Le paysage médiatique en Russie et en Ukraine edit
Depuis 2014 et bien plus encore après l’invasion russe de février 2022, la guerre en Ukraine s’accompagne d’un affrontement informationnel de grande ampleur. Ainsi le 19 décembre dernier, la conférence de presse de Vladimir Poutine, monologue de quatre heures et demie dans une mise en scène télévisée modernisée, rappelait les discours fleuves de ses mentors soviétiques. L’héritage soviétique et post-soviétique continue de façonner l’évolution des médias russes et ukrainiens pourtant engagés sur des positions fondamentalement différentes.
L’héritage soviétique en Russie
Les médias soviétiques avaient hérité du concept de Ciné-vérité (Kino-Pravda) forgé par Dziga Vertov, documentariste bolchévique des années 1920 qui, avec des ciné-trains propagandistes parcourant la Russie, contribua aux méthodes de mobilisation de masse[1]. Elles sont alors incomprises et suscitent une certaine méfiance dans une société encore largement analphabète et hostile à l’image animée. Ces mêmes ciné-trains seront chargés de rééduquer les paysans hostiles à la collectivisation. Ce fut un échec sur le plan visuel et politique. Il fallut attendre les années 1930 avec l’arrivée du sonore pour voir émerger grâce aux comédies staliniennes un « cinéma pour des millions » chargé aussi de concurrencer Hollywood sur un mode à la fois distractif et propagandiste[2]. Du côté de l’écrit, la Pravda (la Vérité) fondée par les bolcheviks en 1912 pour diffuser la vérité messianique d’un communisme en marche, devint entre 1918 et 1991 le principal organe de presse de l’Union soviétique, au centre d’un réseau dense de publications secondaires en direction de différents publics, complété par la radio omniprésente.
Dans les années 1960, la télévision, héritière directe du cinéma d’Agitprop, érigea l’information sur un mode de télévision distractive au quotidien[3]. Incarnant ce « cinéma pour des millions », la télévision légitima une nouvelle culture des images, en porte à faux souvent avec un cinéma d’auteurs devenu, malgré la censure, plus critique du régime. La télévision avait remodelé le système auprès d’un large public soviétique éduqué, multiculturel et urbanisé alors que le cinéma contribuait à forger des représentations visuelles bien plus critiques du régime.
En 1986, en rupture avec la tradition communiste du double langage, Gorbatchev fit de la transparence (Glasnost) son slogan de choix pour l’ensemble des médias. L’URSS, encore fermée et imperméable à toute influence étrangère, rentre ainsi tardivement dans la globalisation de l’information. La télévision doit relater, certes après coup, l’annonce de la catastrophe de Tchernobyl devenue événement puis inquiétude mondiale en 1986, avant de retransmettre tous les mouvements sociaux qui des pays baltes au Caucase préfigurent la chute de l’URSS. Entre 1988 et 1991, la télévision de la Perestroïka incarne sans tabous une réelle ouverture sur tous les débats publics du passé comme de l’époque. L’émergence de la télévision satellitaire, accélérée par le putsch de Boris Eltsine à Moscou et la prise de la tour TV Ostankino en octobre 1993, marque un tournant : le relais doit alors être assuré par CNN.
Dans un paysage médiatique devenu à la fois chaotique et innovant, une bataille acharnée des oligarques se joue alors pour le contrôle des groupes médias, notamment ORT et NTV, sur fond d’une guerre des clans meurtrière. Poutine, arrivé au pouvoir en 1999, y participe dès le début, soucieux de remettre de l’ordre tout en faisant éliminer nombre des protagonistes autour de la holding Media-Most. Tour à tour, les milliardaires Goussinsky et Berezovsky sortent du jeu. Derrière cette guerre des médias avec la fin du monopole de Gosteleradio et la décomposition de l’URSS, se dessinent des enjeux financiers et politiques considérables pour le contrôle de l’information tant presse écrite qu’audiovisuelle. Autour du conglomérat Gazprom se constitue alors le principal groupe médiatique d’opposition[4], avant la mise au pas. Ayant acquis un réel savoir-faire, ces télévisions vont alors évoluer sous forme d’un modèle berlusconien version russe prônant à la fois le consumérisme et le distractif. De 2000 à 2020, le paysage médiatique russe se transforme complètement, les groupes médias consolidés passant peu à peu sous la coupe des réseaux poutiniens. À l’intérieur de la Russie, censure et formes nouvelles de propagande désormais prévalent sur tout ce qui contredirait tant soit peu le discours officiel. La guerre avec l’Ukraine réactive des dispositifs anciens où l’univers des médias russes reflète les intérêts politiques, industriels et financiers entremêlés autour de groupes de médias puissants confiés à des oligarques au service du pouvoir.
Ces modalités concernent désormais l’ensemble des réseaux sociaux confrontés aux nouveaux enjeux de la désinformation. Cela vaut bien sûr pour les applications russes, comme VKontakte (le Facebook russe), mais aussi pour les dispositifs étrangers. Le contrôle du Roskomnadzor permet de limiter les connexions, restreignant l’accès à certaines applications telles qu’Instagram ou WhatsApp. Pire encore, et peut-être pour la première fois depuis le début de la guerre, certaines régions de Russie comme l’oblast d’Oulianovsk se voient coupées du reste du monde avec un blackout d’Internet volontaire après novembre 2025, justifié par la protection de « sites sensibles »[5]. Ces pratiques démontrent non seulement la facilité qu’ont les autorités russes pour censurer ou bloquer la circulation des informations, mais également leur facilité à bloquer Internet — et par extension ses usages dans les sphères professionnelles et vitales du pays — en très peu de temps et sans aucune opposition. En 2021, les enquêtes des partisans de l’opposant Navalny sur la corruption en Russie sont pour bloquer sur les réseaux. De surcroît, la Russie a bloqué après 2022 la réception de 80 médias européens (dont Euronews, France 24, BBC, etc.), néanmoins consultables par une minorité disposant comme en Iran d’un système d’accès VPN.
À l’extérieur de la Russie, la création en 2005 de Russia Today renoue avec les modèles de propagande soviétique d’antan[6]. Cette chaîne documentaire comportant à la fois des médias en ligne et six chaînes d’info en continu s’est alignée sur toutes les positions du gouvernement russe. Soutenue aujourd’hui par les groupes les plus nationalistes revendiquant une « post-vérité » pour conforter le nouveau soft power russe, cette télévision construit toute une série de ramifications auprès de 280 millions de russophones en diasporas. Après l’invasion de l’Ukraine en 2022, cette chaîne satellitaire (tout comme RTR-Planeta, Russia 24, TV Centr etc.) a été interdite dans toute l’UE alors qu’elle s’efforçait de gagner un public extérieur pour contrer les médias occidentaux, diffusant en huit langues sous l’égide de l’agence Novosti et dotant la Russie d’une sorte de CNN post-soviétique. Elle revendiquait près de 100 millions de spectateurs dans une cinquantaine de pays, mais son influence est restée faible dans certains pays malgré sa présence dynamique sur les réseaux sociaux. Russia Today a réussi à démultiplier ses réseaux alternant programmes politiques et distractifs. Elle est présente dans le monde arabe, hispanophone et anglophone. Faute d’audience de masse, la Russie cible les réseaux numériques pour gagner toute une série d’élites économiques et politiques, essentiellement dans les pays du sud.
Médias post-soviétiques en Ukraine
La mondialisation associée à l’économie numérique a fait évoluer les formes anciennes de la propagande soviétique, mais elle ne les a pas fait disparaître et le contrôle de l’information est un trait majeur de l’autocratie russe, indissociable de l’absence de pluralisme politique.
Qu’en est-il en Ukraine ? Le 24 août 1991, elle faisait sécession de l’empire soviétique en déclin, quelques mois avant la dislocation officielle de l’URSS. L’indépendance et la volonté d’exister en tant que nation libre en Ukraine portent un vent d’espoir dans l’espace post-soviétique. Pourtant, avec des modalités différentes, en Ukraine aussi l’héritage soviétique domine dans les médias comme dans les modes de penser l’information. L’héritage de la culture soviétique de l’audiovisuel est très prégnant sur tous les médias ukrainiens qui peinent, dans un premier temps, à connaître une réelle émancipation. D’une part, les influences russes subsistent très longuement au sein même de l’espace médiatique. D’autre part, ce dernier — notamment télévisuel — est largement dominé par les intérêts économiques et politiques dont une partie sont au service de la Russie. Comme en Russie, les médias sont devenus la propriété d’oligarques et la télévision en particulier est conçue comme un instrument de pouvoir politique. On ne peut oublier que Zelensky lui-même est issu de la télévision : c’est à partir du feuilleton Serviteur du Peuple (2015), qu’il a émergé comme un candidat possible à l’élection présidentielle et en 2019 il s’est présenté à l’élection présidentielle sous le label d’un parti homonyme de cette série.
Malgré tout et du fait de l’absence d’une télévision nationale avant 1991, les producteurs d’émissions TV incitent à tester davantage de formats empruntés à des pays occidentaux, créant un véritable clivage avec les contenus télévisuels russes, tournés vers une culture de masse de la nostalgie sous contrôle du régime[7]. Par ailleurs, le pluralisme persiste en Ukraine, comme en témoignent les alternances régulières à la tête de l’État. Les espaces informationnels et médiatiques ukrainiens connaissent ainsi de nouvelles dynamiques pour connaître des changements progressifs, remettant régulièrement en cause les modèles médiatiques dominants.
La presse écrite en offre une bonne illustration. Elle a connu plusieurs rebondissements entre l’indépendance de l’Ukraine et l’agression russe de 2014. Elle est passée succinctement d’une sortie difficile du modèle public soviétique à l’émergence d’acteurs privés, notamment d’oligarques aux influences russophones. L’absence initiale d’une réaction étatique ukrainienne quant à la pénétration des contenus russes a permis d’inonder massivement le marché, au point où, en 1996, les tirages russophones étaient 1,3 fois supérieurs à ceux des journaux ukrainiens, renversant la domination linguistique initiale (alors qu’aujourd’hui le russe est en régression)[8]. L’ Institute Massovoi Informatsiy (IMI, aussi connu sous son nom anglais Institute of Mass Information) voit alors le jour avec pour objectif de développer d’autres standards journalistiques de qualité plus conformes aux pratiques internationales, en proposant notamment des guides et formations pour les professionnels. Pour autant, jusqu’à la révolution de Maidan, la presse écrite ukrainienne avait été constamment liée à des fluctuations politiques et sociétales empêchant véritablement l’émergence d’un espace démocratique et critique.
Les réseaux sociaux ont contribué à cette émergence. En 2025, plus de 60% des Ukrainiens utilisent régulièrement les plateformes où Telegram arrive en tête (52%) suivi de Youtube (32%) puis Facebook (28%) et X (qui en Russie sont objets de fortes censures voire interdits)[9]. Les réseaux sociaux ont en Ukraine participé massivement à une libération de la parole, générant plusieurs séries de lois après coup pour renforcer l’indépendance et la transparence des médias. En 2022, malgré la loi martiale impliquant des restrictions en temps de guerre, était adoptée une loi libérale sur les médias alignée sur les normes de l’UE. Parallèlement, on assiste après 2013 à un déclin rapide de la domination du russe dans la presse écrite, pour un ratio de seulement 30% aujourd’hui.
La conjoncture de l’avènement du Web 2.0 avec les réseaux sociaux, de l’engouement de l’Euromaïdan et du début de la guerre dans le Donbass et en Crimée, permet l’émergence de nombreux médias indépendants numériques ukrainiens. Notons entre autres exemples notoires : Detector Media (premier média ukrainien à obtenir la certification “Journalism Trust Initiative” [10], Hromadske (média télévisé et internet qui diffuse en plusieurs langues, dont le russe, pour faire connaître l’Ukraine) ou StopFake (tenu initialement par des bénévoles aux profils multiples). Contrairement aux médias traditionnels historiquement tenus par une poignée d’oligarques (dont l’ancien président Porochenko), ce sont ici des journalistes, des étudiants, des chercheurs, des interprètes et des éditeurs bénévoles qui tiennent ces nouveaux médias émergeant dans ce paysage médiatique ukrainien. Après Maidan, symbole fort aussi d’un retour à valeurs démocratiques souhaitant s’aligner sur des standards européens, ces nouveaux médias permettent d’installer durablement l’actualité ukrainienne (notamment celle des combats déjà dans l’Est du pays pour aussi contrecarrer effets de la propagande russe) dans les sphères informationnelles internationales, en proposant des enquêtes de terrain souvent disponibles en anglais pour atteindre de nouvelles audiences.
Un enjeu est de mieux faire comprendre à l’étranger ce que l’Ukraine représente d’un point de vue géopolitique, économique, identitaire, culturel, linguistique ou encore informationnel. Parmi les supports les plus emblématiques, The Kyiv Independant, fondé en 2021 par des anciens licenciés du Kyiv Post, connaît une portée considérable vers les audiences internationales, notamment à l’aide de X, dès les premières semaines de l’invasion russe à grande échelle en 2022. Le modèle économique de ce média en ligne repose principalement sur le financement participatif, les donations, les revenus publicitaires ainsi que les abonnements. Ils se sont aussi engagés à ce que le journal soit en partie détenu par ses journalistes, évitant ainsi la mainmise d’un éventuel oligarque et la remise en question de son indépendance. Ces nouveaux médias sont renforcés par des analyses parfois externes aux rédactions qui proviennent d’ONG, collectifs et think tank variés, tels que DeepState, Molfar ou InformNapalm, ouvrant ainsi à de nouvelles pratiques professionnelles et d’autres collaborations. Ces acteurs — composés quasi exclusivement de bénévoles — proposent des outils et données en sources ouvertes (cartographiques, bases de données, investigations) qui renforcent non seulement les collaborations entre professionnels et amateurs, mais également la crédibilité des enquêtes et informations proposées.
Les réseaux sociaux sont désormais au cœur d’une nouvelle guerre informationnelle, certains recourant à l’expression de « first TikTok war » pour la définir, à l’instar de « first TV war » pour le Vietnam ou « first internet war » pour l’Irak. Dès 2014, Facebook et Twitter sont massivement utilisés pour commenter les événements en Ukraine, de Sébastopol à Donetsk en passant par les mobilisations de la société dans toutes les autres villes ukrainiennes pour contrer les attaques russes. Puis la même année lors du crash de l’avion civil MH17 de la Malaysian Airlines abattu par les services russes dans le Donbass, l’OSINT (Open Source Intelligence) connaît une croissance considérable pour analyser l’actualité des théâtres de tous les conflits militaires s’étendant alors en Ukraine[11]. Ces pratiques ont permis d’investir de nouveaux acteurs — citoyens — mais également de mettre en place de nouveaux réseaux de recueil de l’information au service de ces nouveaux médias.
Les médias en Ukraine ont participé directement à la conquête d’un espace public critique et démocratique, à la différence de la Russie qui désormais les verrouille ou les interdit. Mais la guerre de haute intensité lancée en 2022 par la Russie soulève de nouveaux questionnements, qui vont au-delà du champ de bataille et des sphères géopolitiques.
Guerre et résistances journalistiques
En Russie, le contrôle de l’information s’est intensifié avec la loi Agent de l’étranger[12] et la propagande interne règne sur les télévisions et la presse écrite : pendant les premiers mois du conflit, l’usage du mot guerre était interdit. Une dizaine de médias russes d’opposition en ligne subsistent, majoritairement délocalisés en réseaux entre Berlin et Riga en Lettonie comme la radio Echo de Moscou, la chaîne TV Dojd, le site web Meduza, la Novaya Gazeta, et d’autres médias indépendants tels que Vertska, Totchka,.
En ce qui concerne l’espace médiatique ukrainien ainsi que le métier de journaliste, il y a désormais de perpétuelles interrogations qui oscillent entre questions éthiques, militantes, informationnelles, documentaires, pour contrer la désinformation.
Le groupe audiovisuel public ukrainien Suspilne bénéficie aujourd’hui de près de 44 millions d’euros pour financer plusieurs chaînes de télévision à l’échelle nationale et locale, des radios, des sites d’information, employant plus de 4 000 professionnels actifs dans la résistance face à la Russie[13]. Dès le lendemain de l’invasion en février 2022, un « Телемарафон Єдині новини » (“Nouvelles unifiées”) s’était mis en place avec plusieurs grandes chaînes ukrainiennes (quatre privées et deux publiques) unies pour diffuser 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Initialement, l’initiative fut très bien reçue par les Ukrainiens qui y voyaient une bouée de sauvetage en des temps très incertains où les informations étaient cruciales, autant pour s’informer que pour s’organiser. Les programmes sur la plupart des chaînes font alterner à la fois des informations en boucles sur la guerre avec des séries doublées bon marché souvent mexicaines ou américaines, des dessins animés, des programmes sportifs ou de variétés entrecoupées de publicité.
Mais devant l’impact des réseaux sociaux, les audiences de la télévision sont plutôt en baisse ou traduisent nombre de critiques. De nombreux citoyens ukrainiens relèvent des manquements de postures professionnelles, certains journalistes de ces chaînes mélangeant leurs opinions personnelles aux informations factuelles, sur un canal désormais concentré et largement influencé par des instances politiques. Aussi l’Union Européenne elle-même a encouragé officieusement l’Ukraine à cesser cette diffusion unique[14].
Les médias ukrainiens sont soumis à une double pression : celle extérieure, des autorités qui tentent de contrôler en termes de censure militaire certains aspects du champ informationnel, et celle « intérieure » relevant de l’autocensure, auxquels se plient de nombreux journalistes pour ne pas effrayer la population ou la rendre vulnérable à l’avalanche de nouvelles mal répertoriées. D’autant plus qu’aujourd’hui en temps voulu, celle-ci est informée grâce à une application mobile prévenant directement de l’arrivée prochaine de drones ou missiles dans différents quartiers des villes touchées.
Grâce à un constant échange d’informations, fondées sur des allers/retours vers le front, la guerre se nourrit en permanence d’interactions entre civils et militaires, sachant que l’armée ukrainienne s’appuie largement sur les civils bénévoles. Dans le même temps, les journalistes ukrainiens sont exposés en permanence aux dangers de la guerre, autant dans les zones avancées au front ou que dans leurs locaux, souvent ciblés par des drones et des missiles. À l’aube de cette quatrième année de guerre, on recensait officiellement, outre la disparition de plusieurs dizaines de journalistes ukrainiens et étrangers, près de 858 crimes recensés contre les journalistes et les médias de février 2022 à octobre 2025[15]. Et près d’une cinquantaine de journalistes ukrainiens demeurent emprisonnés arbitrairement par la Russie sans oublier le nombre de tués.
Regards documentaires
Le documentaire en Ukraine, supposant un dispositif technique léger et des financements simplifiés, constitue désormais une alternative de choix pour témoigner d’un véritable « Cinéma-vérité ». Tout comme en Russie lors de la guerre de Tchétchénie (2000), de jeunes documentaristes ukrainiens rapportent des images brutales du terrain pour contredire les mensonges des médias russes[16]. Le documentaire 20 Jours à Marioupol (2023) de Mstyslav Tchernov, photojournaliste ukrainien, a reçu l’Oscar du meilleur documentaire en 2024 : il témoigne en images alternées du travail au quotidien d’une équipe de journalistes d’Associated Press dans une ville en état de siège et soumise à des bombardements destructeurs. Ce documentaire témoignait des massacres des populations civiles à Marioupol (estimées alors à 20 000 tués), quand les médias russes les présentaient comme « libérées du nazisme » et niaient toutes exactions.
Mais le genre documentaire, réputé indépendant, n’échappe pas non plus aux controverses. Ainsi le dernier film de Tchernov, 2000 mètres jusqu’à Andriivka (2025), tourné sur le front de l’Est avec des caméras ultra-mobiles et des drones, veut témoigner d’une guerre au plus près. Les soldats ukrainiens ici filmés, doivent traverser une forêt pour libérer un village stratégique occupé par l’armée russe. La guerre des images est encore prise en étau dans celle de la globalisation des médias. Ces images du côté ukrainien, prises sur le vif, permettent de contrecarrer celles d’un documentaire russe, Russians at War (2024) d’Anastasia Trofimova, objet de très nombreuses controverses aux derniers festivals de Venise et de Toronto où il fut montré. Sa réalisatrice fut collaboratrice de la chaîne Russia Today qui a produit onze de ses films entre 2014 et 2020. Son dernier documentaire fondé justement sur l’usage du concept vertovien de « Ciné-Vérité » participe d’un nouvel effort de construction de l’information et d’images montées par différents moyens puisqu’il s’agit ici de justifier a postériori les bienfaits de l’invasion russe au travers des différents discours des soldats, recueillis de l’autre côté du front de l’Est, pour légitimer leur présence en Ukraine. Défiant une culture de la désinformation héritée de l’agit-prop soviétique et du « ciné-vérité », les journalistes comme les documentaristes ukrainiens, s’efforcent, au prix de leur vie, de contrecarrer en temps réel la propagande du Kremlin.
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[1] Kristian Feigelson (dir.), Cinéma et stalinisme, Théorème 8, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005. Peter Kenez, The Birth of the Propaganda State, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. Denise Youngblood, Movies for the Masses: Popular Cinema and Soviet Society in the 1920’s, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
[2] Kristian Feigelson, « Socialist realism in Soviet cinema », New Perspectives in Film and realism, Journal of Contemporary Film, 23/2025.
[3] Kristian Feigelson, L’URSS et sa télévision, Seyssel, INA/Champ Vallon, 1990. Et « La télévision dans l’URSS des années 1960 : un art du quotidien », Télévision, 11/2020.
[4] Kristian Feigelson, « Russie : un paysage chaotique et innovant », Stratégie des groupes multimédias, 94, novembre-décembre 2000.
[5] Cf. The Moscow Times, « Mobile Internet black out », 11 novembre 2025. Voir aussi Françoise Daucé, Benjamin Loveluck, Francesca Musiani (dir.), Genèse d’un autoritarisme numérique, répression et résistance sur Internet en Russie, 2012-2022, Paris, Presses des Mines, 2023.
[6] Maxime Audinet, Russia Today : un média d’influence au service de l’Etat russe, Paris, INA, 2021. Voir aussi Kristian Feigelson, « La russophonie et les diasporas, un enjeu géopolitique », Telos, 22 avril 2024.
[7] Kateryna Khinkulova, « Hello, Lenin ? Nostalgia on Post-Soviet Television in Russia and Ukraine », View, Journal of European television history and culture, vol 1, 2012. Voir aussi Svetlana Boym The Future of Nostalgia, New York, Basic Books, 2001.
[8] Viktor Shpak et Viktor Nabrusko, « Newspaper periodicals in Ukraine (1991-2013) : formation, development trends », East European Historical Bulletin, 29, 2023.
[9] Étude menée par Rating Group sur la consommation médiatique des Ukrainiens, commandée par l'ONG Lviv Media Forum et International Media Support, août 2025 (https://www.ratinggroup.ua/news/media-aug2025) et https://detector.media/rinok/article/227950/2024-06-07-naspravdi-zavzhdy-bulo-i-ie-bilshe-glyadachiv-nareshti-panel-tse-pobachyla/).
[10] Cf. l’article de Reporters sans Frontières, 1er juillet 2024.
[11] Voir à ce sujet Rayya Roumanos « Les promesses et les défis journalistiques de l’Open Source Intelligence (OSINT) », I2D, 2021.
[12] Kristian Feigelson et Valéry Laigre, « Le retour discret du totalitarisme », Telos, 22 novembre 2023.
[13] « Ukraine : RSF demande au gouvernement la fin du “télémarathon” ». Voir aussi le rapport sur les médias russes en exil (Berlin, 2023). Sur la fonction de ces réseaux d’opposition russe voir K. Filimonov et N. Carpentier, « Beyond the state as the ‘cold monster’: the importance of Russian alternative media in reconfiguring the hegemonic state discourse », Critical Discourse Studies, 20 (2), 2023.
[14] Lesia Podynska, « Entre journalisme et patriotisme : les dilemmes de la télévision ukrainienne » dans Le Courrier d’Europe Centrale, 7 janvier 2023.
[15] Voir Institute of Mass Information, 24 octobre 2025.
[16] Kristian Feigelson, « Le cinéma ukrainien entre guerre et paix », Telos, 15 janvier 2025. Voir Anthelme Vidaud, Ciné-Ukraine : Histoire(s) d’indépendance, Luçon, Warm, 2023. Et « Two Ukrainian films – 2000 Meters to Andriivka and I Died in Irpin – shortlisted for 2026 Oscars », Ukrainian Pravda, décembre 2025, ou cet autre article du même journal à propos de Marioupol
