Quand Bucarest et Paris réinventent la défense: la double résilience à l’épreuve edit

15 décembre 2025

Loin de n’être qu’un simple document bureaucratique, la définition d’une stratégie nationale de défense demeure un acte politique fondamental, qui plus est dans une période de fragmentation géopolitique majeure. Elle consiste à nommer les menaces, hiérarchiser les priorités, mobiliser les moyens (militaires, économiques, industriels) et fédérer la société autour d’un projet commun de résilience. A l’heure où les conflits régionaux se multiplient et où les défis technologiques bouleversent les équilibres stratégiques, une vision cohérente est indispensable pour éviter des réponses improvisées et à courte vue.

La publication d’une telle stratégie a aussi une dimension démocratique : elle crée un espace de débat, associe le Parlement et la société civile, et légitime les arbitrages budgétaires. Dans des démocraties européennes confrontées à la montée des populismes, cette transparence est un gage de crédibilité.

C’est dans ce contexte que la comparaison entre la stratégie nationale de défense roumaine (2025-2030), adoptée le 26 novembre 2025, et la mise à jour 2025 de la stratégie française en juillet dernier prend tout son sens, au-delà des particularismes nationaux, révélant une convergence frappante sur l’essentiel.

Deux stratégies, une même urgence: la fin des dividendes de la paix

Les deux pays partagent un diagnostic sans appel : le monde est devenu plus dangereux, plus instable, plus imprévisible. L’époque bénie des « dividendes de la paix » sous l’égide américaine s’est refermée brutalement. Ce qui prévalait hier n’est plus d’actualité, et la récente publication de la nouvelle stratégie nationale de sécurité américaine ne fait que confirmer spectaculairement ce point, au point de remettre en cause toutes les certitudes sur les Etats-Unis et l’OTAN.

Les deux stratégies convergent sur les menaces structurantes : la guerre hybride, qui brouille les frontières entre paix et conflit, entre intérieur et extérieur, entre militaire et civil ; les cybermenaces, qui peuvent paralyser un pays sans qu’un seul coup de feu soit tiré ; l’instabilité énergétique, devenue une arme de chantage et de pression ; la compétition technologique, où se joue désormais la supériorité militaire ; et surtout, le retour de la confrontation directe entre puissances.

Malgré leurs différences d’échelle, la France restant une puissance globale dotée de l’arme nucléaire et de capacités de projection, tandis que la Roumanie reste une puissance régionale focalisée sur la défense de son territoire, et d’ambition, les deux pays témoignent d’une même prise de conscience : l’urgence à repenser les instruments de la sécurité collective, à mobiliser les ressources nationales, à préparer les sociétés aux chocs, et à reconstruire une culture stratégique que trois décennies de paix relative avaient érodée. Cette convergence n’est pas fortuite : elle reflète un basculement d’époque, où l’Europe dans son ensemble redécouvre, parfois douloureusement, qu’elle vit dans un monde de compétition et de menaces, et que sa survie comme espace de prospérité et de liberté n’a rien d’acquis.

Contexte stratégique partagé: l’Europe turbulente et le flanc Est vulnérable

Si la perception des menaces converge, les contextes géopolitiques dans lesquels évoluent la Roumanie et la France demeurent profondément différents, avec des implications directes sur leurs priorités stratégiques.

Pour la Roumanie, la guerre en Ukraine est une réalité tangible vécue au quotidien, à quelques centaines de kilomètres de ses frontières. Les explosions résonnent parfois en territoire roumain, les réfugiés ont afflué par centaines de milliers, les survols par des drones russes se multiplient, créant une tension permanente. Les menaces russes englobent un spectre complet d’actions hybrides : désinformation sapant la confiance démocratique, cyberattaques ciblant les infrastructures critiques, manipulation des minorités linguistiques ou instrumentalisation de la corruption. La mer Noire, autrefois espace de coopération régionale et de transit énergétique, s’est transformée en théâtre d’opérations militaires critiques où se jouent la liberté de navigation, le contrôle des infrastructures portuaires, la sécurité des câbles sous-marins et l’équilibre stratégique régional. La stratégie roumaine doit répondre à une urgence existentielle : garantir simultanément la sécurité territoriale face à une menace extérieure imminente et la cohésion nationale face aux tentatives de déstabilisation interne.

La France évolue dans un environnement stratégique tout aussi complexe, mais marqué par la globalité des enjeux et la multiplicité des théâtres d’opération. Le retour des menaces de haute intensité constitue une rupture majeure. Pendant trois décennies, les armées françaises se sont préparées à des opérations de contre-insurrection ou d’interventions limitées. Il s’agit désormais de renouer avec la préparation à des affrontements symétriques contre des adversaires dotés de capacités comparables, imposant une montée en puissance industrielle, une mobilisation de réservistes et une acceptation sociale du sacrifice.

La fin de la solidarité transatlantique telle que nous l’avions connue amplifient ces défis. Les fluctuations de la politique américaine obligent Paris et Bucarest à envisager des scénarios où la garantie américaine pourrait s’avérer insuffisante ou tardive. Cette incertitude nourrit l’ambition d’autonomie stratégique, comprise comme la capacité à agir seule si nécessaire ou à constituer le noyau d’une coalition européenne en l’absence d’engagement américain immédiat.

La double résilience roumaine et l’ambition française: deux modèles complémentaires

La stratégie roumaine 2025-2030 se distingue par la double résilience, selon le concept du politologue Alexandre Escudier[1]. Autrement dit, dans un monde marqué par la guerre hybride et la compétition systémique, la sécurité d’un État ne se mesure plus seulement à la puissance de ses armées, mais à sa capacité à résister aux chocs multiformes — militaires, économiques, sociétaux, informationnels.

La résilience externe englobe les capacités de défense : modernisation des forces armées (défense aérienne et antimissile, frégates pour la mer Noire, véhicules blindés, drones, guerre électronique) améliorant l’interopérabilité avec les forces de l’OTAN, et la consolidation des alliances existantes face à une Russie militairement supérieure. La protection des infrastructures critiques et la sécurisation énergétique (diversification, exploitation du gaz en mer Noire, énergies renouvelables, terminaux GNL) complètent cette résilience externe.

L’originalité de l’époque réside dans la résilience interne, qui reconnaît que les batailles se livrent autant dans les institutions et la société que sur les champs de bataille. Cette résilience suppose une adaptation de l’Etat : renforcement de l’efficacité administrative, amélioration des services publics, transparence. La lutte contre la corruption, qui mine la confiance institutionnelle et offre des prises aux ingérences étrangères, est essentielle. Sans un Etat fonctionnel et légitime, les populations deviennent vulnérables à la déstabilisation informationnelle.

La cohésion sociale représente le deuxième pilier. Dans un pays marqué par les inégalités territoriales, l’émigration massive et les tensions politiques, construire un sentiment d’appartenance nationale devient un impératif stratégique. La stratégie mise sur le développement régional, l’amélioration des services ruraux, la lutte contre l’exclusion et un récit fédérateur. La préparation aux crises non-militaires (sanitaires, climatiques, technologiques) complète cette approche.

Face à un adversaire expert en exploitation des failles sociétales, la Roumanie comprend que la meilleure défense réside dans une société cohésive, un Etat fonctionnel et une population mobilisée. La double résilience reconnaît que les batailles se livrent sur tous les fronts simultanément, et qu’un Etat ne peut être fort à l’extérieur s’il est faible à l’intérieur.

La vision française s’inscrit dans une tradition différente, celle d’une puissance globale qui ne renonce ni à son autonomie, ni à son ambition internationale. La Revue nationale stratégique 2025 s’articule pour sa part autour de quatre piliers.

Le premier demeure la dissuasion nucléaire, socle de l’autonomie stratégique française. La France réaffirme que sa force de frappe constitue la garantie ultime de son indépendance, avec une modernisation continue des composantes océanique et aéroportée. Le deuxième est la résilience nationale : protection des infrastructures critiques ; sécurisation des approvisionnements stratégiques via la reconstitution de stocks et la relocalisation de productions vitales ; préparation aux crises sanitaires et énergétiques. Le troisième, l’économie de guerre, constitue une rupture conceptuelle. La guerre en Ukraine a montré que les stocks s’épuisent en quelques mois. L’économie de guerre suppose une transformation du modèle industriel : relocalisation des productions critiques, capacités excédentaires, stocks tournants, et mutualisation européenne pour développer conjointement les systèmes d’armes de prochaine génération. Le quatrième, la souveraineté technologique, reflète la conviction que les guerres futures se gagneront par la maîtrise des technologies de rupture : intelligence artificielle, informatique quantique, missiles hypersoniques, drones autonomes, cyberdéfense. La France entend préserver son autonomie par des investissements massifs dans la recherche, le soutien à des champions industriels et la protection du capital technologique.

La stratégie française assume sa dimension européenne, tout en préservant son autonomie nationale. Paris reconnaît que la défense de l’Europe ne peut reposer sur ses seules épaules. La construction d’une autonomie stratégique européenne suppose une coordination des doctrines, une mutualisation des capacités et une solidarité effective. Mais la France refuse toute dilution de sa souveraineté : l’autonomie européenne doit compléter, non remplacer, les souverainetés nationales.

Ce modèle témoigne d’une volonté de peser sur les événements. Mais il suppose des moyens financiers considérables, une acceptation sociale parfois difficile, et des arbitrages entre priorités concurrentes.

Du puzzle continental à l’architecture de la résilience

Les stratégies roumaine et française révèlent une Europe stratégique inachevée, fragmentée mais potentiellement capable de se réinventer. L’Europe ne survivra pas comme acteur autonome si elle additionne vingt-sept stratégies sans les articuler dans un projet commun. La guerre en Ukraine, la rupture transatlantique trumpiste et la compétition technologique rappellent qu’un continent divisé est condamné à subir les rapports de force.

Le chemin vers une Europe de la résilience partagée existe. Les stratégies de Bucarest et Paris convergent sur la nécessité de mobiliser l’ensemble des ressources face aux menaces multiformes. Cette convergence, élargie aux États membres, pourrait constituer le socle d’une doctrine européenne crédible.

Ces stratégies rappellent que la défense est d’abord une question de volonté politique. Elles montrent que le temps presse : les adversaires n’attendent pas que Bruxelles achève ses négociations pour exploiter les failles européennes. La question n’est plus de savoir si l’Europe doit construire une autonomie stratégique, mais si elle en aura le temps et les moyens. Reste à savoir si les dirigeants européens sauront s’élever à la hauteur de ce défi historique.

[1]  Voir aussi Antony Dabila et Alexandre Escudier, « La résilience démocratique externe de l’Europe à l’épreuve », Les essais de Telos, 7 décembre 2025.