Krasznahorkai, un prix Nobel entre cinéma et littérature edit

13 décembre 2025

L’Académie suédoise a décerné le 10 décembre le Prix Nobel de Littérature 2025 à l’écrivain hongrois László Krasznahorkai, couronné pour « son œuvre fascinante et visionnaire ». Cette œuvre prolifique, entre cinéma et romans, explore les thématiques de la dystopie et de la mélancolie.

László Krasznahorkai est né en 1954 à Gyula, une petite ville du sud-est de la Hongrie, non loin de la frontière roumaine. Après des études de latin et grec puis de droit et lettres à Szeged et Budapest, il travaille plusieurs années dans l’édition avant de s’installer à Szentendre en 1984 pour se consacrer à l’écriture dans un relatif isolement. Ses premières nouvelles sont publiées en 1977, et son premier roman, Le Tango de Satan (1985, trad. fr. Gallimard, 2000), fait immédiatement de lui une figure majeure de la littérature hongroise. Krasznahorkai s’installe à Berlin en 1987. Traduit en allemand dès 1988, en français (1996), en anglais (1998), puis dans de nombreuses langues, il reçoit en 2015 le prestigieux Man Booker Prize, avant le Nobel qui consacre une œuvre ambitieuse.

En France, László Krasznahorkai s’est d’abord fait connaître comme scénariste associé au réalisateur Béla Tarr, notamment pour Sátántangó (1994), un film de sept heures et demie tiré de son premier roman, puis Les Harmonies Weirckhmeister (2000), film issu de son roman La Mélancolie de la résistance (1989, trad. fr. Gallimard, 2006). La séquence d’ouverture quasi muette, en noir et blanc, des Harmonies de Weirckhmeister, autour d’une danse du soleil animée par des hommes éméchés dans un bar glauque et abandonné d’une petite bourgade rurale, souligne la noirceur métaphysique de sa littérature. Celle du film Damnation (1988) évoque dans un autre bar, le Titanic, la vitalité de la misère humaine. Cette collaboration scénaristique de près de 25 ans avec Béla Tarr s’achève avec un dernier film, le Cheval de Turin (2011), où Nietzche devenu fou le 3 janvier 1889 face à la maltraitance d’un cheval par un paysan-cocher, disparaît dans un hors champ pour laisser la place au cheval. À partir d’un court texte de Krasznahorkai, le film se décentre peu à peu pour montrer la relation du paysan-cocher et de sa fille afin d’explorer les thèmes de la solitude et du désespoir.

Dans un premier temps, sous l’angle d’un mariage alors fécond sinon rare entre la littérature et le cinéma, puis d’un croisement de regards autour de personnalités complexes, la prédominance fut plutôt accordée au cinéaste Béla Tarr qu’à l’écrivain, du fait notamment de cet attrait du noir renvoyant tant dans les films que dans les romans à « une atmosphère lugubre mais aussi à une tradition stylistique »[1]. Si Bélà Tarr évoquait l’utilisation du noir pour jouer sur la lumière, László Krasznahorkai décrypte des mécanismes romanesques en profondeur bien plus invisibles. « Si je me suis progressivement isolé sur les hauteurs du Mont Szentlászló, ce n’est pas par amour inconditionnel des montagnes et des forêts, ni par crainte des dangers de la civilisation urbaine, mais à cause de la répulsion grandissante que j’éprouve face à la nature humaine… je ne la dois qu’à moi-même : elle est irréversible »[2].

Ces films, récompensés dans des festivals, ont constitué pour certains spectateurs l’introduction à une œuvre littéraire dont l’émergence coïncide avec les changements de régime politique en Hongrie entre 1985 et 1994, puis l’après-communisme. Son œuvre inscrite dans la longue durée dégage une expérience spécifique du temps et de lhistoire, « là où les Hongrois ont toujours limpression dêtre restés prisonnier dun espace immense »[3]. Lécrivain décentre en permanence son regard sur les marges de la société.

Depuis la chute du communisme, Krasznahorkai n’a cessé de parcourir le monde, séjournant notamment en Chine puis longuement au Japon pour y consacrer un récit dédié à la déesse Seiobo (Seiobo est descendue sur terre, 2018). « Un de mes ancêtres était un marin marseillais, c’est peut-être de lui que j’ai hérité ce besoin incessant de voyager. »

Son œuvre foisonnante, près d’une quinzaine d’ouvrages, a été traduite dès le début par Joëlle Dufeuilly. De fait, une grande partie de la très riche littérature hongroise a été bien traduite en France, surtout après 1956, quand se rejoua un regain de faveur envers la Hongrie[4]. Avant 1945, la littérature hongroise s’inspirait plutôt d’auteurs allemands pour ensuite véhiculer l’expérience de sa séparation après 1948 avec l’Europe de l’Ouest, marquée également par l’isolement de la langue magyare — un isolement qui est dramatisé dans l’extraordinaire Epépé, de Ferenc Karinthy (1970), où un linguiste débarque dans un pays dont la langue lui est absolument inintelligible.

László Krasznahorkai, intégré dans une littérature-monde, témoigne de filiations tant à Beckett qu’à Kafka. Mais son parcours rappelle aussi celui de ces pairs qui l’auraient influencé, tous embarqués au siècle dernier et à des degrés différents dans une même odyssée mélancolique. On pourrait évoquer ici Tibor Déry (1894-1977) opposé au régime stalinien et interné, Victor Határ (1914-2006), emprisonné puis exilé à Londres tout comme Sándor Márai (1900-1989), réfugié et mort en Californie. Ou encore l’inclassable Milán Füst (1888-1967), romancier, dramaturge et poète. D’autres immenses écrivains tous traduits en français, d’une génération plus récente comme Péter Esterházy (1950-2016) enfant terrible de la littérature hongroise, décryptant le totalitarisme, ou comme Esther Kinsky, romancière hungaro-allemande née en 1956 et résidant en Allemagne, dont le dernier livre Voir plus loin (2024) relate la perte du cinéma. Sans oublier Imre Kertész (1929-2016) rescapé de Buchenwald, autre prix Nobel de littérature (2002), qui dans Être sans Destin (1975) témoigne des totalitarismes du XXe siècle avant de fuir Budapest pour s’exiler à Berlin[5].

À l’instar d’Imre Kertész, László Krasznahorkai repose la question de l’avenir d’une humanité privée de destin à partir d’une histoire confisquée puis meurtrie. Si certains romans ne sont pas réellement situés et pourraient se dérouler n’importe où, si d’autres ont pour cadre l’extrême-orient, l’écriture se déploie à partir de l’expérience historique singulière de la Hongrie du XXe siècle, prise en étau entre le totalitarisme nazi (conduisant  plus de 450 000 juifs hongrois à Auschwitz en 1944 au moment même du débarquement anglo-américain de Normandie) et le totalitarisme communiste envoyant vers les camps de travail soviétique 600 000 Hongrois accusés de collaboration avec le fascisme de l’amiral Horthy. Sans oublier encore près d’un million d’Hongrois déclarés ennemis de ce bonheur au quotidien, lorsqu’une famille sur trois sera arrêtée et emprisonnée entre 1948 et 1953[6]. Issu de cette génération du stalinisme, László Krasznahorkai n’aura de cesse de revisiter sous différents modes ce traumatisme du bonheur impossible, de la déchéance humaine, et de la proximité de l’apocalypse.

Claude Lefort éclairait déjà la pertinence de ce questionnement lié à la prégnance de l’univers totalitaire lorsqu’en 1976, dans son essai Un homme en trop, il montrait comment  Soljenitsyne décidait de résister par la littérature au mensonge social, alors que « le lieu du pouvoir aboutit à une dissolution des repères et de la certitude »[7]. Cette question continue à faire écho dans la Hongrie post-communiste où la notion de démocratie devenue « illibérale » tend à être vidée de son sens. L’expérience du nazisme puis du communisme a traversé pendant plus d’un demi-siècle la littérature et le cinéma hongrois. Le film Satantango permet par exemple de revenir sur l’influence du film Stalker (1979) de Tarkovski, évoquant la Zone et les camps en URSS, sur toute une génération d’intellectuels à l’Est, conduisant le cinéaste Bélà Tarr à comparer comment : « Chez lui la pluie lave les individus, les purifie en quelque sorte. Ma pluie reste sale et boueuse.[8] ». On peut donc relire le roman Tango de Satan en écho à d’autres références littéraires, notamment celles du Pavillon des cancéreux (1966) de Soljenitsyne. Ces écrivains devenus tous deux prix Nobel à 55 ans de distance élaborent la question de la résistance individuelle face à la déchéance morale et à la perte des illusions dans le monde communiste puis post-communiste. Chez László Krasznahorkai la noirceur devient centrale au fil de son écriture et se dissémine dans ses romans.

La littérature hongroise avait su développer des formes d’autonomie vis-à-vis du pouvoir communiste. Sous le régime populiste de Viktor Orban, la problématique d’une construction identitaire nationaliste autour de la « Magyarité » a fait fuir nombre de créateurs à l’étranger. Les questions tziganes et juives centrales dans l’histoire de cette Europe centrale occupée puis fracturée, alimentent toutes deux toujours la problématique des altérités disparues ou marginalisées en Hongrie[9]. On se doit donc de bien comprendre le travail de cet écrivain si particulier à travers les formes de résistance sociale qu’il a su insuffler dans son œuvre. Elles permettent de réinterroger les notions de marges dans le cadre d’une littérature de la résistance et de l’exil. Pratiquement tous ses romans réintroduisent une forme de cacophonie non seulement pour invisibiliser un réel discordant mais aussi pour pousser l’écriture dans ses derniers retranchements. À la source de ses récits, un monde à la fois donné et compréhensible qui peu à peu bascule dans une sorte d’apocalypse grotesque. Dans La Mélancolie de la Résistance, sous fond d’un bonheur socialiste disparu, une baleine atterrira au centre de la Hongrie, pourtant démunie de mers, et sèmera le trouble chez les villageois. Au milieu de nulle part, cette baleine échouée devient donc la métaphore d’un bonheur resté toujours inaccessible.

La trame de la plupart de ses romans se décline sous fond de désespoir et d’absurdité, et ses derniers allient l’ironie avec la duplicité. A New York, il écrit Petits travaux pour un palais (2024) un court récit hilarant sur la déliquescence en clin d’œil cette fois au cachalot prédateur de Moby Dick. Laszlo Krasznahorkaï arrive à jouer sur toutes les variations du désespoir pour montrer comment l’individu est assujetti au collectif ou  dépossédé de toutes perspectives à terme. Cette noirceur sociale trouve bien entendu des parentés avec les différentes analyses de sociologues hongrois comme Miklos Haraszti  et Elemer Hankiss, ou encore dans les premiers films documentaires de Bélà Tarr pointant dans Rapports préfabriqués (1982) les dysfonctionnements au quotidien du « socialisme du goulash » promu par János Kádár[10].

Milan Kundera pouvait écrire dans son Livre du rire et de l’oubli (1978) que « la lutte de l’homme contre le pouvoir, est la lutte de la mémoire contre l’oubli ». Le prix Nobel de littérature 2025 permet de nous rappeler dans la trame riche d’héritages culturels multiples d’une Europe centrale aux carrefours de différents totalitarismes et à la croisée du cinéma et de la littérature, comment un écrivain singulier a pu se nourrir de tous ces questionnements pour témoigner de la fragile condition humaine.

 

[1] Cf. Andras Kovacs « The Central Europe experience », in Screening Modernism, Chicago, University of Chicago Press, 2007. Voir Kristian Feigelson et Jarmo Valkola (dir), Cinéma hongrois, le temps et l’histoire, Théorème, 2003.

[2] À propos de sa nouvelle « Troisième discours », in Auteurs hongrois d’aujourd’hui, anthologie dirigée par Thomas Szende, Paris, In fine, 1996.

[3] Au sens où le décrivait dans ses films le cinéaste Miklos Jancso, Image et Son, n°217, mai 1968.

[4] Georg Kassai, « La littérature hongroise en France », in la Hongrie au XXe siècle, Paris, Harmattan, 2000.

[5] Clara Royer, Imre Kertesz : l’histoire de mes morts, Arles, Actes Sud, 2017.

[6] Kristian Feigelson, « Le bonheur dans le cinéma hongrois, in La vie de l’esprit, Chantal Delsol et Joanna Nowicki, (dir) , Paris, Cerf, 2021. Voir à ce sujet le film de Peter Forgacs Germanunity@balaton (2011) et l’ouvrage de son frère Andras Forgàcs, Fils d’espionne, Paris, Gallimard, 2021 relatant de la vie schizophrénique en Hongrie communiste.

[7] Claude Lefort, Un homme en trop, Paris, Seuil, 1976 (Réflexions sur l’Archipel du Goulag, Paris, Belin, 2015).

[8] Cf. Mon entretien avec Béla Tarr, « L’homme de Budapest », Positif, n°610, 2011. Sur Béla Tarr, voir Andras Kovacs, The Cinema of Bela Tarr, NY, Columbia University Press, 2011, Jacques Rancière, Bela Tarr, le Temps d’après, Paris, Cappricci, 2014, Corinne Maury et Syvlvie Rollet (dir.), Béla Tarr , de la colère au tourment, Crisnée, Yellow Now, 2016, Mathieu Lericq et Damien Marguet, Revoir Béla Tarr, Ecrans, 2024, 2, 22.

[9] Cf. Kristian Feigelson et Catherine Portuges, « Screen Memory, » Hungarian Studies, vol 31, 1, 2017.

[10] Miklos Haraszti, L’Artiste d’État. De la censure en pays socialiste, Paris, Fayard, 1983, Elemér Hankiss, Hongrie, diagnostiques. Essai en pathologie sociale, Genève, Georg, 1990.