire pour se l’approprier. Déjà, lors de la troisième guerre russo-ottomane, de 1686 à 1700, la Russie fonda en 1698 la ville de Taganrog, dotée d’un port militaire, deux ans avant que l’Empire ottoman ne lui cède ce territoire lors du traité de Constantinople qui mit fin au conflit. Ainsi, l’empire continental russe accéda pour la première fois à une mer libre de glace l’hiver, la mer d’Azov. Cette politique d’appropriation en dehors du droit fut poursuivie lors de la Grande guerre du Nord, de 1700 à 1721, face à la Suède. Le pouvoir russe occupa la région suédoise d’Ingrie à partir de 1702 et l’acquit formellement avec le traité de Nystad en 1721, dix-neuf ans plus tard. Pourtant, le tsar Pierre Ier y fonda Saint-Pétersbourg en 1703, ville qu’il érigea en capitale impériale en 1712. Le fait est particulièrement révélateur : la nouvelle ville incarnant le centre du pouvoir russe se situe sur un territoire qui ne lui appartient pas. Le message est autant politique que symbolique : jamais la Russie ne renoncera à cette ville, peu importe le droit.

L’annexion sauvage vaut pour une région comme pour un État. Ainsi, à l’issue de la sixième guerre russo-ottomane de 1768 à 1774, les deux belligérants signèrent une paix par le traité Koutchouk-Kaïnardji, dans lequel ils reconnurent l’indépendance du khanat de Crimée, jusque-là vassal de l’Empire ottoman. Mais en vérité, le réel but de la Russie fut de s’emparer du pays tatar et sa large façade sur la côte nord de la mer Noire. L’impératrice Catherine II attendit neuf ans, soit 1783, avant d’annexer la Crimée, reniant ainsi le traité. Toujours en 1783, la Russie et la Géorgie (royaume de Kartl-Kakhétie) signèrent le traité de Gueorguievsk, selon lequel la première fut chargée d’assurer l’intégrité territoriale de la seconde, prise en tenaille entre les empires perse et ottoman. En retour, la Géorgie céda à son immense voisine septentrionale le contrôle de sa politique étrangère. Mais en 1801, après dix-huit ans de protectorat, la Russie cessa de reconnaître l’indépendance géorgienne et incorpora le royaume.

Signature et violation d’accords internationaux

À la fin de la Première guerre mondiale (1914-1918) et durant la guerre civile russe (1918-1921), le nouveau pouvoir en place à Moscou, désormais bolchévique, signa une série d’accords avec ses possessions perdues, au nom des principes de paix et de liberté des peuples dont il se fit l’étendard. En réalité, il échoua à restaurer la totalité des frontières de l’Empire russe. En pratique, le but du régime dirigé par Lénine fut d’assurer sa pérennité.

Ainsi, des traités de paix et de reconnaissance mutuelle furent signés en 1920 avec l’Estonie, la Finlande, la Géorgie, la Lettonie et la Lituanie, puis en 1921 avec la Pologne. Les dispositions allèrent parfois très loin en matière de coopération, de bon voisinage, de prévention des conflits, de protection vis-à-vis d’États tiers, de neutralisation militaire et de renonciation par la Russie soviétique à tous ses droits datant de la période impériale. Or, dès 1921, un premier traité fut violé par la Russie : elle envahit puis annexa la Géorgie, État indépendant depuis 1918, doté d’une constitution démocratique et progressiste.

En dépit de cette funeste expérience géorgienne, plusieurs nouveaux États européens poursuivirent leur politique de signature d’accords avec l’ancienne puissance dominante. De sorte que l’Union soviétique signa des pactes « de non-agression et de règlement pacifique des différends » avec : la Lituanie, en 1926 et en 1931 ; l’Estonie, la Finlande, la Lettonie et la Pologne, en 1932 et 1934. Elle adopta des accords complémentaires de ces traités de paix : délimitation de la frontière avec la Finlande, en 1922, et avec l’Estonie, en 1927 ; procédure de prévention des conflits frontaliers avec la Pologne, en 1933 ; « convention de définition de l’agression », avec la Lituanie, en 1933.

Dès 1939, l’Union soviétique débuta une série de ruptures de traités, puis d’annexions. Après avoir signé avec l’Allemagne nationale-socialiste un pacte de non-agression et de partage des pays situés entre eux, dit pacte Ribbentrop-Molotov, la puissance communiste s’empara, comme prévu, de la partie orientale de la Pologne au cours des premiers jours de la Seconde guerre mondiale, en septembre 1939.

Quelques jours plus tard, l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie « choisirent » de s’allier avec la peste soviétique contre le choléra allemand. Ces trois jeunes républiques signèrent donc des pactes d’assistance mutuelle : assistance militaire en cas d’agression, fourniture de matériels de guerre, établissement par l’Armée rouge de bases militaires, aucune possibilité d’alliance avec tout État qui menacerait l’un d’entre elles. Et, sans surprise, le scénario géorgien de 1921 se répéta. En dépit des récents accords de protection, les trois anciennes possessions russes furent agressées et annexées en 1940. Durant cet intervalle, la Finlande résista à la tentative soviétique de reconquête totale lors de la Guerre d’hiver (novembre 1939-mars1940), même si le « pays des mille lacs » dut céder une partie de son territoire. 

Déstabilisation politique et revendications constitutionnelles opportunes

En 1991, la volonté d’expansion de la Russie parut connaître un coup d’arrêt décisif avec la reconnaissance de toutes les indépendances et les frontières des quatorze républiques qui composaient – outre la République de Russie elle-même – l’Union soviétique. Pourtant, dès l’année suivante, le pays dirigé par le Président Boris Eltsine recommença à porter atteinte à la souveraineté territoriale de ses nouveaux voisins en utilisant la déstabilisation et le droit.

En Moldavie, depuis 1992, la Russie maintient dans la région de Transnistrie son armée et soutient une république sécessionniste et autoproclamée, qui a organisé des référendums de façade pour demander son rattachement à la Russie – pourtant distante de plus de 550 km à vol d’oiseau.

En Géorgie, à la même période, la Russie soutint le séparatisme des régions d’Abkhazie et d’Ossétie-du-Sud, avec, en plus, une guerre. Elle fournit des troupes de « maintien de la paix » et en profita par la même occasion pour y établir des bases militaires. Vint la guerre russo-géorgienne de 2008, à l’issue de laquelle les présidents français Nicolas Sarkozy (au titre de sa présidence semestrielle du Conseil européen) et russe Dimitri Medvedev s’accordèrent sur un plan de sécurité supervisé par l’Union européenne et applicable au territoire géorgien reconnu internationalement, donc incluant les deux régions sécessionnistes. Mais quelques jours plus tard, la Russie reconnut les indépendances abkhaze et sud-ossète, ce qui rendit le plan caduc.

En Ukraine, un procédé similaire fut utilisé entre 2014 et 2022 pour les régions de Crimée, de Donetsk, de Kherson, de Louhansk et de Zaporojié, mais il fut poussé plus loin : la Russie pilota, arma et encadra des groupes séparatistes qui proclamèrent l’indépendance de républiques fantoches, reconnut ces mêmes républiques, y organisa des référendums factices portant sur leur rattachement à la fédération, puis « accepta » de les incorporer. Ce geste constitua une violation du traité bilatéral d’amitié, de coopération et de partenariat signé en 1997, par lequel la Russie reconnaissait formellement les frontières ukrainiennes. Ce traité ne fut pas reconduit et expira en 2019. À cet égard, la signature avec l’Ukraine des accords de Minsk 1, en 2014, et de Minsk 2, en 2015, qui devaient créer un cessez-le-feu, organiser un retrait des troupes et mettre en place l’autonomie des régions de Donetsk et de Louhansk au sein de l’Ukraine, n’était pour la Russie que de pure façade.

En 1994, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique signèrent les mémorandums de Budapest pour l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan. Les trois puissances furent chargées d’assurer à ces trois États leur indépendance, leur intégrité territoriale et la protection contre toute attaque, militaire comme économique, en échange d’un démantèlement de leur arsenal nucléaire. Ces engagements s’appliquèrent aussi aux trois puissances garantes. Pourtant, la Russie mena contre l’Ukraine deux « guerres du gaz » en 2005-2006 et 2008-2009 : la première interrompit l’approvisionnement de la seconde sur fond de désaccords relatifs au prix du gaz, au montant des impayés et d’accusations de vol. À l’agression économique succéda l’agression territoriale.

En 2014, l’adoption d’une réforme constitutionnelle russe a marqué une nouvelle étape dans son histoire territoriale. La Fédération a modifié l’article 65 de sa constitution, qui prévoit l’intégration ou la création de nouvelles régions parmi les « sujets ». Celui-ci a établi la liste des « entités constitutives de la fédération de Russie » – qui n’a de fédération que le nom. Elle a ainsi intégré la Crimée, en tant que région, et Sébastopol, avec le statut de ville d’importance fédérale, au même titre que Moscou et Saint-Pétersbourg. En 2022, elle a fait de même avec les régions de Donetsk, de Kherson, de Louhansk et de Zaporojié, sans en occuper la totalité, ce qui permet à la Russie d’affirmer, du point de vue de sa constitution, que c’est l’Ukraine qui occupe une partie de « ses » régions. Actuellement, l’armée russe occupe une infime partie des régions ukrainiennes de Kharkiv, de Mykolaïv et de Soumy. Il suffira aux autorités russes de procéder comme en 2014 et en 2022 pour les revendiquer officiellement. Elles peuvent d’ailleurs en faire autant avec tout territoire de tout pays, même sans l’occuper.

Hier comme aujourd’hui, les traités et accords que la Russie signe avec ses voisins ne sont qu’une étape préparatoire d’une annexion future de ces territoires, dès que les conditions sont réunies.  

L’inaction occidentale

Cette chronologie montrant la profondeur et l’invariabilité des intentions russes ne doit nullement masquer les faiblesses répétées et la responsabilité pleine et entière de ce qui fut appelé, encore récemment, le camp occidental, caractérisé par la pratique du « deux poids, deux mesures », par du prosélytisme démocratique et, enfin, par la faillibilité de sa parole et de ses actes envers ceux qu’il affirme soutenir.

Au cours des années 1920 et 1930, les États occidentaux reconnurent l’Union soviétique et signèrent des traités d’assistance mutuelle, enterrant la reconnaissance et le soutien apportés au gouvernement géorgien en exil (réfugié en France à partir de 1921).

L’Occident ne reconnut jamais les annexions de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie par l’Union soviétique en 1940, sans que cela n’ait constitué un obstacle à l’établissement de relations et de coopérations bilatérales avec l’empire communiste pendant et après la Seconde guerre mondiale.

En 1941, le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique adoptèrent la Charte de l’Atlantique, qui bannit toute conquête territoriale ou modification des frontières sans le libre consentement des peuples. L’Union soviétique l’adopta. Pourtant, lors de la conférence de Téhéran en 1943, le Premier ministre britannique, Winston Churchill, et le Président étasunien, Franklin D. Roosevelt, acceptèrent les revendications territoriales de Joseph Staline sur les possessions européennes de l’ex-Empire russe. Plus grave, dans le cas des futures frontières polonaises, ils l’appuyèrent même. Au surplus, en 1975, l’Occident entérina tacitement les conquêtes soviétiques depuis 1939 dans un texte dépourvu de portée contraignante : dans l’acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, les États des blocs de l’Ouest et de l’Est, réunis à Helsinki, déclarèrent respecter « l’intégrité territoriale de chacun des autres États participants » et l’« inviolabilité des frontières » sur le continent.

Le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique n’ont pas honoré leur rôle de garants dans les mémorandums de Budapest de 1994, toujours en vigueur. Du reste, ces accords ne contiennent aucun mécanisme de contrôle et de sanction, tant vis-à-vis des États signataires que des tiers, ce qui les rend inopérants.

En 2008, la guerre russo-géorgienne n’empêcha pas l’Occident, pourtant soutien affiché de la Géorgie, de continuer de traiter avec la Russie par la suite. Les sanctions économiques adoptées à l’encontre de la Russie à la suite de la brève guerre de Crimée en 2014 et son annexion au détriment de l’Ukraine ne débouchèrent pas sur un arrêt des relations entre l’Occident et la Russie. Au surplus, l’Allemagne et la France parrainèrent les deux accords de Minsk, en 2014 et en 2015, relatifs aux républiques séparatistes de l’est de l’Ukraine et pilotées par la Russie. Ces textes sont critiquables, mais leur violation, tant par la partie ukrainienne que la partie russe, fut tolérée – le président français, François Hollande, confia même qu’il n’en eut jamais l’intention, pour offrir un temps de répit à l’Ukraine –, ce qui mit à mal, une fois de plus, la parole européenne et sa flexibilité vis-à-vis du droit international qu’elle brandit pourtant comme une valeur absolue.

Le véritable tournant est finalement intervenu avec la guerre d’invasion totale de l’Ukraine par la Russie en 2022, avec l’arrêt par les Occidentaux des relations politiques, culturelles, sportives et avec une réduction des relations économiques et diplomatiques avec l’agresseur. Face à la constance expansionniste russe, l’Occident, puis les Européens, se sont inscrits à leur tour dans une logique de constance vis-à-vis de la Russie. Encore faut-il assumer d’aller jusqu’au bout dans l’appui à la souveraineté ukrainienne et à celles de tous les pays européens frontaliers de la Russie.

À l’aune de la continuité et de l’invariabilité des velléités expansionnistes du tsarat de Russie (1547-1721), de l’Empire russe (1721-1917), de la Russie soviétique/Union soviétique (1917-1991) et de la fédération de Russie (depuis 1991), il reste aux Européens trois grandes options pour véritablement protéger et assurer la souveraineté et l’indépendance des États et des peuples du continent convoités par leur immense voisine. La première est de soutenir un traité de paix et de tenir sa parole, en vertu du droit international, fût-il au prix d’une inévitable violation par la Russie. La deuxième option consiste à soutenir un traité de paix et à ne pas respecter volontairement les termes, sachant que la Russie en fera autant, quitte à ce que les États européens dévalorisent davantage leur signature et leur crédibilité, et affaiblissent eux aussi le droit international. Enfin, sachant que la Russie ne négocie, en réalité, rien, et qu’elle ne vise qu’à imposer ses vues et sa volonté, la dernière option est de tout mettre en œuvre pour la mener à la défaite militaire, et subséquemment à la défaite politique, tout en préservant ce qu’il reste de droit international.