Adhésion de l’Ukraine à l’UE: la voie graduelle edit
L’agression de l‘Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a provoqué une profonde émotion et entraîné la décision du Conseil européen de lui ouvrir les négociations d’adhésion à l’Union européenne. Ne pas répondre à sa candidature eût été une victoire pour le maître du Kremlin. Et perçue comme un reniement de la « révolution de la dignité » avec son choix européen à Maïdan en février 2014. L’émotion et la géopolitique l’ont alors emporté sur les mérites propres du candidat au sens de l’état de ses réformes et des obstacles posés.
Ces derniers apparaîtront toutefois avec force à mesure que les négociations avanceront, notamment aux yeux de l’opinion publique européenne. La taille de l’Ukraine, sa population, son histoire, les caractéristiques de son économie et bien sûr sa situation géographique en font en effet un candidat exceptionnel. Son adhésion changera bien des équilibres au sein de l’Europe dont le centre de gravité se déplacera à l’est.
Des défis classiques mais de grande ampleur
Le premier défi sera d’ordre financier, c’est-à-dire le coût des transferts budgétaires de l’Union. Il est aujourd’hui impossible de l’estimer puisqu’il dépendra des périodes transitoires pour l’application de la législation européenne. En toute hypothèse, il s’agira de montants substantiels auxquels s’ajoutera le coût de la reconstruction, provisoirement estimé à 500 milliards € par la Banque mondiale. Les ressources budgétaires seront donc insuffisantes, sauf à en étaler le paiement sur une longue période ou à dégager des ressources spécifiques comme, par exemple, une Peace tax.
Le second défi concernera évidemment l’agriculture. Étant parmi les plus compétitives et productives au monde du fait de la richesse exceptionnelle de son tchernoziom et de la superficie moyenne de ses fermes, on peut s’interroger sur la contradiction qu’il y aurait à l’intégrer dans la PAC. Il s’agira plutôt de ménager de très longues périodes transitoires afin d’éviter qu’elle ne perturbe l’agriculture européenne. Le fait même que des États membres aient été vent debout contre des importations très compétitives montre combien une approche graduelle sera essentielle.
Dans les autres secteurs économiques, nul doute que la Commission sera inventive pour trouver des solutions transitoires aux défis réels ou potentiels. L’Union aura d’ailleurs beaucoup à gagner à la reconstruction de l’Ukraine, ainsi que dans les industries de défense où ses innovations sont surprenantes. Des entreprises européennes envisagent déjà de s’y implanter pour bénéficier de sa capacité à innover, comme Rheinmetal.
Défi majeur, celui des ‘fondamentaux’, notamment la mise en place d’une justice indépendante et une lutte efficace contre la corruption. Des progrès ont certes été accomplis. Mais des décennies de gouvernance faible et de corruption endémique ne vont pas s’effacer rapidement alors que des aides colossales affluent. La BERD classait l’Ukraine parmi les derniers du continent sur la gouvernance en 2023. Et Transparency International à la 105e place (sur 180) en 2025 pour la corruption. D’ailleurs la tentative de supprimer l’indépendance du Bureau national anti-corruption (NABU) et du Bureau du Procureur spécial anti-corruption (SAPO) en juillet 2025 montre l’ampleur des obstacles. C’est pourtant le NABU qui a inculpé huit hauts fonctionnaires pour corruption dans un vaste réseau d’énergie en novembre. La voie sera donc étroite et semée d’embûches. C’est sur la durée que l’Ukraine devra démontrer la soutenabilité et les résultats de ses réformes. Or les dérives de la Hongrie, de la Pologne et de la Slovaquie pourraient laisser craindre le risque d’évolutions semblables. Ce qui imposera une conditionnalité budgétaire forte et une clause de réversibilité solide. Un atout puissant réside toutefois dans sa société civile vigilante qui devrait être étroitement associée aux négociations.
L’Ukraine sortira de cette guerre avec une forte cohésion, un nationalisme exacerbé et un fort ressentiment envers ceux qui auront tenté de limiter l’aide ou tergiversé à la fournir. Elle le manifestera pour blâmer certains de n’avoir pu vaincre la Russie. Elle jouera longtemps aussi la carte de la dette de l’Europe envers elle pour sa défense de l’Ouest. Sans compter sur le veto possible d’Etats membres puisque l’unanimité est requise à tous les stades du processus. D’autant que les plaies de l’histoire ne sont pas refermées, ni avec l’Allemagne ni avec la Pologne. Un processus progressif de réconciliation devrait être concomitant à celui de son adhésion.
Le défi de la souveraineté: frontières et sécurité
Vaclav Havel expliqua un jour que la moitié de la tension entre l’Union européenne et la Russie disparaîtra le jour où l’on pourra convenir, dans le calme, où se termine la première et où commence la seconde. L’Ukraine confirme cruellement, a contrario, cette affirmation. Son processus d’adhésion relancera, le moment venu, le débat sur les frontières de l’Europe, avec deux corollaires : l’accueil d’un pays divisé et occupé, la capacité de l’Union à l’intégrer et à assurer sa propre sécurité. Ce débat est aujourd’hui tabou puisqu’il se pose à la lumière de la guerre, avec toute l’émotion qui l’entoure. Difficile d’en discuter l’extension à l’Ukraine sans encourir les foudres de ses défenseurs et les accusations de faire le jeu de la Russie.
Comme dans bien d’autres domaines, l’Union pâtit aujourd’hui de n’avoir pas dégagé une vraie stratégie sur son voisinage Est. L’accord d’association avec l’Ukraine lui a tenu lieu de choix par défaut : ni un simple accord de coopération, ni l’adhésion. Ce n’est pas faire injure aux Ukrainiens que de rappeler que cet accord étendait la zone d’influence de l’Union – et par extension de l’Ouest – dans ce que la Russie considère comme son ‘étranger proche’. Deux prétentions sur le même territoire. Mais où la partie économique de notre accord coupait les relations de Moscou avec Kiev. Alors que la partie politique faisait craindre une contagion démocratique à l’Est au moment même où Poutine renforçait son emprise sur la société russe.
D’aucuns plaident aujourd’hui pour que l’Union européenne reconnaisse que sa sécurité est liée à sa capacité à projeter sa puissance en offrant une perspective d’adhésion à ses voisins. Comme si le soft power de l’Union pouvait compenser le hard power absent de l’OTAN. Position sidérante si l’on se rappelle que c’est à la suite de Maïdan et du refus de Ianoukovitch de signer l’accord avec l’Ukraine – et non à des mesures liées à l’OTAN – que la Russie a annexé la Crimée et ouvert le conflit dans le Donbass. Sous estimant les défis que lançait cet accord, l’Union n’a eu ni la volonté ni la capacité de réagir avec force, sauf à imposer des sanctions comme une bien faible réponse au coup de Moscou. Comment le pourrait-elle a fortiori en étendant ses frontières jusqu’à la Russie ?
Bien plus, l’article 42.7 du Traité prévoit : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir ». Il va au-delà de l’article 5 de l’OTAN. Or, les États membres, même en agissant ensemble, n’ont pas aujourd’hui la capacité de l’Alliance. La guerre a justement signé l’échec de notre soft power et souligné les faiblesses militaires de l’Union, hors OTAN. L’adhésion de l’Ukraine ne serait donc pas un gage de sécurité. Car le soft power de l’Union ne va jamais terrasser le hard power de la Russie.
L’occupation de parties du territoire ukrainien est un autre obstacle à l’adhésion. Les négociations d’adhésion ne sauraient aboutir en ignorant cet état de fait puisque ce serait accepter la politique de force qui a détaché ces territoires d’un État souverain. Mais le refuser parce qu’il est divisé - en ligne avec la position suivie depuis l’échec à Chypre, toujours divisée - rendrait l’Ukraine et l’Union otages de la Russie. Cette adhésion ne saurait être durable et sûre sans un accord sur les frontières, appuyé sur de solides garanties. Sauf à consacrer cette occupation illégale dans un conflit gelé avec une incertitude permanente sur la sécurité que l’Union élargie n’aurait pas les moyens d’assurer.
La priorité devrait être un cessez le feu avec des garanties suffisantes pour dissuader la Russie de l’attaquer à nouveau. Faute de le réussir, l’adhésion de l’Ukraine comportera un risque permanent dont l’incertitude obérera sa reconstruction et son développement. Une capacité de dissuasion puissante resterait malgré tout un pari, alors que Moscou n’a pas hésité à renier ses engagements internationaux depuis vingt ans, et continue à prétendre vouloir contrôler l’Ukraine dans son ensemble.
L’Europe devra pourtant rétablir des relations avec Moscou, selon trois axes : neutraliser par le dialogue la perception russe d’une Europe qui veut la détruire et le déni de cette dernière que sa politique n’étendait pas son aire d’influence. Trouver ensuite des accords économiques sectoriels entre l’UE et l’Union économique eurasienne. Enfin, négocier le sort des territoires disputés. C’est en s’engageant dans cette voie que l’Europe affirmerait son autonomie stratégique. Mais dans les circonstances présentes, avec une Europe divisée, ni Washington ni Moscou ne l’accepteront.
Le défi des opinions publiques
Un acteur pourrait s’immiscer bruyamment dans la ratification du traité d’adhésion, l’opinion publique. On se souvient des 430.000 citoyens Néerlandais qui ont initié un référendum consultatif contre l’accord d’association avec l’Ukraine – déjà ratifié par La Haye – en avril 2016. Son approbation par 61% des votants avait conduit le Premier ministre à négocier avec ses homologues une déclaration interprétative dont le Conseil européen de décembre 2016 prit note, en ces termes : « l’accord d’association ne confère pas le statut de candidat ni n’est un engagement à le conférer dans le futur (….) ne mènera à aucune forme de coopération obligatoire dans la défense ». Au grand dam de certains pays d’Europe centrale, d’autant que seuls 32% des citoyens avaient pris part au vote.
Il faut donc s’attendre à des réactions de l’opinion publique contre des décisions de politique étrangère européenne, comme on l’a déjà vu en matière commerciale. A fortiori sur l’extension des frontières de l’Union jusqu’à la Russie sans un accord avec celle-ci. Quand l’émotion s’estompera, bien des raisons seront agitées, fondées ou fabriquées. Des partis politiques extrêmes pourraient s’y opposer alors que le soutien militaire à l’Ukraine fléchit, surtout si ce doit être au détriment des dépenses d’éducation et de santé. En France, l’article 88-5 de la constitution stipule qu’un traité d’adhésion à l’Union doit être soumis à référendum, sauf si une motion positive est adoptée en termes identiques par les deux chambres à la majorité des 3/5e. Dans le contexte actuel, on voit mal comment le traité d’adhésion de l’Ukraine pourrait être adopté. Seule une adhésion graduelle pourrait vaincre les obstacles.
Une voie réaliste et pragmatique
Tous les obstacles et défis évoqués plus avant plaident en effet pour une adhésion graduelle qui repose sur trois principes : mettre un terme au système binaire d’une aide pré-adhésion limitée puis de fonds post-adhésion massifs une fois membre ; progresser vers l’adhésion par étapes selon les réformes accomplies, chaque étape franchie donnant accès à un soutien financier accru et permettant de participer à tous les organes des politiques sans droit de vote; établir une phase de probation/consolidation à la fin des négociations avant l’adhésion pleine et entière.
La première étape consisterait, par exemple, dans le plein respect de la politique étrangère de l’Union et l’adoption de la Charte européenne des Droits. L’Ukraine recevrait alors le statut d’État associé comme proposé par Sébastien Maillard[1]. Statut symbolique sans doute mais qui exprimerait avec force son appartenance à la communauté des 27. La seconde étape consisterait dans son intégration au marché unique de l’Union, d’autant plus facile que l’accord d’association le prévoit. Les réformes dans les différents chapitres sectoriels/clusters induiraient le passage aux étapes suivantes. Des progrès sur les éléments fondamentaux de l’État de droit devraient bien évidemment être faits tout au long du processus, par exemple sur les marchés publics, les conflits d’intérêts et les aides d’État en lien avec le marché unique.
Chaque changement d’étape donnerait accès à un soutien financier supplémentaire. Ainsi qu’à une participation de l’Ukraine aux différents organes de gestion des politiques concernées, y compris aux réunions du Conseil des ministres de l’Union, mais sans droit de vote, et à celles du Parlement européen. Lorsque la Commission confirmerait que les critères de l’adhésion sont remplis, une dernière étape s’ouvrirait où le candidat aurait l’essentiel des droits afférents à la qualité de membre – et une grande partie des fonds d’adhésion - à l’exception des droits de vote et de veto. Cette dernière étape de probation vérifierait que l’acquis adopté est effectivement mis en œuvre. Et surtout, elle conduirait l’Ukraine jusqu’au terme de son adhésion formelle une fois des garanties sur ses frontières obtenues.
Une telle intégration graduelle offrirait à l’Ukraine une feuille de route pragmatique, avec financements progressifs selon les réformes. Elle l’engagerait sur une voie concrète et crédible, avec des bénéfices à chaque étape, plutôt que dans des négociations aux avantages à un horizon incertain. Elle faciliterait la socialisation dans les différents organes de l’Union, tout en réduisant le risque d’une adhésion perçue comme soudaine et risquée par les citoyens européens. Elle en faciliterait ainsi l’acceptation.
Ce processus graduel est à l’opposé d’une adhésion rapide que des personnalités soutiennent. Au vu des défis et obstacles, celle-ci nous semble ni souhaitable ni possible. Sauf à inventer une formule intermédiaire. L’adhésion graduelle en est une. Une adhésion rapide pourrait même encourager les États-Unis à cesser toute aide, laissant l’Ukraine s’en remettre à l’Union. Sauf pour leurs intérêts économiques qui risqueraient d’ailleurs d’entrer en conflit avec la législation européenne alors adoptée.
La Commission et le Conseil européen ont intégré le principe d’adhésion graduelle. En Allemagne, le programme de la coalition gouvernementale d’avril 2025 l’a repris, y compris en faisant sien le statut d’État associé. Il reste à la Commission à l’expliciter pour guider les négociations et au Conseil européen à engager par des actes forts l’appartenance de l’Ukraine à l’Union.
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[1] Notre Europe, Policy Paper n° 305, 24 octobre 2024.
