La crise politique, tous coupables edit

10 octobre 2025

La crise politique actuelle met en lumière les responsabilités des différents acteurs dans les jeux politiques. Mais, parmi les différentes causes de cette crise, la plus importante concerne le fonctionnement de notre système politique. Personne ne sait plus ce qu’est le régime de la Ve République ni ce qu’il devrait être.

Tout part d’une ambiguïté sur la nature même du régime. Cette ambiguïté est née de la superposition, sur le texte constitutionnel de 1958 qui confère au Premier ministre la direction de l’action du gouvernement, de la révision constitutionnelle de 1962 instaurant l’élection du président au suffrage universel.

De l’ambiguïté à la crise ouverte

Cette révision constitutionnelle était fidèle à la conception qu’avait le général de Gaulle de son rôle comme chef du pouvoir exécutif. Il la précisa lors de sa fameuse conférence de presse du 31 janvier 1964 : « S’il doit être évidemment entendu que l’autorité indivisible de l’État est confiée toute entière au président par le peuple qui l’a élu, qu’il n’en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne soit conférée et maintenue par lui, enfin qu’il lui appartient d’ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dont il attribue la gestion à d’autres, tout commande, dans les temps ordinaires, de maintenir la distinction entre la fonction et le champ d’action du chef de l’État et ceux du Premier ministre. »

Dans cette conception césarienne du pouvoir, le Premier ministre n’était que le premier des ministres. Au cours du temps, c’est cette conception qui a été mise en pratique, d’abord par le Général lui-même et ensuite par ses successeurs, qu’ils soient de droite, de gauche ou du centre.  En 1962, il avait déclaré que « les partis ne représentent pas la nation ». La représentation parlementaire issue des élections législatives n’était légitime que si elle confirmait « la volonté du peuple », qui ne s’exprimait qu’à l’occasion d’une élection présidentielle ou d’un référendum-plébiscite.

La contradiction entre cette conception du rôle du président et le texte de la constitution n’eut pas de conséquences graves tout au long de cette période dans la mesure où les présidents ont presque toujours pu disposer d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Cependant, lorsque ce ne fut pas le cas, lors des trois cohabitations de 1986, 1993 et 1997, le fait que l’essentiel du pouvoir soit revenu au Premier ministre confirma que le régime était parlementaire même si les pouvoirs du président demeuraient très importants. Ces trois moments furent cependant considérés comme de simples exceptions à la règle car, après le départ du général de Gaulle, grâce à la nouvelle structuration des forces politiques autour d’une bipolarisation gauche/droite, les présidents continuèrent à bénéficier de majorités absolues à l’Assemblée, garantissant ainsi la pérennité du présidentialisme. Pourtant, au fil du temps, la popularité des présidents a décru de plus en plus rapidement et gravement.

L'élection présidentielle de 2002, avec la présence de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour, a mis en évidence la réalité d'une tripartition, désormais acquise, de la vie politique française. En 2007, 2012 et même 2017, les conséquences ont pu en être occultées par le maintien d'une majorité parlementaire, même si les Présidents et les gouvernements, ne reflétaient plus, au vrai, qu’une minorité de l'opinion. Mais après les élections de 2022, qui ne donnèrent pas de majorité au président, un dysfonctionnement, de plus en plus évident, s'installa. La dissolution irréfléchie de 2024 l'aggrava durablement, débouchant, ainsi, sur la crise ouverte que nous connaissons.

L’impasse du retour aux origines

Avec la fin de la bipolarisation, l’élection présidentielle de 2017 a ouvert une période nouvelle du point de vue du fonctionnement du système politique, dont la classe politique, dans son ensemble, s’est montrée incapable de prendre la mesure et, du coup, de s’y adapter.

Emmanuel Macron porte une part importante de cette responsabilité collective. Il avait bien perçu l’envie de « dégagisme » qui montait de la société française et diagnostiqué la crise de la bipolarisation gauche/droite et des partis politiques, mais la vision initiale des changements à opérer qui a nourri son projet politique s’est révélée cependant erronée. Son idée principale, largement développée dans son ouvrage Révolution, était que pour sortir de la crise il fallait opérer un retour aux sources de la Ve République. Il fallait rétablir la domination présidentielle et restaurer le pouvoir de l’État, comme l’avait fait le général de Gaulle en 1958. Il se voyait lui aussi un destin. Le 8 juillet 2015, alors qu’il était encore ministre de François Hollande, il avait déclaré : « La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi. On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. » Il assumait totalement la « verticalité du pouvoir » : « Par la Constitution de 1958, le président de la République n’est pas seulement un acteur de la vie politique, il en est la clé de voûte. »

Emmanuel Macron empruntait ainsi à la vision césarienne de l’unité nationale incarnée par un chef. Comme de Gaulle, il entendait arriver au pouvoir non pas en intégrant la classe politique, mais au contraire en la combattant. Dans son ouvrage Révolution, il ajoutait : « J’ai décidé de ne payer aucun tribut à un système politique qui ne m’a véritablement jamais reconnu pour l’un des siens. Si j’ai décidé de défier les règles de la vie politique, c’est que je ne les ai jamais acceptées […]. C’est bien mon ambition que de m’adresser directement à mes concitoyens. […] La classe politique et médiatique forme un peuple de somnambules qui ne veut pas voir venir ce qui monte. » Sa critique de la classe politique s’accompagnait logiquement d’une condamnation des partis. « Notre République, écrit-il, se trouve aujourd’hui prise dans les rets des jeux d’appareils. Nos partis sont morts de ne plus s’être confrontés au réel, mais ils voudraient s’emparer de la principale élection pour perdurer. » Cette vision ne l’a pas poussé à organiser lui-même un vrai parti politique, préférant créer un parti personnel, à l’image du RPF gaulliste. Il ne chercha pas non plus, ayant obtenu en 2017 une majorité absolue à l’Assemblée, à élargir sa majorité. En 2022, ayant perdu cette majorité, il persista à ne pas négocier avec d’autres formations politiques, ce qui le mena à la dissolution de 2024 et à la crise actuelle qui pourrait déboucher sur la fin du macronisme politique.

L’aveuglement de la classe politique

De leur côté, les anciens partis de gouvernement, le PS et LR, n’ont pas compris ou voulu comprendre les changements profonds que la fin de la bipolarisation et la crise du présidentialisme allaient provoquer dans le fonctionnement de notre système politique. Ils s’étaient habitués à un système où chacun dominait son camp et faisait élire alternativement un président. Or, non seulement la poussée régulière de la droite populiste et la réapparition d’une extrême-gauche antisocialiste menaçaient la survie de cette configuration avant même l’élection d’Emmanuel Macron, mais encore les élections législatives de 2024 ont fait apparaître une pentapartition du système partisan avec un pôle centriste dominant.

Ces élections ont ouvert une période marquée par l’instabilité gouvernementale. Le présidentialisme était en crise tandis que le Parlement retrouvait le pouvoir de former des coalitions gouvernementales. Pourtant, au lieu de s’adapter à cette parlementarisation du système politique et de profiter de l’opportunité nouvelle pour repenser leurs systèmes d’alliances en donnant la priorité à la formation de coalitions gouvernementales, le PS et LR ont continué à rêver au retour d’une bipolarisation, impossible puisque le PS ne pouvait gouverner avec l’extrême-gauche ou LR avec le Rassemblement national sans risquer leur marginalisation.

Les partis se montrant ainsi incapables de mettre en pratique l’esprit du parlementarisme, qui est l’acceptation de compromis, chacun entend imposer tout son programme à d’éventuels alliés. De même, les leaders de ces partis continuent à se fixer comme objectif leur candidature à l’élection présidentielle, alors que désormais le Premier ministre aura l’essentiel du pouvoir. Ce n’est donc pas de partis personnels que nous avons besoin, mais de partis parlementaires capables de négocier entre eux. Il aurait donc fallu repenser le rôle du président de la République et réanimer le parlementarisme rationnalisé que Michel Debré et Guy Mollet pensaient avoir gravé dans le marbre de la Constitution de 1958 et dont l’article 49 alinéa 3 devait permettre d’éviter les désastres des régimes d’Assemblée qu’étaient les deux républiques précédentes.

Cette incapacité à penser le nouveau système politique est confirmée par le faible intérêt porté au mode de scrutin législatif qui est pourtant un élément essentiel de son fonctionnement. Le paradoxe est que le Parti socialiste comme la Droite Républicaine n’ont pas compris qu'un mode de scrutin proportionnel (selon des modalités à définir) leur donnerait l'autonomie nécessaire, à la fois, pour se présenter devant les électeurs, avec leurs identités et leurs programmes propres, et pour gouverner, avec des contrats de coalitions, sans être contraints, en permanence, par la critique des partis dont ils pensent dépendre pour l'élection de leurs parlementaires. Dans le même aveuglement, ils se sont montrés incapables de définir ce qu’est le fameux « Front républicain », non pas du point de vue de la formation d’alliances électorales, mais de coalitions gouvernementales.

Notre classe politique traverse aujourd’hui une profonde crise morale qui se traduit par une perte du sens des responsabilités et de l’idée du bien commun. Ses membres devraient relire nos grands classiques et se rappeler qu’aucun système politique ne peut fonctionner d’une manière satisfaisante si eux-mêmes ne sont pas vertueux.