La Moldavie, laboratoire de la double résilience démocratique edit

7 octobre 2025

L’élection législative du 28 septembre 2025 a été marquée par des menaces hybrides, des campagnes de désinformation et une forte polarisation politique. Pourtant, malgré ces pressions, le Parti Action et Solidarité (PAS) de Maia Sandu a remporté une nette victoire (un peu plus de 50% des voix, avec 52% de participation), confirmant ainsi la trajectoire pro-européenne actuelle du pays.

Parmi les partenaires internationaux et les commentateurs, beaucoup a été dit sur le caractère existentiel et pro-européen de ce vote ; la présidente moldave elle-même en avait fait l’enjeu principal, proclamant à l’occasion de son discours du 9 septembre dernier au Parlement européen que « Si notre démocratie ne peut pas être protégée, alors aucune démocratie en Europe n’est sûre ». Cette déclaration de Maia Sandu illustre parfaitement l'interdépendance des démocraties européennes face aux menaces contemporaines. Mais elle soulève aussi une question plus profonde : qu'est-ce qui rend une démocratie véritablement protégeable ? Pour y répondre, il faut dépasser la seule dimension géopolitique et penser ensemble les fragilités internes et les pressions externes qui pèsent sur les régimes démocratiques.

Qu’appelle-t-on la double résilience démocratique?

La double résilience démocratique, concept forgé par le politologue Alexandre Escudier, propose une grille de lecture pour comprendre comment les démocraties contemporaines peuvent survivre aux crises multiples qui les traversent. L’idée centrale est simple : une démocratie ne se défend pas seulement contre les menaces extérieures, elle peut aussi s’effondrer de l’intérieur. Sa solidité repose donc sur deux piliers indissociables.

En premier lieu, la résilience interne désigne la capacité d’une société démocratique à maintenir son lien social et institutionnel malgré les fragmentations économiques, culturelles ou politiques. Cette cohésion dépend de l’existence d’un centre de gravité social : un noyau de citoyens qui soutiennent le régime, s’y sentent représentés et bénéficient d’un certain bien-être matériel et symbolique. Lorsque ce centre s’affaiblit, par le déclassement, la méfiance ou l’abstention, la démocratie se vide de sa substance et devient vulnérable à la polarisation comme à la démagogie.

Ensuite, la résilience externe renvoie à la capacité d’une démocratie à préserver sa souveraineté et ses valeurs face aux chocs venus de l'extérieur : pressions géopolitiques, dépendances économiques, guerres informationnelles, ingérences étrangères. Dans un monde interdépendant, aucune démocratie ne peut vivre en vase clos. Elle doit donc apprendre à se défendre sans renier ses principes, à coopérer sans se soumettre.

De fait, la force du concept de double résilience tient précisément à l’articulation de ces deux dimensions : une démocratie solide à l'intérieur résiste mieux aux pressions extérieures ; et, réciproquement, une sécurité géopolitique durable n'est possible que si le tissu social interne ne se déchire pas.

La Moldavie à l’épreuve de la résilience interne: un corps social en reconstruction

Si la victoire du PAS confirme la trajectoire pro-européenne de la Moldavie, elle ne doit pas masquer les fragilités profondes qui minent le tissu social moldave. Car au-delà des pressions extérieures, c'est bien à l'intérieur que se joue la solidité — ou la vulnérabilité — de la démocratie moldave. Trois dynamiques méritent ici une attention particulière.

Tout d’abord, la Moldavie demeure parmi les pays les plus pauvres d’Europe, avec un PIB par habitant inférieur à 8 000 dollars. Surtout, près d’un tiers de ses citoyens vivent désormais à l'étranger, constituant une diaspora massive dont les transferts de fonds représentent une part considérable du revenu national. Ce phénomène migratoire produit ce qu’Alexandre Escudier appelle un « grand désencastrement social » : la désaffiliation politique s'installe, les équilibres territoriaux se défont, et la vie collective se trouve profondément déstructurée. Les résultats électoraux reflètent d’ailleurs cette fracture géographique et sociale. Le PAS a largement dominé dans les centres urbains et parmi la diaspora, tandis que le Bloc des Patriotes concentre le vote rural, gagaouze et transnistrien.

Ensuite, longtemps minée par des scandales retentissants, la Moldavie a entrepris depuis quelques années de restaurer la confiance dans ses institutions. Ainsi, la loi n° 100 de juin 2025, qui renforce le contrôle des financements politiques, témoigne de cette volonté de transparence. Conséquence directe, plusieurs partis pro-russes ont ainsi été exclus du scrutin pour illégalités avérées, au grand dam de l’opposition. Cette stratégie soulève un débat délicat : jusqu’où peut-on restreindre la compétition politique au nom de la défense de la démocratie ? Alexandre Escudier parlerait ici sans doute d’un paradoxe de la résilience : pour protéger le jeu démocratique, on accepte d’en limiter l’ouverture. Si ces exclusions étaient juridiquement fondées, elles n’en alimentent pas moins un sentiment de défiance parmi les électeurs des formations écartées, qui dénoncent parfois un autoritarisme déguisé. La ligne est fine entre l'assainissement institutionnel et la tentation d'une « démocratie protégée » qui finirait par s’éloigner de ses propres principes.

Enfin, il faut observer que le succès du PAS repose sur un socle électoral bien identifié : urbain, jeune, féminin, éduqué, pro-européen. Ce bloc, minoritaire démographiquement mais majoritaire politiquement, assure une stabilité loyale, essentielle pour la résilience interne. Toutefois, ce centre de gravité social reste partiellement reconstruit. Les périphéries — Gagaouzie, campagnes appauvries, Transnistrie, travailleurs expatriés — demeurent à distance, sinon en retrait. Le risque est réel d'une démocratie à deux vitesses : une élite morale et modernisatrice qui gouverne sans parvenir à entraîner le reste de la société, configuration fragile qui laisse le champ libre à la polarisation et au ressentiment.

Pour consolider cette cohésion sociale et éviter que la victoire électorale du PAS ne reste une victoire en trompe-l’œil, politiquement solide mais socialement fragile, les autorités moldaves et leurs soutiens devraient activer simultanément trois leviers : la redistribution, pour compenser les inégalités régionales et investir dans les infrastructures rurales ; la reconnaissance, pour donner une place à la diversité des identités dans le récit national ; et la réforme institutionnelle, pour élargir la participation politique et moderniser les modes de représentation.

Résilience externe: une souveraineté menacée mais consolidée

Si la Moldavie doit reconstruire son lien social interne, elle doit simultanément faire face à des pressions extérieures d’une intensité rare en Europe. Car la démocratie moldave ne se joue pas seulement dans les urnes ou dans les institutions : elle se joue aussi dans un environnement géopolitique hostile, où chaque élection devient un champ de bataille informationnel et où la souveraineté nationale est constamment mise à l'épreuve.

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, la Moldavie vit dans l’ombre de la guerre. Son territoire, frontalier de l’Ukraine et traversé par la présence militaire russe en Transnistrie, est directement exposé aux campagnes de déstabilisation orchestrées par Moscou. Ces menaces ne sont pas théoriques : à la veille du scrutin législatif, les autorités moldaves ont annoncé avoir découvert des plans d’actions subversives visant à perturber le processus électoral. Faux mouvements de protestation, transferts massifs d'argent depuis la Russie, coordination logistique via la Transnistrie : l’arsenal déployé relève de ce que les analystes appellent la « guerre réflexive ».

Cette stratégie est particulièrement perverse. En poussant Chișinău à se défendre — par des interdictions de partis, des contrôles renforcés, des mesures de sécurité —, Moscou peut ensuite dénoncer une dérive autoritaire et alimenter le discours selon lequel la Moldavie ne serait plus une démocratie, mais un régime sous influence occidentale. Le piège est redoutable : ne rien faire, c'est laisser le champ libre à la subversion ; agir, c’est risquer de paraître antidémocratique. C’est dans cet étau que se joue la résilience externe de la Moldavie. Cette stratégie de guerre réflexive trouve aujourd'hui des relais inattendus dans l'écosystème numérique mondial. Le jour même du scrutin, Pavel Durov, fondateur de Telegram, accusait la France d'avoir exigé de son entreprise qu'elle « censure » des canaux exprimant « des positions politiques déplaisant aux gouvernements français et moldave ». Elon Musk a aussitôt relayé ces accusations sur sa propre plateforme.

Face à ces pressions, la Moldavie ne se tient pas seule. Depuis l’obtention du statut de candidat à l’Union européenne en 2022, le pays bénéficie d’un ancrage qui renforce considérablement sa capacité de résistance. L’UE a fourni un soutien financier substantiel, déployé des observateurs électoraux, et mené une diplomatie publique active pour légitimer les réformes moldaves. Plusieurs États-membres ont également appuyé juridiquement l’exclusion de partis financés par Moscou, reconnaissant que la défense de la démocratie moldave était aussi une affaire européenne.

Cette dynamique illustre ce qu’Escudier appelle une « écologie stratégique polycentrique » : la défense démocratique n'est plus le monopole de l’État national, elle se déploie à travers un réseau d'institutions — nationales, européennes, citoyennes — qui se coordonnent et se renforcent mutuellement. C’est une forme de résilience partagée, où aucun acteur ne peut tout faire seul, mais où la combinaison des efforts produit une solidité collective.

Toutefois, cette interdépendance comporte aussi ses risques. Si Bruxelles devient le principal garant de la stabilité moldave, la résilience externe risque de se transformer en tutelle douce : une souveraineté formelle, mais une marge de manœuvre réduite. La question n’est donc pas de refuser le soutien européen, qui est vital, mais de veiller à ce qu’il n'entrave pas la capacité du pays à définir son propre chemin.

La résilience externe ne se résume pas à la capacité de résister aux attaques. Elle suppose aussi de préserver sa souveraineté sans se renier, de coopérer sans se soumettre, et de défendre ses valeurs démocratiques tout en restant fidèle à ses principes. Pour la Moldavie, ce défi est quotidien. Et son issue déterminera non seulement son avenir, mais aussi celui de nombreuses démocraties européennes exposées aux mêmes menaces.

La Moldavie, laboratoire fragile d'une démocratie résiliente

Dans ce contexte de pressions géopolitiques intenses, la victoire du PAS marque indéniablement un point d’inflexion dans la trajectoire du pays. Mais cette victoire n'est qu’un début, et peut-être même seulement une pause dans une épreuve de longue haleine.

En effet, la Moldavie se trouve désormais face à un défi plus profond et plus exigeant que celui d’une élection : transformer sa résistance ponctuelle en résilience durable. Il ne s’agit plus seulement de tenir un scrutin sous pression, mais de bâtir une démocratie capable de se régénérer malgré les fractures sociales, de se défendre sans se durcir, et de préserver sa souveraineté sans basculer dans la dépendance. Cette tâche suppose de naviguer entre deux écueils redoutables.

Le premier est le « dilemme du bouclier et du miroir » : protéger la démocratie contre les ingérences extérieures sans exclure une partie de sa propre société. En marginalisant l’opposition pro-russe, les autorités moldaves ont renforcé la cohérence de leur projet européen, mais elles ont aussi alimenté un sentiment d’injustice parmi des électeurs déjà éloignés du centre de gravité social. Comment défendre la démocratie sans la vider de sa pluralité ? Comment garantir la sécurité du processus électoral sans restreindre l’espace du débat ? Ce sont là des questions sans réponse simple, mais qui détermineront la qualité démocratique du pays dans les années à venir.

Le second écueil est celui de la fatigue démocratique. La mobilisation civique qui a porté le PAS repose en bonne partie sur un sentiment d’urgence existentielle, au vu du comportement électoral des indécis dans l’isoloir, marqué par une forme de légitimisme envers les autorités en place. Mais la peur, si elle peut souder une société face au danger immédiat, ne peut constituer le socle d’un engagement durable. Si les promesses sociales tardent, si les inégalités régionales persistent, si les jeunes continuent d’émigrer massivement, le centre de gravité social patiemment reconstruit risque de s’effriter. Et avec lui, c'est toute la résilience interne de la Moldavie qui pourrait s’affaisser.

Si la Moldavie parvient à reconstruire son corps social tout en préservant sa souveraineté, elle pourrait tracer une voie pour d'autres démocraties européennes confrontées aux mêmes tensions. Les questions qu'elle se pose — comment maintenir la cohésion sociale, protéger les institutions démocratiques sans restreindre les libertés, et conjuguer ouverture au monde et souveraineté — vont bien au-delà de ses frontières. Bien qu'elle ne détienne pas toutes les réponses, la Moldavie pose les bonnes questions et son parcours mérite d’être suivi avec attention, car il préfigure les défis démocratiques de demain.