Comment survivent les démocraties edit

Ouvrage collectif sous la direction du regretté Jean Baechler et d’Alexandre Escudier, Résilience démocratique rassemble une vingtaine de contributeurs autour d’une question très actuelle, celle du devenir des démocraties, interrogeant les concepts clés du champ et offrant une perspective de longue durée. S’inscrivant dans la tradition de l’approche proposée dans l’ouvrage fondateur Démocratie (1985) de Jean Baechler, mobilisant une approche pluridisciplinaire et une réflexion de l’ordre de la sociologie historique, les auteurs offrent une perspective originale sur la résilience démocratique. Dans cet ouvrage divisé en deux grandes parties (« Histoires » et « Aspects et défis contemporains »), le propos des co-auteurs participe aux débats contemporains, permettant d’explorer les mécanismes de stabilité et d’adaptation des régimes démocratiques.
L’originalité de l’approche baechlérienne: une démocratie fondée sur l’obéissance raisonnée
Les approches de la résilience démocratique mettent souvent l’accent sur les institutions (Etat de droit, séparation des pouvoirs, élections libres), les facteurs sociétaux (Robert Putnam sur le capital social et Larry Diamond sur la société civile) ou culturels (les valeurs, normes et croyances partagées qui soutiennent la démocratie, comme chez Almond et Verba ou Ronald Ingelhart). D’autres analyses explorent la capacité d’adaptation des systèmes démocratiques face aux crises via l’innovation et la flexibilité (Wolfgang Merkel, David Stasavage) ou encore l’approche systémique, observant la résilience à travers l’interaction entre institutions, société et environnement externe (les systèmes consociatifs et interactions systémiques chez Arend Lijphart ou Philippe C. Schmitter).
Par contraste, l’approche baechlérienne de la démocratie repose sur une conceptualisation atypique du pouvoir politique, fondée sur le ressort de l’obéissance consentie (plutôt que sur une approche philosophique ou juridique) ; ainsi que le note Thomas Maissen, Baechler « se focalise moins sur le détenteur (objectif) du pouvoir que sur les motifs (subjectifs) d’obéir à des ordres » (p.179). Dans cette perspective, le régime politique est défini comme une « manière particulière de gérer les relations de pouvoir entre humains réunis en société, en l’occurrence une « politie », c’est-à-dire un ensemble bénéficiant des dispositifs et des procédures à même de régler les conflits sans recourir à la violence, alors que, envers l’extérieur, leur absence peut induire tout conflit à dégénérer en guerre. » (p.7)
Ainsi, contrairement aux régimes autocratiques, qui s’appuient sur la peur, ou aux hiérocraties, qui reposent sur un idéal transcendant, la démocratie se caractérise par l’adhésion rationnelle des citoyens aux décisions des gouvernants, perçus comme compétents (« La démocratie est le régime dans lequel les citoyens se conforment aux directives parce qu’ils estiment qu’il est dans leur intérêt de suivre les conseils ou les instructions de personnes qu’ils considèrent comme compétentes. », p.7).
Cette approche présente un double intérêt. D’une part, elle permet d’éclairer les fondements de la légitimité démocratique à partir des dynamiques sociales plutôt que des seules institutions. D’autre part, elle met en avant la dimension hybride du régime démocratique : si le pouvoir est enraciné dans chaque citoyen, il prend des formes variées selon les modalités de délégation et d’exercice du pouvoir.
La longue durée: un prisme essentiel pour comprendre la résilience démocratique
Une fois l’approche de la démocratie posée, il convient de s’attarder sur la résilience démocratique elle-même, fil d’Ariane de l’ouvrage, définie comme « la capacité d’un régime à résoudre les problèmes qui se posent, à surmonter les crises, à s’adapter indéfiniment à des circonstances toujours changeantes et à se perpétuer. » (p.8)
L’une des contributions majeures de cet ouvrage réside dans l’étude des démocraties anciennes et leur capacité à survivre dans des contextes politiques et sociaux variés. Ainsi, Baechler mobilise le concept de morphologie sociale pour retracer l’évolution des formes de cohésion au sein des sociétés démocratiques, des premières bandes de chasseurs-cueilleurs aux sociétés segmentaires (« La résilience comme un objet du réel demeure fidèle à lui-même et à son essence, en dépit de toutes les vicissitudes », p.15). Les contributions de Vincent Azoulay pour Athènes, et de Yann Le Bohec pour Rome, s’inscrivent dans cette démarche du temps long.
L’analyse des cas historiques permet ainsi de comprendre que la pérennité démocratique ne repose pas sur l’immobilisme, mais sur la capacité d’adaptation et d’innovation des institutions et des normes sociales. En effet, avant l’ère moderne, toutes les démocraties historiques ont péri, soit parce qu’elles ont perdu les guerres, soit parce qu’une victoire à des guerres ont imposé des développements internes renforçant l'exécutif (et donc, en tendance, l'autocratie impériale). En d’autres termes, « Aucune démocratie bien instituée, c’est-à-dire fidèle à son principe fondateur dans ses dispositifs et ses procédures, n’a jamais péri du fait des problèmes qu’elle aurait été incapable de surmonter ou de crises non résolues » (p.10). L’exemple de la République de Gênes, développé par Antony Dabila illustre par exemple cette idée : loin de correspondre au modèle démocratique contemporain, son système reposait sur une fragmentation du pouvoir et l’instauration de contre-pouvoirs (« Pas question de prendre démocratique dans son sens contemporain… mais comme synonyme de partage du pouvoir et d’instauration d’institutions de contrôle des conditions d’exercice de ce pouvoir. », p.63). C’est l’approche qui a également guidé les chapitres concernant les villes de Venise (Elisabeth Crouzet-Pavan), Florence (Ilaria Taddei), Gand (Marc Boone). Des articles sur l’échelle étatique concernant les Provinces-Unies (Charles-Edouard Levillain), amenant à « une plongée dans les eaux profondes des débats publics » (p.169), donnant une force d’autonomie au demos, la Suisse (Thomas Maissen), les Etats-Unis (François Vergnolle de Chantal), l’Allemagne (Gilbert Merlio), le Brésil (Fernando Menezes de Almeida) ainsi que l’Amérique hispanique (Alain Rouquié) complètent ce panorama du temps long.
Défis contemporains et débats actuels
La seconde partie du livre engage une réflexion sur les défis contemporains des démocraties face aux crises de légitimité, aux mutations technologiques et aux transformations du paysage politique mondial. Virginie Tournay aborde ainsi l’impact de la numérisation sur les sociétés démocratiques, notamment en matière de confiance dans les institutions ou de disparition de l’idée d’espace public du fait de la confusion entretenue entre savoir et opinion dans les espaces numériques, fait accentué par les biais cognitifs. De ce point de vue, on peut émettre le constat que « La numérisation de nos sociétés renforce l’inadaptation de nos institutions à ce bouleversement anthropologique » (p.275), soulignant la forte contradiction entre le fait d’avoir accès à toutes les informations du monde et la formation de groupes en ligne qui ne communiquent qu’entre eux. Arnaud Mercier poursuit l’analyse en s’attachant au rôle des médias dans l’espace public.
De son côté, Nicolas Leron analyse la complexité croissante des interactions politiques en Europe, sous l’angle du « grand détriplement européen » et souligne la nécessité de construire un « arc de sécurité démocratique continental ». En effet, la démocratie est décrite dans la contribution comme l’infrastructure critique des infrastructures critiques, à savoir une dimension essentielle pour comprendre et mettre en œuvre la transition énergétique, la cohésion sociale et la stabilité géopolitique. Les chapitres sur la démocratie face au réchauffement planétaire (Christian de Perthuis), aux défis dissymétriques planétaires (Frédéric Ramel) ou aux enjeux de l’inter-socialité (Bertrand Badie) complètent cette réflexion sur la démocratie face à des enjeux dont l’échelle dépasse le cadre stato-national.
Trois contributions finales méritent encore l’attention du lecteur pour aider à une montée en généralité de la réflexion sur la résilience démocratique, au-delà des cas concrets qui traversent l’ouvrage, dans une perspective de sociologie historique. L’ultime chapitre de Kurt Weyland montre, contre le pessimisme ambiant, que si le populisme représente une menace importante pour la démocratie libérale, il parvient rarement à démanteler les institutions démocratiques. Malgré la montée en puissance des dirigeants populistes, la plupart ne parviennent pas à étouffer le pluralisme libéral grâce aux freins et contrepoids institutionnels, ainsi qu’à la mobilisation de l’opposition. Contre toute attente, les dirigeants populistes ne peuvent détruire la démocratie que dans des conditions particulières et restrictives. Deux chapitres d’Alexandre Escudier, enfin, traitent à la fois des conditions de possibilité de l’érosion contemporaine de la démocratie, ainsi que de la perspective d’une troisième grande parenthèse autoritaire. De manière convergente avec la contribution de Kurt Weyland, il conteste une vision pessimiste de la résilience démocratique ; « le bruit des désaccords quotidiens est la basse continue de la démocratie, a fortiori en régime hyperdémocratique moderne. Il ne doit pas être confondu avec l’impression de non-résilience » (p.347), poursuivant une réflexion sur la démocratie en partant de ses attributs fondamentaux, de ses niveaux de réalité et de la qualité des polities. Cette réflexion s’articule avec l’échelle plus large des relations internationales, concluant que la nature oligopolaire du système international permet une non-érosion des conditions de possibilité de la démocratie. De plus, il constate que « la paix démocratique interne est stable lorsque les termes de l’échange politique ne sont pas dégradés par des processus disruptifs et que les biens publics premiers sont en conséquence produits par la puissance publique, sur l’ensemble du territoire, et accessible à chacun sans surcoût de coalition ni privilège » (p.396-397).
Ainsi, l’ouvrage Résilience démocratique constitue une contribution essentielle à la réflexion sur la démocratie en mobilisant une approche historique et systémique. Face à la montée des populismes, les inégalités sociales et les crises de légitimité politique, en analysant les mécanismes d’adaptation des régimes démocratiques à travers les siècles, il offre une grille de lecture précieuse et fertile. Toutefois, une étude plus approfondie des cas d’Europe centrale et orientale aurait permis d’enrichir la démonstration en offrant une diversité de modèles de résilience démocratique. Ainsi, l’Empire polono-lituanien, souvent présenté comme une forme de « noble démocratie », aurait pu fournir un contrepoint intéressant aux modèles occidentaux étudiés. Son système, bien que limité à la noblesse, présentait des formes de participation politique qui mériteraient une analyse plus poussée. On pourra émettre le même constat pour la République de Raguse ou la République de Novgorod (du XIIe au XVe). La focalisation sur les modèles occidentaux classiques tend à exclure certaines formes de résilience qui ont pourtant joué un rôle clé dans l’histoire politique européenne.
En fin de compte, l’approche novatrice de cet ouvrage réside dans son intégration d’une sociologie historique comparée de longue durée, permettant de révéler des dynamiques souvent négligées dans les études contemporaines. En élargissant le champ d’analyse à des contextes géopolitiques variés, il ouvre la voie à une compréhension plus globale et nuancée des mécanismes de résilience démocratique. Cette perspective enrichit non seulement notre compréhension des systèmes politiques passés mais éclaire également les défis actuels de la démocratie, offrant ainsi des outils analytiques précieux pour les citoyens, chercheurs et décideurs politiques.
Jean Baechler et Alexandre Escudier (dir.), Résilience démocratique. Eléments de sociologie historique, Paris, Hermann, 2024.
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