Le PS, parti de gouvernement? edit

15 septembre 2025

Tout en votant la défiance au gouvernement Bayrou, le Parti socialiste a revendiqué par la voix du président de son groupe parlementaire, Boris Vallaud, son identité de parti de gouvernement et s’est dit prêt à gouverner. « À ceux qui nous font reproche de vouloir exercer le pouvoir, qui pensent que « gouverner, c’est trahir, a-t-il déclaré, je réponds : exercer les responsabilités, c’est être fidèle au contrat qui nous lie aux électeurs qui espèrent de la gauche un changement dans leur vie : oui, c’est désormais à la gauche arrivée en tête de gouverner, à celles et ceux qui veulent assumer leurs responsabilités de prendre l’initiative. C’est là un acte de confiance dans la démocratie parlementaire, dans les forces républicaines qui peuplent notre assemblée et peuvent se retrouver dès demain. » Et, s’adressant au gouvernement : « Vous êtes la droite, nous sommes la gauche. »

L'imagination au pouvoir

Le Parti socialiste entend ainsi revendiquer sa nature de parti de gouvernement. Cependant, l’analyse du système politique actuel et la stratégie d’alliance du PS sur lesquelles se fonde cette revendication nous paraissent en limiter singulièrement la portée. Pour les socialistes, le système partisan reste structuré par le clivage gauche/droite (« Vous êtes la droite, nous sommes la gauche, ») et, dans ce système bipolarisé, la gauche est majoritaire car elle est « arrivée en tête » aux dernières élections législatives. Or ces deux postulats sont faux.

Tout d’abord, le système partisan est aujourd’hui au moins pentapartite et non pas bipartite. Aucun parti n’est allié a priori à un autre et nul ne sait ce que seront les alliances partisanes lors des prochaines élections législatives.

Ensuite, qu’est cette gauche de gouvernement ? On sait que LFI n'entend pas gouverner avec le PS, considérant ce parti comme un adversaire (l’un de ses députés n’a-t-il pas déclaré qu’il « a pavé de roses le chemin de Lecornu vers Matignon » et a « brisé le bloc de gauche à l’Assemblée nationale »). Olivier Faure, le Premier secrétaire du Parti socialiste, a refusé récemment se rendre à une réunion d’un Nouveau Front Populaire agonisant ? Boris Vallaud lui-même, quand il évoque les éventuels partenaires du PS dans un futur gouvernement cite les écologistes, le Parti communiste et … « la gauche » sans nommer LFI. Cette gauche de gouvernement représente donc au mieux aujourd’hui 121 députés. Et on sait par ailleurs que de graves désaccords opposent le PS aux verts et aux communistes, notamment sur la politique extérieure, aujourd’hui d’une importance décisive.

Le PS ne peut donc ignorer que « la gauche » n’est nullement en mesure aujourd’hui de prétendre au gouvernement du pays. Or sa lecture bipolaire du système lui interdit d’envisager une alliance de gouvernement avec le centre ex-macroniste puisque pour lui le centre et la droite sont une seule et même chose, voire ne sont pas très éloignés du Rassemblement national. La nomination de Sébastien Lecornu comme nouveau Premier ministre par le président de la République a provoqué chez Boris Vallaud la réaction suivante : « Macron agit comme un forcené ». Il « s’obstine » dans une voie qui a mené au « désordre », à « l’échec » et à « l’instabilité ».

Dans ces conditions, que signifie cet « acte de confiance dans la démocratie parlementaire, dans les forces républicaines qui peuplent notre assemblée et peuvent se retrouver dès demain ? » Quelles sont ces forces républicaines ? Que signifie cet acte de confiance dans la démocratie parlementaire si l’on exclut a priori un accord de gouvernement avec des partis qui, tout bien considéré, n’ont pas dirigé le pays d’une manière fondamentalement différente de celle de leur prédécesseur socialiste ? Est-ce là la culture parlementaire ? Nous voyons donc que cette volonté proclamée de gouverner, exprimée surtout pour se différencier de LFI, ne peut déboucher sur un exercice du pouvoir.

On pourrait s’étonner que le PS, qui réclame depuis longtemps l’avènement d’une sixième République parlementaire, ne semble pas d’être avisé que le fonctionnement de notre système politique s’était profondément modifié depuis les élections législatives de 2022, et, plus encore depuis celles de 2024, et que l’Assemblée nationale a retrouvé alors une part importante du pouvoir qu’elle avait perdu, sinon avec la constitution de 1958, qui était en réalité parlementaire, du moins avec la pratique politique du général de Gaulle. Dans la situation présente c’est à partir de négociations entre les groupes parlementaires que se constitue le gouvernement. Pourquoi le PS n’a-t-il pas profité de cette rupture avec le fonctionnement antérieur des institutions pour se réinsérer dans le jeu parlementaire, le revivifier, et participer à la formation d’une coalition gouvernementale ?

Il est permis d’avancer une explication : dans ces républiques parlementaires qu’ont été la Troisième et la Quatrième Républiques, le comportement de la SFIO n’a pas été fondamentalement différent de ce qu’est aujourd’hui celui du PS. C’est donc, pensons-nous, dans l’examen des particularités de la culture parlementaire de la SFIO elle-même qu’il nous faut rechercher les véritables raisons de l’attitude actuelle du Parti socialiste. La coupure d’Épinay, loin d’avoir totalement transformé le Parti socialiste, n’a pas fait disparaître, bien au contraire, l’héritage idéologique de la SFIO qui continue de peser lourdement sur lui. Avec le recul, la période du parti d’Épinay (1971-2012) nous paraît même avoir constitué une parenthèse dans l’histoire du socialisme français, parenthèse qui a vu le PS se muer en un parti de gouvernement et qui s’est refermée avec l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en 2017. C’est donc sur la singularité de cette culture parlementaire de la SFIO qu’il convient de se focaliser[1].

La SFIO et le régime parlementaire : un rapport malheureux au pouvoir

Pour réaliser son but principal, l’unité des socialistes qui en 1905 étaient très divisés, Jean Jaurès abandonna une large part de ses critiques antérieures de l’orthodoxie marxiste qui devint ainsi celle du nouveau parti. Il rejeta la révision doctrinale d’Édouard Bernstein selon laquelle la démocratie devait l’emporter sur la Révolution. Il refusa toute perspective de participation gouvernementale et quitta la délégation des gauches à l’Assemblée nationale au sein de laquelle les socialistes coopéraient avec les radicaux et où lui-même jouait un rôle de premier plan. Surtout, il accepta les termes de la déclaration de principes du nouveau parti qui, à la différence du programme du SPD, exprimait la forte suspicion des guesdistes à l’égard du parlementarisme et leur rejet du « simple » réformisme. « La SFIO, affirmait-elle, parti de lutte, reste toujours un parti d’opposition fondamentale et irréductible à l’ensemble de la classe bourgeoise et à l’État qui en est l’instrument. […] Par son but, par son idéal, par les moyens qu’il emploie, le parti socialiste, tout en poursuivant la réalisation des réformes immédiates revendiquées par la classe ouvrière, n’est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte de classe et de révolution. » Les parlementaires devaient être surveillés et contrôlés. Un mandat impératif leur était imposé.

La plupart des socialistes indépendants, majoritaires dans les représentations socialistes à l’Assemblée nationale et dont Jaurès faisait partie jusque-là, refusèrent d’adhérer au nouveau parti. L’unité socialiste a donc été incomplète. Guesde avait déclaré lors du congrès fondateur : « Camarades, le jour où le Parti socialiste, le jour où le prolétariat organisé comprendrait et pratiquerait la lutte des classes sous la forme du partage avec la classe capitaliste, ce jour-là, il n’y aurait plus de socialisme. » À la différence du parti social-démocrate allemand, il n’y eut jamais de courant réformiste organisé au sein du parti français. Jaurès pensait qu’en défendant l’idée que ce parti était à la fois réformiste et révolutionnaire il éviterait les conflits internes. C’est pourtant cette ambiguïté qui jusqu’en 1971 allait empêcher le parti socialiste d’être un parti de gouvernement au plein sens du terme. Malgré l’insistance de son ami Albert Thomas, Jaurès refusa jusqu’au bout d’envisager une participation à une coalition gouvernementale avec le parti radical avec lequel il nouait cependant des alliances électorales.

La révolution de 1917 réveilla l’enthousiasme révolutionnaire du parti français. Au congrès de Tours en 1920, les deux tiers de ses délégués votèrent pour sa transformation en Parti communiste ainsi que son adhésion à l’Internationale léniniste. Léon Blum, qui ambitionnait de prendre la suite de son ami Jaurès, était hostile à la bolchévisation du parti. Il choisit de demeurer dans une SFIO maintenue qu’il dirigea avec le guesdiste Paul Faure jusqu’à la fin des années 1930. Malgré l’objectif des communistes, qui était de liquider la SFIO, Blum rêva longtemps de pouvoir réunifier les deux courants marxistes et d’effacer la rupture survenue au congrès de Tours. Au premier Conseil de la SFIO maintenue, le13 février 1921, une résolution affirmait : « Ni le bloc des gauches ni le ministérialisme ne trouveront dans nos rangs la moindre chance de succès. Le parti socialiste SFIO demeurera un parti de lutte de classes et d’opposition. »

Fidèle au pacte fondateur de la SFIO, la direction du parti refusa toute participation à une coalition gouvernementale avec les radicaux lorsque la gauche l’emporta en 1924 puis en 1932. En novembre 1927 Blum écrivait : « Nous ne confondons pas le parlementarisme avec la démocratie politique » ; et, en décembre 1929 : « le parti précise de la façon la plus formelle quand il autorise les cartels électoraux et le soutien [sans participation] qu’il n’entend en aucune façon créer par-là fut-ce un préjugé en faveur de la participation ministérielle ». Alors qu’une majorité du groupe parlementaire, hostile au parti communiste, souhaitait participer à un gouvernement de coalition, Blum s’y opposa farouchement au congrès de juillet 1933, déclarant : « Ce qui est vrai, ce que j’ai dit vingt fois, ce que je répèterai autant qu’on voudra, c’est que le salut du cabinet Daladier n’a pas été pour moi une préoccupation unique, ni même la préoccupation dominante. J’ai redouté par-dessous tout un conflit de la majorité du groupe avec le parti. J’ai désiré par-dessus tout une convergence constante d’action avec le groupe et les organisations de la classe ouvrière ». Les opposants furent exclus du parti.

Lorsque Staline changea de stratégie après l’arrivée d’Hitler au pouvoir et se prononça pour l’unité d’action à gauche, le Parti socialiste français, par une lettre du 25 novembre 1935, répondit immédiatement : « Le Parti socialiste ne s’est jamais résigné à la division prolétarienne ». Arrivée en tête de la gauche aux élections du printemps 1936, la SFIO fut cependant amenée à diriger le gouvernement de Front populaire. Blum accepta sans enthousiasme d’occuper le poste de chef du gouvernement, craignant que l’exercice du pouvoir n'entrainât de grandes désillusions dans la classe ouvrière. La participation promise du PCF légitimait cependant à ses yeux l’exercice du pouvoir ; promesse non tenue car Maurice Thorez, le dirigeant du Parti communiste, préféra finalement se réserver le « ministère des masses ». Au bout d’une année, le ministère Blum fut renversé par le Sénat sur des questions financières. En juin 1937, alors que les difficultés du gouvernement s’accroissaient, Blum pouvait déclarer : « Si nous échouions on serait alors obligés de nous demander s’il n’y a pas un vice plus profond, un vice congénital, si ce que nous continuons de croire possible ne l’est pas, s’il n’est vraiment pas possible à l’intérieur du cadre légal, à l’aide des institutions démocratiques, par une coalition de partis, sans excéder un programme commun qui respecte les principes de la société actuelle, de procurer aux masses populaires de ce pays les réformes de progrès, de justice qu’elle attendent ». En 1942, il écrivait : « j’ai joué un rôle un peu singulier, un peu original dans la vie publique, en ce sens que je n’ai jamais recherché le pouvoir, que j’ai même mis à m’en écarter autant d’application et de soin que d’autres pouvaient mettre à s’en rapprocher et que j’en ai détourné mon parti aussi longtemps que cela m’a paru nécessaire ». Le Front populaire se traîna jusqu’en 1938 avec la participation de la SFIO à des gouvernements radicaux. En 1939, le pacte germano-soviétique brisait l’unité de la gauche.

Le rendez-vous manqué de la IVe République

À la libération, la SFIO refondée souhaitait désormais devenir un parti de gouvernement. Le parti renaissant avait participé au gouvernement provisoire du général de Gaulle. Le référendum de 1946 avait fondé la Quatrième république et les socialistes se sentaient liés à ce nouveau régime. Le premier gouvernement formé en janvier 1947 était dirigé par le socialiste Paul Ramadier et le premier président de la République fut le socialiste Vincent Auriol. Le nouveau gouvernement tripartite comprenait avec la SFIO le MRP démocrate-chrétien mais aussi le Parti communiste, ce qui légitimait cette alliance aux yeux des socialistes. La SFIO paraissait devenir un parti parlementaire au sens plein du terme. Mais, au mois de mai, alors que la guerre froide était sur le point d’éclater, les députés communistes votèrent contre le gouvernement auquel ils participaient. Alors que les parlementaire socialistes, le président de la République, le chef du gouvernement et Blum lui-même étaient favorables à l’éviction des communistes et le maintien en place du gouvernement, le nouveau secrétaire général du Parti socialiste, Guy Mollet, qui avait gagné le congrès de l’année précédente sur une ligne très à gauche, engagea la bataille contre eux, exigeant que le départ des communistes entraîne la démission du gouvernement lui-même. Il n’était pas question pour lui de gouverner sans les communistes. La lutte obstinée qu’il livra au chef du gouvernement pendant l’année 1947 se termina finalement par sa victoire. Ramadier démissionna.

Au moyen d’un replâtrage, les socialistes participèrent pendant quatre années à un gouvernement de « Troisième force » avec le centre et une partie de la droite. Le parti vécut très mal cette période et, en 1951, la SFIO quitta le gouvernement. Elle ne revint brièvement au pouvoir qu’après les élections de 1956 où le Front républicain gagna les élections. Comme en 1936, la SFIO arrivée en tête de la gauche revendiqua la direction du gouvernement, ce qu’elle ne souhaitait pas vraiment. Le soutien sans participation du PCF au gouvernement légitimait à ses yeux le nouveau gouvernement de coalition. Le gouvernement Mollet fut renversé l’année suivante.

Lorsque le général de Gaulle revint au pouvoir en 1958 avec le soutien de Mollet mais seulement d’une minorité des parlementaires socialistes, le Parti socialiste était très affaibli. Il gardait le souvenir amer de ses participations au pouvoir. En 1969, il tenta d’opérer son rajeunissement en se transformant en Nouveau Parti Socialiste. Mais la même année, à l’élection présidentielle, le candidat socialiste obtint 5%. Au congrès refondateur du NPS de juillet le nouveau parti reprenait à l’identique la ligne politique établie lors de sa création : « La participation du Parti socialiste au pouvoir ne se conçoit que dans la mesure où elle permet de faire avancer le pays vers le socialisme, ce qui interdit toute alliance avec les forces représentatives du capitalisme, y compris par la recherche de combinaisons centristes. Le parti ne considère pas que l’accession aux responsabilités gouvernementales soit le préalable absolu à la réalisation de ses objectifs. Il sait qu’un parti socialiste peut exercer une grande influence en restant dans l’opposition, alors qu’une participation gouvernementale fondée sur des compromis sans principes n’engendre que l’échec, le découragement et l’illusion ».

La SFIO allait disparaître du paysage politique. Son long remords du pouvoir ne lui avait pas permis de devenir un véritable parti de gouvernement. Son refus de réaliser une révision doctrinale, à la différence du SPD allemand qui l’avait réalisée en 1959 à son congrès de Bad-Godesberg, l’en avait empêchée. Depuis sa fondation elle n’avait dirigé le gouvernement que pendant trois années.

Deux ans plus tard, au congrès d’Épinay, Guy Mollet, battu par François Mitterrand, aura le mot de la fin : « La vérité, c’est qu’il n’y a plus de solution dans le cadre du capitalisme. » Le Parti socialiste avait abandonné la partie. N’est-il pas en train de l’abandonner à nouveau aujourd’hui, et pour les mêmes raisons ?

 

[1] On pourra se reporter à l’ouvrage écrit en commun avec Alain Bergounioux : Les Socialistes français et le pouvoir, et à mes articles dans la revue Commentaire, n°183 à 186.