Les trois enjeux de la Communauté politique européenne (CPE) edit

1 juin 2023

À sa naissance, le 6 octobre 2022, la Communauté politique européenne (CPE) a suscité au mieux le scepticisme, au pire les railleries. Assimilée à un « machin » inefficace et cosmétique par les réalistes, elle a pourtant trois effets politiques concrets dès cette semaine : rappeler le soutien européen à l’Ukraine dans un moment décisif ; ancrer l’ancienne République Socialiste Soviétique de Moldavie à l’Europe au moment où elle redoute la déstabilisation et surtout juguler les forces centrifuges et déstabilisatrices, au Moyen-Orient et dans les Balkans.

Cosmétique des «machins» et évolutions diplomatiques

Depuis leur apparition et leur multiplication, on aime à critiquer les sommets, les forums et les organismes internationaux : de l’ONU au G20 et du Forum de Paris sur la Paix aux Conférences des Parties (COP), ils sont régulièrement considérés comme des « machins » pour reprendre l’expression utilisée par Charles De Gaulle pour désigner l’Organisation des Nations-Unies (ONU), dans son discours du 10 septembre 1960, prononcé à Nantes. Qu’il s’agisse d’Hubert Védrine ou de Henry Kissinger, les réalistes aiment à dénigrer l’inefficacité de ces formats diplomatiques surtout s’ils sont multilatéraux, récents et tentent de réunir par-delà les alliances traditionnelles.

Toutefois, la créativité en matière de diplomatie européenne n’a rien de choquant, au contraire. Les évolutions géopolitiques sont si rapides et si drastiques qu’elles réclament des innovations et donc des démarches d’essais et donc d’erreur. Rappelons les conditions (conjoncturelles) qui ont présidé à la création de la Communauté Politique Européenne : la volonté de présenter à la Russie un ensemble de 47 États voisins lors de son invasion de l’Ukraine ; la nécessité d’éviter une dérive franche de la Turquie vers la Russie et le constat de nécessaire lenteur des processus d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN.

Dès cette semaine, la CPE remplit sa vocation, de sorte que le « machin », peut-être éphémère, produit des effets politiques souhaités par ses créateurs et ses promoteurs. C’est que son temps, son lieu et son format sont particulièrement pertinents dans la conjoncture actuelle.

Le temps: rappeler le soutien à l’Ukraine à un moment critique

La deuxième réunion de la CPE répond à une conjoncture très pressante : l’annonce et la préparation d’une contre-offensive ukrainienne dès la fin de l’époque de la raspoutitsa, le dégel suivi de l’embourbement du terrain dans les plaines d’Europe orientale. Ni « attaque de la dernière chance » ni campagne décisive, cette contre-offensive est cruciale pour Kiev à de multiples égards. Elle prendra place juste avant les élections générales prévues dans le pays à l’automne et avant que les États-Unis ne sombrent dans leur narcissisme électoral inhérent à l’hiver qui précèdent les présidentielles outre-Atlantique. Elle sera réalisée au moment où les armements, les formateurs et les renseignements européens auront été ventilés dans les forces armées ukrainiennes. Et surtout, elle interviendra au cours de la deuxième année du conflit afin de montrer que l’Ukraine ne se résigne pas au statu quo qui le priverait d’environ 20% de son territoire.

La réunion de la CPE en Moldavie cette semaine réaffirme – avec des nuances – le soutien de 47 États limitrophes à l’intégrité territoriale ukrainienne, au respect de la légalité internationale et au refus de l’utilisation de la force pour résoudre les différends internationaux. Cela pourrait sembler trivial si la force n’avait fait son grand retour dans les relations intra-européennes depuis plus d’une décennie. Et surtout, la CPE crée cette convergence sans exiger de ses États parties une unité parfaite dans la politique de sanctions. Pis-aller ou solution pragmatique, peu importe : le format est pertinent et efficace pour la conjoncture ukrainienne.

Le lieu: ancrer la Moldavie en Europe

Organiser la deuxième réunion de la CPE à Chisinau, en Moldavie, a également un effet politique immédiat qui sert la stratégie de l’Union européenne au-delà de son strict cadre institutionnel et territorial.

Tenir ce sommet dans la capitale de l’ancienne République Socialiste Soviétique de Moldavie indique clairement à la Russie que l’Europe ne reconnaît pas d’aire d’influence intangible à la Fédération de Russie. De même qu’elle s’était étendue en 2004 non seulement à des démocraties populaires mais également à d’anciennes RSS (Estonie, Lettonie, Lituanie), de même, les Européens, au sens très large, manifestent leur refus d’une nouvelle partition de l’Europe entre, d’une part, l’Europe américaine et, d’autre part, l’Europe russe. C’est un effet minimal car négatif mais il a le mérite de contester ce que certains à Moscou considèrent comme une évidence historique.

En outre, la CPE se tient quelques mois après que Maia Sandu, présidente de la Moldavie, ait déposé officiellement la candidature de son pays à l’adhésion à l’Union européenne et dénoncé les tentatives de déstabilisation de son pays marqué par une partition de fait depuis son indépendance en 1991. Les Européens marquent ainsi que la partition de la Moldavie n’est pas plus acceptable pour eux que celle du continent dans son ensemble.

Là encore, la CPE peut apparaître comme une institution conjoncturelle. Mais qu’importe sa solidification en bureaucratie tant que l’effet politique recherché est obtenu.

Le format: éviter les découplages

Enfin, la liste des participants est à elle seule une victoire pour la cohésion du continent. Bien entendu, l’unité est loin d’être réelle. Plusieurs États jouent ouvertement un cavalier seul : la Turquie du président nouvellement réélu Erdogan n’applique pas de sanctions à la Russie et tend ses bras à ses hydrocarbures, ses capitaux et ses touristes ; la Serbie du président Vucic joue de ses alliances traditionnelles avec la Russie pour capter une énergie bon marché et des capitaux russes tout en continuant à bénéficier de la bienveillance due aux États candidats à l’Union européenne. L’Arménie et l’Azerbaïdjan utilisent l’œcuménisme obligatoire du format pour se désenclaver diplomatiquement suite à leur conflit armé dans le Haut-Karabakh.

La CPE est tout à la fois frustrante et féconde en matière géopolitique : l’unité est de pure façade mais l’isolement de la Russie (et de la Biélorussie) est réel sur ses flancs Ouest et Sud ; la concrétude des décisions est gazeuse mais le poids symbolique est important dans la conjoncture ; la durabilité est incertaine mais la pertinence est assurée. Cela permet à l’Union européenne de disposer d’un instrument pour relayer ses messages, limiter ses dissensions internes (avec la Hongrie) et parler à ses grands Autres. Bref, d’agir en leader continental.

L’avenir d’une illusion ou les débuts d’une institution?

La durabilité, l’efficacité à long terme et la fécondité de la Communauté Politique européenne sont encore en question. Seule l’épreuve du temps et les vicissitudes de la géopolitique européenne permettront de tester sa pertinence ou de démontrer sa vanité. Toutefois, à court terme, ce « machin » produit des effets politiques réels. Qu’elle soit un format Kleenex jetable ou une institution continentale durable, la Communauté politique européenne dispose aujourd’hui de plusieurs atouts : elle désenclave et déprovincialise la géopolitique de l’Union européenne ; elle force les Européens à dialoguer et à se confronter avec leurs Autres immédiats (Turquie, Albanie, Serbie) ; et enfin, elle contribue à la politique de sanctions en manifestant l’isolement diplomatique de la Russie sur son flanc Ouest.