Israël, l’Eurovision, le soft power edit

10 décembre 2025

Un nouveau coup de tonnerre politique vient de retentir sur la scène musicale pop et kitsch de l’Eurovision. Le 4 décembre, l’Assemblée générale de l’Union européenne de radiotélévision (UER), l’association professionnelle des groupes audiovisuels qui organisent le célèbre concours de chansons, a annoncé qu’elle ne voterait pas sur la participation du groupe audiovisuel israélien à la 70e édition de l’Eurovision à Vienne du 12 au 14 mai prochains. Cette décision ouvre la possibilité pour Israël de présenter un candidat, d’éviter l’exclusion du concours réclamée par les mouvements de soutien aux Palestiniens et de continuer à déployer sa stratégie d’influence dans le concours européen. L’importance de l’annonce a été soulignée par le président israélien lui-même, Isaac Herzog, soutenu par le ministre allemand de la Culture.

La sensibilité géopolitique du sujet a été soulignée aussi par le retrait de plusieurs groupes audiovisuels importants (Espagne, l’un des membres du « Big 5 », Pays-Bas, Irlande, Slovénie) du concours anniversaire. Cette scène européenne, capable de rassembler 165 millions de téléspectateurs dans le monde pour l’édition 2025, est-elle au bord de l’implosion ? Après l’exclusion de la Russie et de la Biélorussie en 2022, ce levier d’influence des Européens en Méditerranée, en Europe orientale et en Asie est-il compromis par la concurrence des récits que se livrent des pays non-européens ?

Neutralité politique et polémiques géopolitiques

Depuis la création de l’Eurovision en 1956, l’UER et ses représentants proclament régulièrement la neutralité politique du concours pour promouvoir l’unité des publics européens. L’Assemblée générale du 4 décembre 2025 n’a pas dérogé à la règle : elle a de nouveau rappelé son attachement à la neutralité du concours.

Il s’agit d’une fiction utile à l’UER car en réalité, durant les soixante-dix ans du concours, les polémiques, les boycotts et les conflits se sont multipliés précisément en raison de son rayonnement médiatique inégalé. Plusieurs non participations ont marqué le concours car elles reflétaient la donne géopolitique : en 1975, la Grèce en transition démocratique s’était retirée du concours pour protester contre l’invasion de Chypre par la Turquie, suscitant un contre-boycott de la Turquie en 1976 et 1977 ; depuis 2014, Ukraine et Russie se livrent un combat d’influence sur la scène de l’Eurovision qui a conduit à la victoire symbolique de la première par l’exclusion de la seconde ; en 2021, l’Arménie a elle aussi refusé de participer suite à sa défaite militaire dans le Haut Karabakh face à un Azerbaïdjan fortement investi dans le concours.

La polémique sur la participation potentielle d’Israël au concours 2026 s’inscrit dans le sillage de soixante-dix ans d’Eurovision en proie à des stratégies d’influence majeures.

Israël à l’Eurovision: des succès entre ombres et lumières

La décision de l’UER de jeudi dernier constitue une victoire importante pour la stratégie d’influence israélienne en Europe, historiquement liée à l’Eurovision. Depuis sa première participation en 1973 pour redorer son image et se rapprocher des Européens, suite à la Guerre des Six Jours de 1967 et aux attentats lors des JO de Munich en 1972, Israël a fortement investi dans le concours, avec 47 participations à ce jour. Elle a même remporté quatre victoires en 1978, 1979, 1998 et 2018, organisant trois fois le concours, se classant septième parmi les pays victorieux et portant au-devant de la scène de l’Eurovision la cause transgenre avec la candidate victorieuse Dana International.

Pour Israël, la participation au concours est un atout international majeur pour affirmer sa modernité et son ouverture. En Europe, pour s’arrimer au monde occidental par la qualité de ses prestations, des réalisations, de l’organisation et l’adhésion aux codes libéraux LGBTQ+.

L’investissement israélien dans le concours est si marqué qu’Israël est régulièrement soupçonné par les organisateurs de déformer les résultats en multipliant artificiellement les votes par SMS. D’où la décision, le 4 décembre dernier, de limiter le nombre de vote à 10 par téléspectateur, présentée comme une « concession » permettant la participation d’Israël en 2026. Incontestablement, Tel Aviv remporte un succès d’influence important à l’Eurovision au moment même où les mouvements de soutien aux Palestiniens sont très importants en Europe occidentale.

La géopolitique de l’Europe pour la 70e édition de l’Eurovision

Les polémiques et tendances de la 70e édition attestent de mouvements géopolitiques profonds du continent, non-réductibles à la question de l’inclusion, du boycott ou de l’exclusion des pays candidats. Trois dynamiques récentes illustrent cette dimension géopolitique.

En dépit d’une situation démographique continentale atone, les jeunes publics européens imposent de nouveaux codes à l’occasion de chaque édition : affirmation pro-LGBTQ+, recherche de « safe places » où l’expression pro-palestinienne trouve un écho, goût pour la dérision (voire du kitsch) et les paillettes comme vecteurs d’identification. L’Eurovision devient ainsi un espace de projection culturelle où se joue une bataille symbolique pour l’inclusion et la reconnaissance des peuples et des identités multiples.

Par ailleurs, depuis 2022, la Russie et la Biélorussie sont exclues du concours, confirmant la volonté de l’Eurovision de se démarquer des régimes autoritaires. La Turquie, quant à elle, s’est retirée dès 2013, en réaction à la victoire de Conchita Wurst, figure emblématique de la diversité. Ces absences traduisent une fracture entre un espace culturel européen qui se veut ouvert et des États qui contestent ces évolutions au nom des valeurs traditionnelles.

Enfin, la participation controversée d’Israël rappelle que l’Eurovision reste un terrain de tensions diplomatiques. Ce précédent pourrait nourrir l’espoir de Moscou de réintégrer la compétition, d’autant que la Russie a récemment obtenu une victoire symbolique au sein de la Fédération internationale de judo. L’Eurovision, en ce sens, devient un champ où se négocient des reconnaissances politiques et culturelles, au-delà du seul spectacle musical.

Cyrille Bret et Florent Parmentier publieront en mars 2026 Géopolitique de l’Eurovision. Le miroir déformant de l’identité européenne (éditions Bréal / Studyrama).