Comment être sûr que la Russie paie les réparations de guerre edit

2 décembre 2025

L’Union européenne a proposé un mécanisme qui lui permettrait d’utiliser les avoirs russes gelés pour un prêt de réparations à l’Ukraine. Mais ce mécanisme a plusieurs défauts. En premier lieu, le dernier plan de paix américain implique le risque que, dans le cadre d’un accord inéquitable, les Européens soient contraints de débloquer les avoirs russes. Cela compromettrait le prêt de réparation proposé par la Commission, car l’UE ou ses États membres seraient alors tenus de verser jusqu’à 210 milliards d’euros à Moscou. En second lieu, la plupart des avoirs russes sont en Belgique, et la Commission peine à convaincre le gouvernement belge de soutenir son projet.

C’est pourquoi nous avons proposé en juillet dernier un autre mécanisme de prêt de réparation, qui pourrait à la fois convaincre la Belgique et réduire le risque que la Russie récupère son argent sans payer les réparations. Ce mécanisme est juridiquement solide, et il n’implique pas la confiscation des avoirs russes. Nous précisons ici comment il permettrait de contourner certains des problèmes posés par la proposition de la Commission.

De l’utilité d’un double obstacle

Il existe un risque significatif que la Russie, dans le cadre d’un plan de paix, puisse récupérer ses avoirs sans s’engager à payer des réparations à l’Ukraine. La version initiale du plan américain présenté la semaine dernière comportait en effet un point qui demandait à l’UE de débloquer les avoirs russes. Les Européens pourraient certes refuser, mais Donald Trump pourrait alors menacer de cesser de fournir des armes et des renseignements à l’Ukraine. Qui sait ce que ferait alors l’UE ? Or ce scénario n’est en rien improbable, car nous avions déjà assisté à un épisode similaire au printemps. Même si les États-Unis ont modifié leur plan de paix, la position de Trump peut basculer à tout moment en faveur de la Russie. Il est donc crucial de se prémunir contre ce scénario.

L’idée centrale de notre version du prêt de réparation est de créer un « double obstacle » que la Russie devrait franchir avant de récupérer ses avoirs gelés. Dans le plan de la Commission, Poutine n’a qu’un seul obstacle à sauter. Et il n’est pas très haut : pour obtenir le déblocage de ses avoirs sans payer de réparations, il suffirait au président russe de conclure un accord avec Trump, ou que la Hongrie mette fin au gel. Dans l’alternative que nous proposons, il devrait franchir un deuxième obstacle : convaincre un tribunal européen que l’UE a utilisé les avoirs de manière illégale. Il serait plus difficile pour le Kremlin de franchir deux obstacles qu’un seul, d’autant plus que, comme on va le voir, le second est élevé.

Pour comprendre le concept de « double obstacle », rappelons le plan de la Commission. L’UE emprunterait des liquidités associées aux actifs russes logés dans Euroclear (et éventuellement dans d’autres véhicules), puis elle accorderait un prêt de réparation à l’Ukraine. Moscou conserverait sa créance sur Euroclear, mais ne pourrait réclamer ses liquidités tant que les fonds resteraient immobilisés. Toutefois, s’ils venaient à être débloqués, Euroclear devrait rembourser la Russie et l’UE devrait rembourser Euroclear. Dans le cas où la Russie n’aurait pas versé de réparations, l’Ukraine ne serait pas tenue de rembourser l’UE, qui devrait alors, pour rembourser Euroclear, puiser dans ses propres réserves ou solliciter ses États membres.

Notre plan vise précisément à réduire ce risque. Il commence par le transfert de l’ensemble du compte russe d’Euroclear vers une autre entité juridique : un organisme de l’UE créé à cette fin et que nous appellerons « Special Purpose Vehicle » (SPV). Il ne s’agirait pas d’une confiscation, car la Russie resterait l’unique propriétaire bénéficiaire du compte. Cette opération ne serait qu’un simple changement de conservateur (custodian).

Le SPV investirait ensuite les fonds, au nom de la Russie, dans un prêt de réparation des dommages de guerre subis par l’Ukraine. À l’instar du plan de la Commission, il s’agirait d’un prêt à recours limité, que l’Ukraine ne serait tenue de rembourser que si la Russie lui versait des réparations. Il comporterait toutefois une caractéristique supplémentaire : Kiev donnerait en garantie de ce prêt sa créance sur Moscou.

Cela créerait un « double obstacle » pour le Kremlin. S’il parvenait à débloquer ses avoirs, il n’obtiendrait en fin de compte qu’une reconnaissance de dette signée par l’Ukraine, et ce titre stipulerait en outre que Kiev ne s’engagerait à rembourser le prêt que si la Russie versait des réparations. Pour récupérer ses liquidités, Moscou devrait alors convaincre un tribunal européen que le SPV a manqué à son devoir de conservateur en investissant les liquidités russes dans un prêt à l’Ukraine. Cela s’annonce difficile, comme nous le verrons plus loin. Mais soulignons d’ores et déjà deux avantages de notre plan.

Deux avantages: réduire le «risque hongrois» et apaiser la Belgique

Le premier est qu’il réduit le « risque hongrois ». Le plan de la Commission repose sur le gel indéfini des avoirs russes, qui selon elle, ne requiert pas de nouvelle décision du Conseil ; elle invoque à ce titre l’article 31.2 du TUE. Cependant, des États membres tels que la Hongrie pourraient contester ce point devant la Cour de justice européenne. S’ils obtenaient gain de cause, les avoirs seraient débloqués. La Russie pourrait alors exiger le remboursement de ses liquidités, Euroclear demanderait à l’UE de rembourser son prêt, et l’UE ou les États membres devraient débourser les fonds. Notre plan réduit ce risque, car il ne suffirait pas que la CJUE conclue en faveur de la Hongrie. Le Kremlin devrait également convaincre un tribunal européen que l’action de l’UE concernant ces avoirs était illégale.

Le second avantage de notre plan est qu’il soulagerait la Belgique en transférant le compte russe hors de Euroclear. Bart De Wever, le Premier ministre belge, a déclaré après le Conseil européen d’octobre qu’il souhaitait retirer le compte russe de Belgique : « Si quelqu’un souhaite récupérer la totalité du solde Euroclear... et assumer tous les risques, il peut le faire. Ce serait le jour le plus heureux – peut-être pas le plus heureux de ma carrière, mais ce serait un jour heureux de voir cet argent quitter la Belgique. Je souhaite m’en débarrasser. » C’est précisément ce que prévoit notre plan. Il permettrait à Euroclear de se retirer d’une lutte politique acharnée.

Le transfert du compte russe vers un SPV ou un autre conservateur ne constituerait pas une confiscation : la Russie resterait l’unique propriétaire de ce compte. Un tel transfert n’a rien d’exceptionnel. Les particuliers et les entreprises sont souvent informés que leurs comptes sont transférés à un tiers, en particulier lorsque le conservateur initial devient insolvable. De plus, il existe un précédent important en matière de transfert d’actifs souverains. Après la chute de Saddam Hussein, les actifs irakiens situés à l’étranger ont été transférés vers un compte de la Réserve fédérale de New York.

L’UE devrait bien sûr commencer par demander à Euroclear de transférer le compte vers le SPV. Cela pourrait se faire par une directive européenne, ou sur demande du gouvernement belge. Une option serait de reproduire la méthode proposée par la Commission dans son plan pour obliger Euroclear à investir ses liquidités dans un contrat de dette de l’UE. Cela impliquerait un règlement sur la base de l’article 215 du TFUE, qui peut être adopté à la majorité qualifiée. D’autres options pourraient s’appuyer sur le fait que M. De Wever décrit régulièrement le fait que la Belgique soit le principal dépositaire des avoirs russes bloqués comme une menace quasi existentielle pour la situation financière de son pays. Autoriser une transaction qui transférerait l’intégralité de cette charge à un tiers situé en dehors de la Belgique semblerait à la fois nécessaire et prudent.

Le transfert du compte réduirait également le besoin de garanties de la Belgique. En particulier, Euroclear n’aurait plus besoin d’une garantie de liquidité, car le compte aurait été transféré ailleurs. La nouvelle entité ad hoc n’aurait pas non plus besoin d’une garantie de liquidité. Et pour cause : si les avoirs étaient dégelés, tout ce que la Russie obtiendrait serait une reconnaissance de dette de l’Ukraine. Cela ne lui donnerait pas droit à des liquidités, à moins qu’elle ne paie des réparations.

Bien qu’il souhaite se débarrasser du compte russe, M. De Wever pourrait tout de même souhaiter obtenir une indemnisation. Il pourrait faire valoir que la Russie pourrait poursuivre la Belgique en justice en vertu de son traité bilatéral d’investissement pour ne pas avoir conservé le compte. Cependant, le fait qu’une directive européenne ait enjoint la Belgique de le faire lui donnerait une solide défense contre une telle plainte, car il serait alors illégal pour la Belgique de ne pas transférer le compte. Compte tenu du risque très faible que la Russie gagne un tel procès contre elle, l’UE et les États membres ne devraient pas s’inquiéter outre mesure de fournir à la Belgique l’indemnisation nécessaire.

La base juridique de notre plan

La Russie a initialement déposé des actifs auprès de Euroclear. Lorsque ceux-ci ont été convertis en espèces, du point de vue russe, Euroclear a cessé d’être un dépositaire pour devenir une banque. Si l’intégralité du compte russe était transférée à un SPV, il serait possible de rétablir ce rôle de dépositaire. Les espèces appartiendraient alors à la Russie et le SPV serait responsable de leur sécurité en tant que conservateur.

Le SPV devrait investir les liquidités russes dans un actif. La solution la plus responsable serait de les investir dans un instrument sans risque.

On pourrait alors considérer que le dépôt des liquidités auprès de la BCE, ou un investissement dans des obligations notées AAA telles que les obligations fédérales allemandes, serait l’investissement le moins risqué. Cependant, même ces options comportent un risque minime. Il n’est pas inconcevable que la BCE ou le gouvernement allemand fassent défaut.

En toute rigueur, le seul investissement absolument sans risque serait un investissement dans des obligations russes. En effet, si la Russie faisait défaut, elle économiserait exactement le montant qu’elle perdrait sur son investissement. Aucun autre investissement, pas même les obligations allemandes ou un dépôt auprès de la BCE, n’offre une telle garantie.

Cependant, le SPV ne pourrait pas investir dans des obligations russes ordinaires, car la politique de l’UE stipule que Moscou ne peut récupérer son argent que si elle paie des réparations. Si l’argent était investi dans une obligation russe ordinaire, Moscou pourrait faire défaut sur cette obligation et économiser exactement le montant investi dans l’obligation. Elle aurait ainsi effectivement débloqué ses actifs sans payer de réparations.

Il existe toutefois un investissement à la fois sans risque et conforme au principe selon lequel la Russie ne récupère son argent que si elle paie des réparations : un prêt de réparations. Bien qu’il s’agisse nominalement d’un prêt à l’Ukraine, il s’agit en réalité pour la Russie d’un investissement dans sa propre obligation. En effet, Kiev ne doit rembourser le prêt que si Moscou paie des réparations, la Russie recevant comme collatéral la créance de réparations de l’Ukraine. La chose la plus responsable à faire pour le SPV serait donc d’investir les liquidités de la Russie dans un prêt de réparation. Moscou aurait du mal à convaincre un tribunal du contraire.

Si le Kremlin est un jour en droit d’exiger le remboursement de ses fonds, le conservateur s’acquittera de son obligation en transférant à la Russie le titre légal du prêt de réparation. Moscou s’y opposerait, bien sûr. Elle pourrait faire valoir que le SPV devrait plutôt lui verser des espèces. Mais même si elle parvenait à convaincre un tribunal, cela ne mettrait pas fin à l’affaire. Le dépositaire ferait valoir que, s’il avait l’obligation de verser des espèces à la Russie, il devrait être considéré comme le propriétaire du prêt accordé à l’Ukraine. De plus, comme Moscou aurait refusé de payer les dommages de guerre, le SPV aurait hérité de la créance de l’Ukraine sur la Russie. Il aurait alors à la fois une créance sur le Kremlin et une obligation envers lui. En vertu du principe juridique standard de compensation, il pourrait annuler l’obligation par la créance.

La Russie pourrait chercher à contester cette annulation. Elle pourrait, par exemple, faire valoir que la demande de réparation de l’Ukraine n’est pas valable. Mais cet argument est peu convaincant, étant donné que les pays sont tenus, en vertu du droit international, de payer des réparations pour les dommages causés par des actes illégaux. Moscou devrait donc convaincre un tribunal européen que son invasion n’était pas illégale ou qu’elle n’avait causé aucun dommage. Bonne chance.

Notre plan serait également entièrement réversible. Pour récupérer son argent, la Russie n’aurait qu’à payer les réparations auxquelles elle est tenue par le droit international. L’Ukraine rembourserait alors le prêt. Cette réversibilité rend notre plan conforme à la doctrine selon laquelle les contre-mesures doivent être réversibles et ne doivent être utilisées que pour inciter un pays à respecter le droit international. En tant que tel, il offre une défense supplémentaire contre toute contestation juridique de la part de la Russie.

Conclusion: il n’y a pas de temps à perdre!

La demande de l’Ukraine à l’encontre de la Russie pour les dommages causés par l’invasion est juridiquement incontestable. Le fait que la Russie soit peu disposée à honorer cette demande n’a aucune incidence sur sa validité ou sa légalité.

L’objectif premier de notre proposition est de placer la Russie dans une position où elle ne puisse, moralement, politiquement ou juridiquement, revendiquer la restitution de ses avoirs immobilisés sans payer des dommages-intérêts pour son invasion illégale de l’Ukraine. Les deux obligations doivent être remplies ensemble ou ne pas être remplies du tout.

On pourrait faire valoir que notre plan comporte des risques qui ne sont pas présents dans celui de la Commission. Cependant, ces risques sont minimes. En revanche, le plan de la Commission comporte un risque important, à savoir que la Russie puisse obtenir le déblocage de ses avoirs sans payer de réparations. L’UE aurait donc intérêt à adopter notre plan ou, à tout le moins, à le tester avec la Belgique au cas où elle ne parviendrait pas à faire adopter le sien.

La version originale de ce document est disponible en anglais sous le titre « A better way to craft a reparations loan ».