Retour sur le sixième sommet de la Communauté politique européenne edit

Le 16 mai dernier, l’Albanie accueillait le sixième sommet de la Communauté politique européenne (CPE) et constituait, pour quelques heures, l’intense foyer de discussions sur la sécurité et l’avenir du continent européen. Pour un « petit » Etat européen, au PIB modeste (officiellement un peu plus de 17 Mds€ en 2024) et à la population réduite (moins de 2,5 millions d’habitants mais avec une diaspora de plus d’un million), il s’agit d’un coup de maître diplomatique. Longtemps isolée en Europe du fait de la dictature communiste de Hodja, encore affaiblie par une sortie du communiste chaotique, l’Albanie de 2025 confirme son statut régional, réaffirme sa vocation européenne et consacre ses ambitions internationales.
Après avoir officiellement accédé au statut de pays candidat à l’UE en 2014, puis ouvert les négociations en octobre 2024, le « pays des aigles », déjà membre de l’OTAN depuis 2009, accélère sa trajectoire européenne, au sens large et au sens communautaire. L’organisation de cette sixième édition d’un sommet de la CPE, peu remarquée par le grand public, atteste surtout de l’émergence d’un élément d’une nouvelle architecture de la sécurité européenne, appelée de ses vœux par le président Macron lorsqu’il lança en 2022 l’idée d’une instance informelle de coopération intergouvernementale, dans le contexte de l’agression russe en Ukraine : la CPE est un forum propre européen où tous – petits et grands, otaniens ou non – ont vocation à se saisir des enjeux du continent. Après l’organisation de la CPE en 2023 par la Moldavie, la détermination et la capacité de certains « petits » pays, comme l’Albanie aujourd’hui, à s’adapter à la donne mondiale en accueillant ce sommet sont des signes à prendre en compte. Quelle est la « recette » de ce succès diplomatique ?
Un succès personnel pour le Premier ministre Rama
L’accueil, sous les parapluies, que le Premier ministre albanais a réservé aux dirigeants du continent a, à lui seul, démontré le nouveau softpower de l’Albanie. Organiser un sommet réunissant une cinquantaine de chefs d’Etat et de gouvernement européens et des différentes institutions européennes mais aussi des secrétaires généraux du Conseil de l’Europe, de l’OTAN et de l’OSCE est un succès indéniable en termes de nation branding. Une semaine seulement après des élections législatives qui lui ont donné une majorité absolue, le francophone et francophile Edi Rama aborde paisiblement son quatrième mandat de quatre ans. Certes son principal et éternel opposant du parti démocrate, 80 printemps, ancien président puis premier ministre, Sali Berisha, (blacklisté par l’administration Biden pour corruption mais ayant bénéficié lors de la campagne des conseils du stratégiste trumpiste Chris LaCivita), conteste la régularité du processus électoral et notamment l’utilisation disproportionnée par le vainqueur de sa position de pouvoir et d’influence tout au long de la campagne.
Toutefois, les nombreux signes de soutiens et les accolades du Président Macron ou de la Présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, et la présence autour de la table de tous les responsables des Balkans occidentaux, des pays caucasiens, du Président Erdogan et du Président Zelenski valent légitimation internationale. Car le Premier ministre albanais est passé maître dans le pilotage de son pays, dans un contexte régional des Balkans occidentaux qui demeure décevant, malgré les nombreux efforts des 27 Etats membres et des institutions européennes pour accélérer leur adhésion à l’Union européen. L’homme aux baskets blanches et aux cravates improbables pourrait désormais parvenir à réussir son pari de boucler les négociations d’ici trois années et devenir le 28ème membre de l’UE d’ici 2030. C’est en tout cas ce qu’il a promis lors de sa campagne électorale. Ainsi l’ouverture des blocs de chapitres progresse, l’alignement du pays avec la PESC est depuis longtemps systématique, les réformes demandées sont actées, permettant au Président Macron, lors de cette deuxième visite à Tirana en moins de 20 mois, d’être confiant sur la tenue de cet agenda, car « l’Albanie montre le chemin »…
Deux indices complémentaires permettent de mieux cerner la dynamique diplomatique en cours.
La proximité avec la Turquie du Président Erdogan n’est pas simplement l’héritage d’une occupation ottomane de plus de cinq siècles jusqu’en 1912. Un intérêt réciproque bien compris, à partir d’un accord de libre échange entre les deux pays depuis 2008 (élimination de tout droit de douane), un accord de coopération militaire signé en février 2024, de nombreux investissements de TIKA (l’agence de coopération turque) pour des restaurations culturelles et pour la construction de la plus grande mosquée dans la région, de nombreux investissements économiques en échange de la fermeture d’écoles musulmanes ou l’expulsion d’opposants supposés Gülenistes...
Deuxièmement, l’étroite relation avec l’Italie ne date pas de Giorgia Meloni, puisqu’il est estimé que 500 000 ressortissants albanais résideraient en Italie. Les échanges humains et économiques réciproques sont quotidiens et les PME italiennes sont omniprésentes dans le pays. Mais l’actualité récente se porte sur une initiative plus controversée : un accord bilatéral pour la construction et la gestion de deux centres d’accueil et de détention de migrants (de 1000 places et à terme 3000, sous complète surveillance et juridiction italienne) signé en novembre 2023. Il s’agit de transférer et d’enfermer les migrants stoppés en mer avant de pouvoir renvoyer dans leur pays d’origine les déboutés du droit d’asile. Près de 800 millions d’euros dépensés dénoncent les oppositions pour la détention de quelques migrants alors que la justice italienne renâcle et prochainement la cour européenne devra se prononcer sur la liste des pays sûrs dans lesquels les renvois seraient ainsi autorisés. En accommodant aussi complaisamment la Présidente du Conseil italien sur un de ces thèmes de campagne permanente, Edi Rama contribue cependant à faire avancer la réflexion commune sur l’évolution de nos politiques migratoires en Europe, sujet, du reste, aussi à l’ordre du jour du sommet à Tirana.
L’accueil de la CPE par l’Albanie a permis de démontrer et son savoir-faire diplomatique éprouvé au fil de ses précédentes primatures et ses réseaux européens œcuméniques (Macron et Meloni), et son influence extra-européenne (Turquie). Cette réussite personnelle peut-elle profiter à la CPE dans son ensemble ?
La CPE, un forum continental adapté aux crises actuelles
Le bilan sommaire de ce sixième sommet de la CPE confirme l’intuition du président français lorsqu’il avait proposé un tel forum lors de la Présidence française de l’Union européenne en 2022. Les premiers sommets de la CPE ont pu donner l’impression de tâtonner alimentant les critiques des contempteurs de cette nouvelle « usine à gaz ». Pourtant, observer le déroulé de ce qui s’est passé à Tirana prouve l’utilité d’une telle plateforme de rencontre, de discussions et d’influence. La guerre en Ukraine, le délitement de la démocratie américaine et l’avènement d’une réalité internationale alternative aux fondements d’un ordre international démocratique et respectueux de la règle de droit poussent les nations européennes à imaginer un futur continental plus coordonné si ce n’est plus intégré. En ce sens, la CPE, forum léger et non contraignant, purement intergouvernemental, est très adapté aux besoins de la conjoncture internationale. La CPE est bien plus qu’un « Davos » européen mais beaucoup moins lourde qu’un sommet européen.
Le thème qu’a choisi Edi Rama pour inviter ses homologues en collaboration avec le Président du Conseil européen, Antonio Costa, « New Europe in a new world: Unity – Cooperation – Joint action » résume parfaitement le travail à mener.
Au-delà de l’Union européenne, il convient d’imaginer une nouvelle architecture de sécurité du continent, mais aussi de l’approfondissement d’un marché de 400 millions de consommateurs et d’une géographie dont les frontières doivent permettre une meilleure régulation des différentes mobilités. En rien une alternative à l’Union européenne, à son nouvel élargissement en cours dont les négociations d’adhésion doivent se poursuivre selon les modalités prévues, au mérite, en respectant les critères pour ne pas mettre à risque le fonctionnement et le processus décisionnel de l’Union européenne, qui doit lui aussi s’adapter au même pas. Mais l’ambition, apparemment admise par les participants, est d’offrir à cet espace géographique, composé d’espaces nationaux encore trop fragmentés, ignorant sa potentielle force, un lieu d’échanges et de possibles actions.
Voulue également par le Président français, même si les forces de résistance ont été nombreuses (y compris par la Présidence du Conseil européen), un début d’institutionnalisation légère a été décidée, avec une « équipe de coordination et de soutien » qui en collaboration entre la Présidence du Conseil européen et la Troïka des pays qui se chargent de l’organisation d’un des deux sommets annuels (le prochain aura lieu au Danemark en octobre 2025) ne pourra à terme que favoriser la mise en place de coalitions de pays sur des thématiques liées à la sécurité géopolitique, à la protection du fonctionnement de nos démocraties ou au renforcement de la sécurité économique de cette « Europe large ».
Après des débuts difficiles et incertains, handicapée par son origine française et affaiblie par la concurrence des autres forums, la CPE a démontré, notamment dans ses éditions 2023 et 2024, son utilité pour réunir les dirigeants au-delà de l’Union afin d’avancer les discussions sur des thèmes d’intérêt collectif. Elle n’est plus une « fête des voisins » mais une plateforme de discussion nécessaire.
Par-delà l’organisation de l’événement et par-delà les symboles qui s’y sont déployés, le 6ème sommet de la CPE a souligné un avantage comparatif des Européens sur la scène internationale. Face aux déchaînements des coups de menton et aux élans impérialistes, le forum a souligné que l’Europe est le lieu où on peut et on doit « jouer collectif » notamment du fait de la pluralité et de l’émiettement des centres de décisions. Contre le primat du bilatéralisme, du rapport de force et du conflit, la CPE a continué à célébrer la concertation libre et large, la coordination consentie ainsi que la coexistence entre « petits » et grands États.
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